Mes cahiers rouges au temps de la Commune
MATIN DE BATAILLE
sous l’Odéon
Mercredi 24 mai.—Dix heures. On se bat à la Croix-Rouge et rue Vavin. Le Luxembourg va être pris. Je descends, par la rue de Médicis, vers l’Odéon. Je m’arrête quelques instants sous la galerie où s’ouvre l’entrée des artistes. Là, de temps immémorial, qu’il fasse beau ou que la bise souffle, des habitués, professeurs, étudiants, simples voisins, toujours les mêmes, viennent à heure fixe, lire leurs journaux.
Des chaises de paille leur sont réservées. Ils paraissent, l’un après l’autre, choisissent une chaise, l’appuient contre un pilier. Ils vont prendre, à l’étalage du libraire, un journal, s’assoient, lisent. La lecture terminée, ils replient avec soin le journal, en ouvrent un autre.
Plusieurs restent, ainsi, une demi-heure, plus encore, et ne s’en vont que lorsque toutes les feuilles du matin, ou du soir—car ils reviennent vers cinq heures—leur ont passé sous les yeux.
Le coût de la séance est minime. Deux sous, qu’ils vont déposer, sans mot dire, avant d’abandonner la galerie, sur la table de la marchande, la femme du libraire.
Je jette un regard rapide sur la ligne des chaises.
Elles sont vides.
Une seule occupée. Le liseur m’est bien connu. Je me suis approché. Il interrompt sa lecture.
—Eh bien!... Je vous l’avais bien dit... C’est la fin...
Et son regard est plein de commisération. Il me dit, ce regard, que je suis foutu, que l’heure n’est plus à l’enthousiasme et à la folie. Et que la seule chose qu’il me reste à faire, c’est de chercher un coin où ne m’atteignent point les représailles, toutes proches.
La fusillade crépite à quelques centaines de pas. Ma foi, j’ai le cœur serré. Je ne songe certes pas à fuir. Mais, tout de même, j’ai un rude poids sur la poitrine...
Je ne réponds rien. Le liseur me tend la main, se rassied, reprend son journal. Moi, je file vers la rue Racine, qui me mènera au boulevard Saint-Michel, où s’élèvent, depuis la veille, les barricades.
Un coup d’œil au liseur, dont je vois une dernière fois, penchée sur son journal, la barbe rousse.
L’habitué de l’Odéon, c’est mon ancien professeur au lycée de Nantes, qui occupe la chaire d’histoire—je crois ne pas me tromper—à Louis-le-Grand. M. Lehugeur.
un pavé, citoyen
Onze heures. Je suis allé voir mon vieil ami Paget-Lupicin à l’Hôtel-Dieu. Me voici, au retour, place Saint-Michel.
—Allons, citoyen, votre pavé...
C’est une belle fille brune, en caraco noir et jupe rose d’indienne, qui m’interpelle.
En grande hâte, on achève la barricade qui défend l’entrée du quai et le Pont au Change.
Je prends mon pavé. Je le dépose sur le tas.
—Merci, citoyen.
Et, de nouveau:
—Allons, citoyen, un pavé.
—Hélas, ma gentille demoiselle, je n’y vois plus clair...
Celui qui parle, je le reconnais. Bouton d’Or, un vieux bohème, dont je revois, dans le souvenir, la face bouffie, couturée de rouge... Bouton d’Or! L’ami de Paragot, l’auteur de la fameuse complainte sur la mort de l’Archevêque de Paris. Celui qui fut tué en juin.
Ah! c’était pourtant un bien brave homme,
Que Monseigneur l’archevêque de Paris...
Pauvre Bouton d’Or! On raconte qu’il a occupé une chaire dans un collège. Pion, tout au moins, dans un lycée. L’absinthe l’a terrassé. Ses yeux bordés de jambon pleurent depuis longtemps d’incessantes larmes—larmes d’alcool—qui obscurcissent sa vue et brûlent ses paupières.
Nous allions quelquefois—histoire de voir réunis, serrés les uns contre les autres, le verre d’absinthe à leur portée, la pipe aux dents, ces lamentables bohèmes—nous asseoir sur l’un des bancs de l’établissement qui leur donnait asile: l’Académie de la rue Saint-Jacques, à quelques pas de la rue Soufflot. Adossés aux tonneaux de décoctions alcooliques qui garnissaient le pourtour de la salle, nous écoutions les discussions étranges et animées des pauvres bougres. Politique, art, littérature. Parmi eux, un petit homme à l’œil fou, aux cheveux grisonnants, qui se proclamait avec orgueil secrétaire de Vallès. Nous emmenâmes un jour Vallès avec nous. Il ne le connaissait pas. Mais il lui serra la main. Il conversa avec lui. Le petit homme était saoul de joie et d’orgueil. Le soir, ses camarades de bohème relevèrent sur leurs épaules, et lui posèrent sur le crâne une couronne de papier vert, en le proclamant membre de l’Académie...
