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Mes cahiers rouges au temps de la Commune

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LA PIÈCE DE LA COMMUNE

Avril.—Je ne sais ce qui m’a conduit sur le quai.

Je monte voir l’ami Camélinat,[223] qui est installé à la Monnaie, et qui s’apprête à frapper la nouvelle pièce de la Commune.

—Eh bien! ça va-t-il, notre pièce de cent sous?

Camélinat me conte les difficultés qu’il rencontre pour se faire livrer des lingots d’argent par la Banque. Ce n’est qu’après engagements sur engagements que M. de Plœuc a consenti à lui donner, par lots de cent mille francs, deux millions d’argent destinés à la frappe.

—Mais la Commune ne pouvait-elle pas, tout simplement, envoyer un bataillon!

Camélinat lève les bras au ciel.

Et après un silence:

—Enfin, j’ai tout de même mes lingots. Je vous apporterai ma pièce nouvelle à quelque jour.

Le mercredi, en pleine bataille, quand les coups de feu éclataient déjà dans le voisinage, par la porte de la rue Guénégaud, deux fourgons sortaient, chargés de pièces, exactement pour 153.000 francs.

Après mille détours, arrêtés à tout instant par les barricades qu’il fallait franchir, les deux fourgons arrivèrent place Voltaire, à la mairie du onzième, où s’était transportée la Commune.

Longtemps après la défaite, un témoin me raconta la scène fantastique. Les combattants de la dernière heure recevant leur solde en pièces neuves de la Commune, déjà marquée par la mort.

Les fourgons avaient été abrités dans la cour intérieure de la mairie. On puisait à pleines mains dans des paniers, pleins jusqu’au bord de pièces à peine échappées du balancier.

la pièce au trident

Les pièces frappées par la Commune sont d’une exceptionnelle rareté. J’en possède un exemplaire du type connu, celui que l’on peut voir dans les vitrines du musée Carnavalet, où ont été rangés une série de menus objets et de médailles se rapportant à la période insurrectionnelle de 1871.[224]

Pourquoi ces pièces, frappées au nombre de près de cinq cent mille par Camélinat, sont-elles devenues si rares? Simplement parce que, par ordre supérieur, elles ont été immédiatement retirées de la circulation. Les grosses maisons de banque ont soigneusement écarté celles qu’elles recevaient. La direction des finances les a échangées contre des pièces moins subversives. Ce n’est que par le plus grand et le plus heureux des hasards qu’une de ces pièces peut encore être découverte dans la circulation quotidienne.

La pièce de cinq francs frappée par la Commune ne diffère pas, à première vue, des pièces de la République de 1848, dites à l’Hercule, gravées par Dupré. Une seule marque distinctive, le déférent, les fait reconnaître. Le déférent est la marque spéciale à chaque directeur de la Monnaie. Il est placé au revers, à gauche, à la partie inférieure de la pièce. Sur les pièces frappées par la Commune, ce déférent est un petit trident.

Étrangeté de ces pièces. La fameuse légende Dieu protège la France court tout autour de la tranche.[225]

Un jour que je blaguais Camélinat à ce sujet:

—Tu aurais dû au moins, lui disais-je, mettre: Dieu protège la Commune! C’eût été plus drôle.

Il n’y a là, bien entendu, rien de la faute du directeur de la Commune. Il fallait frapper vite. Les coins nouveaux n’étaient pas prêts. On n’eut le temps de rien changer au type de 1848. C’est ainsi que Dieu continua à protéger la France et aussi la Commune de Paris, au mois de mai 1871.

reliques

La Monnaie était devenue, en peu de jours, le réceptacle de tout ce que les ministères, administrations, monuments, possédaient de métaux précieux, sous forme d’ustensiles ou d’œuvres d’art de valeur douteuse.

