Mes cahiers rouges au temps de la Commune
APRÈS
LE CITOYEN PRIVÉ
Juillet 1898. Rue de Rennes. Adossée à la muraille, au numéro 76, une baraque en planches. Une sorte de hangar qui donne asile à une modeste boutique d’antiquités. Derrière les vitres, des étoffes anciennes, des tableaux, des bibelots. Dans un coin du magasin, une ouvrière, le visage penché sur une bande de tapisserie qu’elle raccommode. Assis dans un large fauteuil, ancien comme tout ce qui est là, un homme au visage énergique, à la barbe en pointe grisonnante. Il lit un journal.
Le citoyen Privé.
Privé a dépassé la soixantaine. Dans sa haute taille et ses larges épaules, avec sa crinière grise, ses sourcils broussailleux sur des yeux bleus, son nez fortement accusé, le regard franc toujours en avant, le vieil insurgé a fort grand air.
—Mon père est mort à quatre-vingt-dix ans, me disait-il un jour. J’ai encore le temps de voir la prochaine.
La prochaine, c’est Elle... C’est la Commune!
Revoir flotter le drapeau rouge! Entendre encore une fois tonner, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, les acclamations d’autrefois! Rêve éternel du communard qu’est resté Privé!
Je donne un petit coup au carreau de la porte. Privé lève le nez.
—Entre, me crie-t-il sans bouger.
Et continuant:
—Les clients ne se sont guère montrés aujourd’hui. Je t’avertis que je suis maussade... C’est demain le terme... Tu sais, le Terme... Proudhon a fait un chouette article sur ce foutu Terme...
Nous bavardons. Il n’y a qu’une quinzaine que nous nous sommes rencontrés, au Père-Lachaise, où nous accompagnions un camarade mort.[272]
—Au fait, dis-je, tu ne nous as pas conté l’autre jour comment tu avais pu t’échapper, la nuit du samedi au dimanche... quand les troupes eurent complètement envahi le cimetière...
—A mesure que les soldats entraient—commença Privé—nous reculions vers le boulevard, là où est située la Conservation... J’avais avec moi un gamin de quinze à seize ans, qui, depuis la veille, me suivait partout... Tout le jour, la soirée plutôt, il avait rechargé mes fusils... J’en avais deux... Nous attendions, appuyés au mur d’enceinte, silencieux, guettant les moindres bruits... Les soldats ne bougeaient pas... Il était peut-être deux ou trois heures après minuit, quand je me décidai à quitter le cimetière... Tout était définitivement perdu. Il n’y avait plus qu’à fuir.
—Allons, filons, dis-je au gosse. Séparons-nous. Chacun pour son compte... C’est plus sûr...
Le gamin me quitta. Où alla-t-il? Je n’en sais rien. Je n’ai jamais plus entendu parler de lui.
Je cachai mes deux chassepots dans les broussailles. Pourquoi? Je me le demande encore... Puisque je fuyais... Et je grimpai à la muraille, m’aidant aux poutres qui y étaient adossées.
Dès que je fus sur le faîte, je reconnus—je l’avais oublié—que la rue était à trois ou quatre mètres en contrebas... Après m’être assuré que tout était désert, que pas un être humain ne pouvait me voir, j’enjambai la crête du mur et je me suspendis par les mains dans le vide... Je lâchai... et je me trouvai, sans une égratignure, solide sur pattes, droit sur le pavé...
Maintenant il fallait se garer.
Mes mains étaient noires de poudre. Je sentais mon épaule tout endolorie. Et, tu sais, l’épaule...
—Eh bien?
—L’épaule!... Les mains, ça n’est rien. Un coup de torchon suffit. Mais, l’épaule, ça se congestionne par le frottement du fusil. Ça se rougit... Un officier malin ne s’y trompe pas... L’épaule, on ne peut pas se figurer ce que ça fait fusiller son monde... Dès que vous pouvez aviser un coin, vite la veste à bas, et la chemise, et si vous pouvez avoir un brin d’eau de cologne ou de vinaigre, frottez dur. Ça fait passer la rougeur...