Bouton d’Or m’avait reconnu.
—Oui, je n’y vois plus clair... Qu’est-ce que je vais devenir au milieu de tout cela...
Et le pauvre bohème, essuyant ses yeux d’un revers de main, pour les éclaircir, remonta vers le boulevard...
chez Lapeyrouse
Onze heures et demie.—Voilà des mitrailleuses. Deux, qu’on amène. La haute barricade est finie. Des hommes armés, ceinturés de rouge, se démènent sur la place. Faisceaux de fusils... Dans un coin, une large bande blanche avec une croix rouge...
L’ambulance.
Tout à l’heure, on se tuera.
Où sont les troupes? Si j’allais aux nouvelles, tout près, là sur le quai, au coin de la rue de Savoie. Chez Lapeyrouse.
Lapeyrouse, le restaurant où il m’arrive de temps à autre de déjeuner. Rigault y vient, avec des amis de la préfecture. Levraud, Sornet, Giffault, Da Costa, d’autres.
J’entre. Cinq ou six tables occupées.
A l’une d’elles, Cavalier—que nous appelons familièrement Pipe-en-Bois. Cavalier occupe le poste de directeur des promenades et plantations, ou des voies publiques, on ne sait trop. Bref, il est, comme on l’a appelé plus tard, l’Alphand de la Commune. Quand il passa devant le conseil de guerre, Alphand déclara qu’il avait dirigé ses services avec une irréprochable correction.
Deux officiers fédérés ont abordé Cavalier, qui s’est levé brusquement. Sur son facies allongé, taillé à coups de serpe, coulent de grosses gouttes de sueur.
—Je n’ai rien, rien, dit-il. Allez à l’Hôtel de Ville.
On lui réclame, à ce bon Cavalier, des hommes pour les barricades, des brouettes, des pelles.
—L’Hôtel de Ville! Voilà une heure qu’il flambe!
A une table voisine de la mienne, trois ou quatre convives, que je ne connais pas. L’un d’eux a, sur son paletot gris, une écharpe rouge, sans glands d’or. Ce n’est donc pas un membre de la Commune. Un commissaire de police peut-être. Il a raconté tout haut l’exécution d’un espion.
Je sus plus tard qu’ils parlaient de Veysset,[233] fusillé sur le Pont-Neuf.
Un garçon se précipite...
—Les Versaillais sont tout près... On les voit arriver par l’autre quai... La barricade du pont va être prise à revers...
Tout le monde se lève. Brouhaha. Le garçon n’a pas oublié les additions. Il me tend la mienne. Je n’ai pas de monnaie. Je jette un billet de cent francs...[234]
je rencontre Rigault
Midi. La fusillade crépite tout à l’entour. Dans une heure, deux heures au plus, ce sera la bataille.
Rue Racine, en face du café Soufflet, une voiture arrêtée près de la barricade. On en descend des caisses de cartouches que l’on range le long des pavés. La voiture vidée, on dételle le cheval blanc, pour l’atteler à une mitrailleuse restée en panne. L’attelage grimpe le boulevard.
L’ami Maître, notre chef de bataillon des Enfants du Père Duchêne.
—Où vas-tu?
—Au Panthéon.
—Sont-ils loin?
—Toujours rue Vavin, où Lisbonne[235] les arrête...
Nous longeons en causant le lycée Saint-Louis.
Maître me résume, en quelques mots rapides, la défense. La place Saint-Michel fermée par la grosse barricade de la Fontaine. La rue Saint-Séverin hérissée de pavés. La rue des Écoles, le boulevard, coupés de fossés. La rue Racine, la rue de l’École-de-Médecine barricadées. Et, forteresse colossale, la barricade de la place Maubert, protégeant la retraite, par le pont d’Austerlitz, vers la rive droite et le onzième.
Place de la Sorbonne. La barricade qui va défendre l’accès à la rue Soufflot est en retard. Donnant des ordres, l’écharpe rouge en sautoir, Aconin, ancien capitaine, sous le siège, à mon 248e.
—Eh! venez donc!
—Tiens! Rigault!
