Mes cahiers rouges au temps de la Commune
CEUX DE L’EXIL
MON AMI LE COLONEL
Genève
Juillet 1871.—Le matin. Je suis à Genève de la veille. Quelle bonne nuit—la première tranquille depuis les horreurs de la défaite—dans le petit hôtel, voisin de la gare, où je suis descendu! Plus de perquisitions. Plus d’arrestations. Plus de frayeurs qui tiennent l’œil ouvert et l’oreille aux aguets. Je suis libre. Libre. Je descends d’un pas léger la rue du Mont-Blanc. Le colosse de glace scintille là-bas, loin, loin—en France. Il ne me prend nulle envie d’aller l’admirer de près. J’ai trop peur encore des gendarmes.
Quelqu’un me tombe sur les épaules, m’étrangle de ses deux bras, m’embrasse à pleines joues.
—On m’a dit hier soir que tu étais ici...
C’est Brunereau.[253]
Brunereau, le commandant du 228e bataillon. Le «terrible fourreur de la rue des Martyrs», comme l’appellent les journaux versaillais. Brunereau s’est battu comme un lion. Il est à Genève depuis une quinzaine déjà.
Brunereau est mêlé, depuis les dernières années de l’Empire, au mouvement politique. Il est grand ami de Félix Pyat, et de Gambon.[254] Beau-père de Gromier, secrétaire de Pyat, qui a lu au banquet du 21 janvier 1870, à Saint-Mandé, le toast fameux «à la petite balle». Il me raconte qu’on l’accuse, dans son quartier, d’où il reçoit des nouvelles, de tous les méfaits. Sa boutique de marchand de fourrures de la rue des Martyrs étant toute proche de Notre-Dame de Lorette, on veut absolument qu’il ait tenté de mettre le feu à l’église. C’est lui qui a fondé le club qui s’est tenu le soir dans le sanctuaire! C’est lui qui a tout fait! Et c’est pour cela qu’il est le terrible fourreur.
Brunereau, en me racontant cela, rit de son bon rire.
Je le regarde pendant qu’il parle. La défaite n’a pas entamé son corps trapu et solide. Sur ses larges épaules, une tête puissante, un visage volontaire, au front têtu, où brillent deux yeux noirs. La barbe et la moustache grisonnantes.
Brunereau me nomme ceux qui sont là.
—Arnould est ici. Martelet.[255] Claris. Alavoine. Legrandais.[256] Cœurderoy. Chardon...
—Chardon est arrivé?
Et tout de suite, je revois, devant moi, l’ami Chardon, dans son brillant uniforme de colonel commandant l’ex-préfecture de police. Chardon a très grand air sous l’uniforme. Grand, droit, la carrure imposante, la moustache blonde barrant la face pleine et rougeaude, les yeux bleus à fleur de tête, il porte à merveille—il a été soldat—la tunique à revers rouges et à boutons dorés. A cheval, il est magnifique, quand, l’écharpe rouge de membre de la Commune en sautoir, les glands d’or battant sur la garde du sabre, les bottes à l’écuyère étincelant au soleil, le képi aux cinq galons d’or sur l’oreille, il passe sur le boulevard Saint-Michel, suivi, à distance, de son ordonnance. Parfois, s’il aperçoit quelqu’un de nous à la terrasse d’un café, au Cluny, au Soufflet, au d’Harcourt, il arrête sa monture, descend, jette les rênes à l’ordonnance, qui, respectueusement, attend le citoyen colonel.
Un soir, comme le canon tonnait furieusement du côté d’Issy, j’ai rencontré Chardon, avec deux officiers de son état-major, filant au grand galop de leurs chevaux, brûlant le pavé.
—Où vas-tu? lui ai-je crié.
—A Issy. Ça chauffe, me jette à la volée un des cavaliers.
Nous étions alors aux premiers jours de Mai.
Je n’ai plus revu Chardon depuis. Souvent, après la défaite, songeant à ceux dont on n’avait plus de nouvelles, j’ai pensé au brillant colonel... Vivant?... Mort?
Il vit.
—Alors, il est ici?
—Oui. Il n’y a guère plus d’une huitaine qu’il nous est tombé un soir au café du Nord, sans crier gare, encore tout frotté de poussière de charbon...
Et, comme j’interrogeais du regard:
—Ah! c’est vrai. Tu ne sais pas. Eh bien, pour passer la frontière, Chardon s’est entendu avec d’anciens camarades des ateliers du chemin de fer d’Orléans, où il a été ouvrier chaudronnier. Avec la complicité du mécanicien et du chauffeur du train de Genève, les braves gens l’ont enfermé—oui, enfermé—dans le charbon du tender. Ils avaient aménagé, dans le tas de houille, une cachette, une vraie cellule, où le fugitif s’est enterré jusqu’à Bellegarde. A Bellegarde, arrêt du train, visite des passeports. Mon Chardon est bien tranquille. Le train remis en marche, les amis l’ont délivré... Il était si joyeux de mettre le pied sur le pavé de Genève, qu’il n’a même pas pris la peine de se foutre un coup de brosse. On aurait dit un mineur sortant de son puits.