Certains ministères[226] envoyèrent de la vaisselle aux armes royales ou impériales. Les trésors des églises ne furent guère inquiétés. Des patriotes zélés, probablement très peu au courant de la pacotille du culte, venaient à tout instant dénoncer à la Monnaie des richesses incroyables qu’ils avaient découvertes, un soir de club, dans tel ou tel sanctuaire.

Parfois, pour les contenter, on envoyait un employé en reconnaissance. Les objets d’art en or et en argent se réduisaient bien vite, au premier examen, à quelques vulgaires lampadaires modernes, en faux bronze doré, comme le commerce des objets pieux en fabrique à la grosse.

Les Tuileries fournirent à la Monnaie une ample moisson de bibelots. Les appartements de l’Impératrice étaient un véritable magasin d’objets de piété. Les reliquaires y furent trouvés partout. Chacun d’eux copieusement garni de débris de toute provenance.

Tous les saints et toutes les saintes étaient représentés, par quelque morceau de leur enveloppe charnelle, dans l’oratoire de la superstitieuse souveraine.

Le moment venu de mettre toute cette bimbeloterie au four, le fondeur, un solide gaillard, prenant un à un les reliquaires, versés dans un panier, les jetait dans le creuset, accompagnant son geste de quelque apostrophe joyeuse.

—A toi, ma vieille Brigitte!

—Mon vieux Nis (saint Denis), tu vas passer un fichu quart d’heure.

Et ainsi pour tous les saints et saintes dont les orteils ou les phalanges se présentaient au fondeur incrédule.

Il était, un jour, arrivé au dernier.

Il le tourne, le retourne, l’ouvre.

Derrière une double porte, un morceau de chiffon. A côté, un papier sur lequel se lit l’inscription suivante: «Morceau du saint prépuce de Jésus-Christ».

—Ah! nom de Dieu, c’est trop drôle... s’exclame le fondeur... Ça doit être meilleur que de la corde de pendu...

Et, de ses gros doigts, il enfonce la relique dans la poche de son gilet.

Qu’est-il advenu du morceau du saint prépuce?

Camélinat, qui m’a conté l’histoire, n’a pu me le dire...

le dernier jour de la Monnaie

J’ai demandé à Camélinat de me fixer sur le type des pièces de cinq francs frappées, sur leur nombre, sur les circonstances qui ont entouré le départ, le mercredi 24 mai, des deux fourgons chargés de pièces, pour la mairie du onzième, où siégeait, depuis le matin, la Commune.

Voici la très intéressante lettre que j’ai reçue de l’ancien directeur de la Monnaie en avril et mai 1871:

Paris-Belleville, le 15 septembre 1909.

Mon cher Vuillaume,

Tu me demandes de te fixer, d’une manière complète et définitive, sur les opérations de la Monnaie, pendant ma direction, du 3 avril au 25 mai 1871.

La Monnaie n’a frappé que des pièces de cinq francs.

Elle en a frappé pour une valeur de 2.400.000 francs, représentés par les lingots d’argent qui lui avaient été délivrés, sur ma demande, par le gouverneur de la Banque de France.

Les pièces frappées sont de deux types, différant seulement par la légende frappée sur la tranche.

Les deux types ont une face et un revers communs: ceux des pièces de 1848, dites à l’Hercule, de Dupré.

Au revers, à gauche du millésime, figure un trident, choisi par moi comme déférent.

Il fut frappé pour 2.350.000 francs de pièces, types ci-dessus de 1848, portant sur la tranche la légende: Dieu protège la France.

Il fut frappé pour 50.000 francs de pièces, au même type de 1848, portant sur la tranche: Travail, Garantie Nationale.

La légende nouvelle: Travail, Garantie Nationale, fut exécutée par deux artistes: le ciseleur Jean Garnier, un des fondateurs de l’Internationale, et le graveur Lupeau. Elle doit être encore à la Monnaie.[227]

Le personnel sous mes ordres se composait de:

André Murat, chef de la fabrication; Perrachon, commissaire général; Lamperrière, chargé du monnayage, et Jean Garnier. Tous fondateurs, comme moi, de l’Internationale.