—Te voilà donc au bas du mur du Père-Lachaise?
—Tu connais le restaurant qui fait le coin du boulevard et de la rue du Repos, où nous nous réunissons, à chaque anniversaire, pour aller porter au Mur les couronnes... C’est là que je suis entré.
J’étais en civil... Ah! un drôle de costume de civil... Si quelque soldat m’avait vu à ce moment, je crois bien qu’il n’aurait pas hésité un instant à me coller au mur... Mon chapeau mou, bossué, boueux... Et mes souliers! Des souliers du Juif-Errant qui aurait marché un siècle dans la fange...
Je jetai un regard sur mon veston... De l’huile que m’avait laissée le voisinage des roues de canons. De la boue jaunâtre. De larges plaques blanches qui étaient les frottements contre les tombes, de l’herbe mouillée... Et, à ma ceinture, mon revolver...
Ah! de celui-là, je me dis que je ne me séparerais pas, dût-il me faire fusiller...
La salle du restaurant était vide. Tout le monde devait être caché dans les caves ou ailleurs... Je poussai une porte et je me trouvai dans la cuisine.
Une forte fille aux manches retroussées astiquait tranquillement une casserole...
—Oh là! ma fille, il faut me donner de quoi laver ces mains sales.
La fille me regarde.
Rapidement elle tourne le robinet et remplit une cuvette d’eau.
Je me lave les pattes.
Brusquement, je songe à l’épaule... Mon habit est vite à bas, et mon bras sorti de la chemise... La servante regarde.
—Je vais vous chercher des serviettes, dit-elle, en se dirigeant vers la porte.
—Ne bouge pas d’ici, repris-je en faisant mes gros yeux. Je m’arrangerai avec ce que j’ai là.
Et, ce disant, je pose près de moi mon revolver.
—Maintenant, aux souliers! Donne-moi des brosses.
Il n’y avait pas de cirage. La fille me passa une brosse à émeri qui servait à polir le poêle de fonte.
Quand je sortis, je n’avais plus l’air d’un insurgé, avec mon chapeau bien brossé, mes mains propres et mes souliers brillants... à la mine de plomb.
Ah! il n’aurait pas fallu entr’ouvrir mon veston, sous lequel j’avais, le canon dans la ceinture de mon pantalon, fiché mon revolver...
—Et tu es redescendu dans Paris?
—Oui, par la rue de la Roquette... Je me suis rappelé qu’un maçon de ma loge avait sa boutique tout près.
—Tu t’es réfugié chez lui?
—Oh là! là! Ce qu’il m’a reçu... Il se mit à me faire une longue théorie sur les dangers que nous avions fait courir à la République... Louis Blanc lui-même n’avait-il pas flétri la Commune!
—Mon vieux! lui dis-je, au revoir.
Je filai sans regarder derrière moi...
Heureusement d’autres maçons furent plus dévoués, et j’en connais qui risquèrent la fusillade pour sauver des frères qu’ils voyaient pour la première fois...
Privé s’était tu...
Chaque fois que je passais rue de Rennes, je ne manquais jamais de frapper aux carreaux du vieil ami.
Un jour, en janvier 1901—il y avait quelques mois que nous ne nous étions rencontrés—je vis son grand fauteuil vide. J’entrai. L’ouvrière avait les yeux rouges...
—Qu’y a-t-il? demandai-je.
—Il y a... que Monsieur Privé est bien malade... Il est à la Charité.
J’y courus... Je trouvai Privé mourant.
Deux jours après, nous le conduisions au cimetière d’Issy, où il avait voulu reposer.
—C’est plein de fleurs par là, nous disait-il un jour qu’il nous faisait ses confidences... J’y serai très bien... Et puis, c’est tout près d’où nous nous sommes tant battus jadis... Il me semble que j’entendrai encore le canon de la Commune.