—Mince! m’exclamai-je en riant.
—Nous allons le voir?
—Tout de suite.
—A deux pas. C’est là. Rue du Cendrier.
Nous nous sommes arrêtés en face d’un atelier de chaudronnerie. Derrière les vitres, cinq ou six hommes debout devant les établis. L’un d’eux tourne le dos à la rue, en bourgeron et culotte bleus.
Brunereau frappe à la vitre.
L’homme au bourgeron se retourne.
Chardon. C’est lui. Le membre de la Commune, élu par le treizième arrondissement, le colonel doré, botté et éperonné, aujourd’hui retourné à ses cuivres, à ses robinets, à ses marmites, dont l’atelier est plein, reluisants ou vert-de-grisés.
Dès qu’il m’a vu, Chardon s’est précipité.
—C’est toi, petit... Nom de Dieu... Ce que je suis content.
L’heure de fermeture de l’atelier est proche, Chardon serre la main de son patron et celles de ses camarades. Nous partons tous trois.
—Je vais faire un brin de toilette. Je demeure là, tout près, rue Guillaume-Tell. Dame! Ce n’est pas tout à fait le chouette appartement de la Préfecture... Un cabinet de douze francs par mois... Dans une demi-heure, au Nord.
La demi-heure écoulée, Chardon, ponctuel, la moustache relevée, l’œil bleu rieur, veston de velours noir et canne à la main, nous rejoignait. Un officier de cavalerie en civil. L’uniforme, hélas, est loin...
Nous allons dîner tous trois, dans un restaurant, aujourd’hui disparu peut-être, chez Juge, dont les fenêtres donnent sur le Rhône.
Toute la soirée, on s’en doute, nous parlons des jours disparus, des amis dont on n’a pas de nouvelles, de Rigault, que quelques-uns s’acharnent à vouloir vivant, de ceux dont la mort est certaine, et que nous ne reverrons jamais plus.
—Il se fait tard—il est dix heures—nous dit brusquement l’ami. Vous savez, moi, il faut que je sois à l’atelier à six heures.
Durant tout son séjour à Genève, Chardon ne quitta pas son établi de la rue du Cendrier. Il n’y avait guère de jour, où, passant par là, je n’aille faire avec lui deux doigts de causette.
Je revois encore, dans mon souvenir, encadrée dans la devanture du magasin de chaudronnerie, la haute stature de Chardon, sa chemise largement ouverte découvrant le poitrail perlé de gouttes de sueur tachées de vert—le vert-de-gris du cuivre, sur lequel il battait sans relâche.
A quoi songeait, pendant ces longues heures, l’ancien membre de la Commune?
Je le lui demandai un jour.
—Ça ne t’a rien fait de te remettre, tout de suite, comme ça, au travail?
—Moi? Ça ne pouvait tout de même pas durer toujours, d’être colonel... Je n’y pense plus du tout.
Si. Il y pensait. Chaque soir, son travail fini, il revenait à nous, et c’étaient d’interminables causeries sur ces journées dont le souvenir ne pouvait s’arracher de notre mémoire.
Ouvrier d’élite, Chardon ne tarda pas à se faire remarquer. Une puissante société de construction genevoise l’envoya en Égypte, puis à la Havane et à Haïti, installer des machines à glace du système Raoul Pictet. Il resta à Port-au-Prince, où il ouvrit un restaurant et fit une petite fortune.
Un soir de 1900, on vint me prévenir au Radical que quelqu’un me demandait.
C’était Chardon, que m’amenait Alavoine.
Chardon, toujours un colosse. Mais un colosse dont la panse s’est développée. Tout son être respire l’aisance. A sa boutonnière, un ruban tricolore.
—Qu’est-ce que c’est que ça? Te voilà décoré, maintenant! Si la Commune revenait, ça ferait bien sur ton uniforme...
—Mon vieux, me dit Chardon, quand nous fûmes dehors, ça, je l’ai gagné aussi sur un champ de bataille. Au cours d’une épidémie là-bas. Il paraît que je me suis distingué. On m’avait parlé du ruban rouge. J’ai mieux aimé prendre ce petit bout de ruban tricolore, qui est modeste, mais qui récompense, comme l’autre, les actions d’éclat.
—Tricolore! T’as pas honte...
Chardon s’était retiré dans son pays natal, à Vierzon. Il y mourut, estimé et aimé de tous. Il avait une sœur religieuse. On m’a dit—mais je ne saurais l’affirmer—que, n’ayant laissé aucune instruction à ses proches, l’ancien membre de la Commune, l’ancien colonel commandant la Préfecture de police, l’ami de Raoul Rigault, de Ferré et de Duval, fut enterré à l’église.