En dehors des lingots d’argent qui m’avaient été envoyés, j’ai fait usage d’une assez grosse quantité de vaisselle aux armes impériales, provenant des Tuileries et de la Légion d’Honneur, ainsi que d’objets divers et de reliquaires pris dans les appartements de l’Impératrice. Aucune des pièces jetées au creuset n’offrait le moindre caractère artistique.

Les œuvres d’art, même médiocres, étaient envoyées à la commission compétente. Ainsi il a été fait pour un très riche service à bière, un pot et deux gobelets, en argent ciselé et repoussé, signés des orfèvres réputés, les frères Fannière.

Toutes les pièces de cinq francs sorties de la Monnaie, qu’elles aient été faites avec des lingots, seuls ou mélangés à de l’argenterie ouvragée, sont au titre légal.

La frappe, commencée vers le 15 avril, dura jusqu’au 24 mai.

Maintenant, voici ce qui s’est passé, ce dernier jour mercredi 24 mai.

Sur les 2.400.000 francs de pièces frappées, il restait à la Monnaie—les autres ayant été envoyées au ministère des finances—153.000 francs—soit 103.000 francs avec la légende: Dieu protège la France, et 50.000 francs avec: Travail, Garantie Nationale.

Ces derniers 50.000 francs venaient d’être frappés.

Entre midi et une heure—exactement midi 45—sortaient, par la porte de la rue Guénégaud, deux fourgons, ou plutôt deux prolonges d’artillerie, qui m’avaient été envoyées, de l’Hôtel de Ville, la nuit précédente, par le commandant L...

Les deux prolonges, conduites par des gardes du train des équipages, étaient accompagnées par un détachement—environ 80 hommes—du 232e bataillon.

Elles transportaient les 153.000 francs, moitié en sacs, moitié dans des corbeilles.

Le quai étant balayé par les halles et les obus de l’armée de Versailles, les prolonges tournèrent à droite, gagnant la place Saint-Michel par les rues abritées, Mazarine, Dauphine, Christine, Saint-André-des-Arts, faisant des tours et détours pour trouver un chemin libre, à travers les barricades.

La marche était lente. Place Saint-Michel, un des mulets attelés à l’une des prolonges tomba. Il avait reçu une balle. On coupa les traits et on l’abandonna. Puis on continua par le quai Saint-Michel. Les gardes, se retournant, faisaient le coup de feu.

On marcha ainsi jusqu’au pont d’Austerlitz. Nous dûmes présenter notre laissez-passer pour franchir la barricade qui défendait le pont. Nous prîmes ensuite le boulevard Mazas jusqu’au haut du faubourg Saint-Antoine, puis la rue des Boulets jusqu’à la rue de la Roquette, et, enfin la place Voltaire.

Il était environ quatre heures, quand nous traversâmes la place, pleine de bataillons, prêts à partir aux avancées.

Nous croisâmes le groupe qui, à ce moment même, conduisait Beaufort au mur où il fut fusillé.[228] Nous le vîmes, au milieu d’une foule exaspérée, l’uniforme déchiré, la poitrine nue...

Les prolonges s’arrêtèrent devant la mairie, où, depuis la matinée, siégeait la Commune.

Les gardes montèrent au premier étage les sacs et les corbeilles contenant les 153.000 francs, dont le préposé aux finances me donna un reçu.

Ce sont ces 153.000 francs qui servirent à payer les derniers combattants.

Les gardes du 232e qui avaient accompagné les prolonges, reçurent chacun une pièce de cinq francs.

Je sortis ensuite pour aller, avec Vermorel, visiter les barricades voisines.

Voilà, mon cher Vuillaume, l’histoire du dernier jour de la Monnaie de la Commune.

Fais de cette lettre l’usage que tu voudras, et crois-moi ton vieil ami.

Z. Camélinat.

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