C’est bien Rigault qui nous appelle. Il cause, sur la place, avec un groupe d’amis.
Nous traversons, Maître et moi, le boulevard.
Rigault est en grand costume de commandant fédéré. Tunique à col et revers rouges. Sur la bande rouge du képi, une grenade d’argent.
—Entrons au d’Harcourt.
au d’Harcourt
Le café d’Harcourt est hermétiquement clos. Du pommeau de son sabre Rigault frappe aux volets. Une porte s’entr’ouvre, laissant voir un coin de la face apeurée du gérant.
—Ah! c’est vous, monsieur Rigault... Ah! non... non... impossible...
Et l’infortuné cafetier, avançant la tête, embrasse d’un long regard d’angoisse la place de la Sorbonne, où les pavés montent, fermant les rues adjacentes, et où flambent au soleil les faisceaux des fusils.
—Allons, ouvre vite, dit Rigault nerveux. Et fous-nous la paix.
Nous entrons. La salle est obscure. Seules quelques lames ensoleillées s’échappent des jointures des volets. Nous nous asseyons. Cinq. Rigault. Un grand jeune homme en costume de lieutenant, un élève des Beaux-Arts, habitué, comme nous, de la brasserie Saint-Séverin, Huet. Il a de hautes bottes de cuir jaune, qu’il étend sur une chaise, à demi endormi. Je ne connais pas le troisième. Maître est en chef de bataillon. Moi en civil et képi de lieutenant.
D’un trait, Rigault avale le verre de grenadine qu’il s’est fait servir. Il me frappe sur l’épaule.
—Tu sais... Eh bien!
Il scande ses paroles.
—Cette nuit...
—Eh bien, cette nuit?
—Eh bien... Je l’ai fait fusiller...
—Fusillé... Qui?
—Chaudey.
Maître m’a jeté un regard rapide. Huet n’a pas bougé... Il est toujours somnolent... Il doit être au courant. Peut-être—sa fatigue semble l’indiquer—n’a-t-il pas quitté Rigault depuis l’heure tragique...
—Fusillé?... Mais, comment...
Un frisson me traverse. Je voudrais parler... savoir...
Mais Rigault ne nous laisse pas, à Maître et à moi, le temps de l’interroger. Il se lève, raccroche son sabre qu’il avait détaché pour frapper aux volets... Nous sortons.
—A tout à l’heure... Au Panthéon...
rue Gay-Lussac
Midi et demi.—J’ai remonté le boulevard jusqu’à la rue Soufflot.
Je suis seul. Et je m’aperçois qu’autour de moi le silence est effrayant.
Du monde partout cependant.
Des combattants, l’arme au pied, debout à côté des pavés. Toutes les portes des maisons ouvertes. Dans les corridors, des femmes pressées les unes contre les autres, aux aguets. Adossée à la grille du Luxembourg, près de l’École des Mines, une tente blanche, l’ambulance. Les aides-majors sont assis à l’entrée. A leurs pieds, les trousses de chirurgie, les paquets de charpie. Je reconnais un ami... Nous nous serrons les mains sans mot dire. Rue Gay-Lussac, sur le seuil de la porte d’un café, une femme, que nous connaissons tous au Quartier. La patronne de l’ancien Cochon Fidèle, de la rue des Cordiers. Le vieux cabaret, aux murailles peinturlurées par les habitués—on montrait une esquisse de Couture—a émigré rue Gay-Lussac depuis une année, sans y retrouver sa vogue d’autrefois. Vermersch y vient parfois déjeuner. Rigolette—ainsi on la nomme—me fait un signe de la tête. Elle nous a tous vus, plus ou moins souvent, rue des Cordiers, aux soirs de «pomponettes». Rigault y faisait, comme tout le monde, des apparitions. Quand il sera, dans quelques heures,[236] couché, la tête fracassée, à vingt pas de là, c’est Rigolette, la bonne fille, qui, affrontant les huées des lâches, ira jeter sur le mort une couverture...
Coin de la rue Royer-Collard. Une barricade ferme la rue à son entrée sur la rue Gay-Lussac. Je m’arrête un instant. Deux hommes, prêts à combattre. Mon regard, instinctivement, va aux fenêtres du troisième étage de la maison d’encoignure. Là, demeure un de mes anciens maîtres. Joseph Moutier, qui sera plus tard répétiteur à l’École Polytechnique. Il a été mon professeur de physique à l’Institution Barbet de la rue des Feuillantines, et, ensuite, mon «colleur» à Sainte-Barbe, avec le père de Da Costa, colleur de mathématiques.
Bon «papa» Moutier! comme nous l’appelions. Il me tutoie familièrement comme il le fait avec ses élèves de prédilection, devenus ses amis. Je l’ai rencontré bien souvent pendant le siège, et aussi pendant ces deux mois de tourmente...
—Petit, vois-tu, ça finira mal... C’est moi qui te le dis...
Ça finit mal, en effet... très mal... Et je songe, avec attendrissement, à ce brave papa Moutier. Si je montais chez lui... Mais non... Il faut rester... Ça serait lâche de se cacher, de foutre le camp... Jamais...
Rigault avait été, comme moi, élève de Moutier. Ou bien, il l’avait connu à la Sorbonne. Car, détail ignoré de bien des gens, Rigault, qui s’intitulait professeur de mathématiques, avait quelque droit à ce titre. C’est lui qui rédigeait ce qu’on appelait de ce temps-là les feuilles du bachot, où se donnaient, chaque jour de la session des examens, les solutions des problèmes posés aux candidats. Détail tout aussi ignoré, il avait, pour la rédaction de ces feuilles lithographiées, vendues par les libraires de la rue de la Sorbonne, un collaborateur, qui était Alphonse Humbert.
Le cadavre de Rigault, tué vers trois heures de cette même journée de mercredi, resta étendu, jusqu’au lendemain soir, sous les fenêtres de Moutier.
Quelqu’un qui approchait de près l’excellent homme me dit, à mon retour d’exil, la douloureuse émotion de Moutier, qui, cependant, était bien éloigné d’approuver nos actes. Mais Moutier était un brave cœur. Il souffrit cruellement d’être contraint de subir, pendant deux jours, le lugubre spectacle.
le Panthéon va sauter!
Une heure.—Allons à la Mairie... Je redescends du côté de la fontaine de Médicis. Dans la vasque, mise à sec, deux combattants se sont installés. Les paquets de cartouches rangés au milieu. Je leur fais observer qu’ils sont à découvert de tous les côtés.
—Qu’est-ce que ça nous fout? Nous tirerons couchés.
Sur le balcon de la maison qui fait l’angle du boulevard et de la rue Soufflot, une demi-douzaine de jeunes gens, le fusil en bandoulière. J’en reconnais quelques-uns. Maroteau, avec sa figure de Christ. Larochette, du Vengeur de Pyat. D’autres.
Voici Vallès. Malade, me dit-il, éreinté. Trois nuits sans dormir. Il est en pantoufles de feutre, au bras d’une amie.
—A la Mairie?
Je n’ai pas le temps de répondre. Une effroyable détonation fige mes lèvres.
Un nuage de fumée noire, avec de grandes taches de feu, monte du Luxembourg, du côté de l’Observatoire. Lisbonne vient de faire sauter la poudrière, aménagée dans les terrains de l’ancienne Pépinière.[237]
Les vitres brisées sonnent sur les trottoirs. Au silence de tout à l’heure ont succédé les cris.
—Le Panthéon va sauter! Le Panthéon va sauter!...
Et à travers les barricades, les munitions, les voitures d’ambulance, une foule se presse. Où court-elle? Elle l’ignore. Avec le Panthéon, le quartier ne va-t-il pas s’écrouler dans les catacombes?
Des femmes fuient, affolées, traînant derrière elles des enfants. D’autres avec des paquets. L’une a sous le bras sa pendule... Et toujours ce cri:
—Le Panthéon va sauter!
A la Mairie, en bas, à la porte, je croise le chef du 248e, Henri Régère, le fils du membre de la Commune, qui attache son cheval aux grilles d’une fenêtre. Nous montons ensemble.
Là-haut, c’est le brouhaha de la dernière heure. Assis à des tables, des employés assaillis de demandes de réquisitions, signatures de bons de vivres, d’argent pour la paye des bataillons. Je cherche des yeux les membres de la Commune. Quelques figures inquiètes. D’autres, décidés à la lutte.
En bas, la place pleine de combattants. Il y en a sur les marches du Panthéon, derrière les colonnes du portique. Partout. Il y en a même au-dessous du dôme, sur la plate-forme circulaire, qu’entoure la colonnade. Ce sont ceux-là, qui luttant jusqu’à la dernière minute, n’ayant plus le temps de descendre et de fuir, furent fusillés à la place même où ils furent faits prisonniers. Longtemps, derrière cette colonnade, on put voir, m’a assuré un témoin sûr, de larges flaques de sang...