Mes cahiers rouges au temps de la Commune
LE PÈRE GAILLARD
Genève
Fin juillet 1871. A la terrasse du café du Nord. Massenet, Cœurderoy, Fesneau, Noro, moi. Massenet a été quelque chose comme colonel d’armement. Cœurderoy, chef de bataillon dans le neuvième. Fesneau, président de la Ligue du Midi. Noro, colonel de la quatrième légion. Nous parlons de nos évasions. Comment sont partis les uns et les autres. Massenet conte qu’il a emprunté l’uniforme d’un sien parent, officier de gendarmerie. Survient Edmond Bazire, l’ancien rédacteur de la Marseillaise de Rochefort.
Bazire ne s’est pas trop compromis pendant la Commune. Il n’a guère fait autre chose que d’envoyer des correspondances à la Liberté de Bruxelles. Mais il a fort mauvaise réputation. Dans les environs de juin 1870, un jour que l’empereur sortait, en voiture, par le guichet du quai, Bazire s’est hissé sur les épaules de ses voisins, et il a crié de sa voix zézayante: «Vive la République!»[257] Il a fréquenté, à Paris, le salon de Nina,[258] où visitaient des gens suspects, comme Raoul Rigault. Il n’en fallait pas plus pour être arrêté et enfermé à l’Orangerie.
—Tu t’assieds?
Bazire prend place. Massenet finissait son récit.
—Moi, commença Bazire, c’est bien plus drôle. Je suis venu ici dans un corbillard...
Nous partons d’un éclat de rire. D’autant plus sincère que ce brave Bazire, avec sa chevelure noire, épaisse et frisée, sa face aux traits tirés, ses gros yeux qui roulent, et son bras infirme qui remue toujours, a bien l’air le plus lugubre du monde.
—Dans un corbillard! Ah! Ah! exclame Noro, railleur.
—Voilà. Je cherchais un passeport que je ne trouvais pas. On vient me dire qu’un ami conduisait hors frontière le corps de sa femme, récemment décédée. Il m’offre de l’accompagner. Je serai le beau-frère... Nous prenons place tous les deux dans le wagon funéraire. Une première fois, on visite les passeports. Je me fais le plus possible une figure d’enterrement... Le commissaire ouvre la porte. Devant ce spectacle navrant de deux hommes veillant un cadavre, il s’arrête, se découvre, salue... Le train repart... Même scène à la frontière... Je n’avais plus qu’à essuyer mes pleurs. C’était fini... Le tour—un tour qui manquait de gaieté, mais qui ne m’en sauvait pas moins—était joué.
Bazire a fini.
—Et toi? dis-je à Cœurderoy.
Cœurderoy va nous raconter son histoire, quand un coup de coude me fait retourner vers mon voisin. Massenet.
—Quoi?
—Dirait-on pas le père Gaillard... Là. En face de nous, avec Claris?
Le père Gaillard—Gaillard père, disait-on, à la fin de l’Empire, pour le distinguer de son fils, Gaillard fils, dessinateur et poète révolutionnaire,—a été nommé par Rossel directeur général des barricades. Il a démissionné quelques jours avant la débâcle. Mais il n’en était pas moins désigné à la fusillade. Les journaux ont raconté sa mort, comme ils ont raconté celle de Vallès, de Billioray, d’autres que nous savons parfaitement vivants. C’est encore un ressuscité.
Les deux promeneurs se sont approchés de notre table. Claris, ancien chef du bureau de la presse à l’intérieur—l’intérieur de la Commune—est à Genève depuis quelques semaines. Un homme tout vêtu de noir, le visage complètement rasé, l’accompagne.
—C’est bien lui, me souffle Massenet. Je vous dis que c’est le père Gaillard... Voyez son nez... Il n’y a qu’un nez comme ça sur la terre...
Le nez du père Gaillard est, en effet, unique au monde. Ce nez est un signalement à lui tout seul. Comment diable les argousins ont-ils pu laisser passer à la frontière un nez qui dénonce son homme à première vue! Jamais appendice nasal d’honnête homme—car le père Gaillard est un brave homme s’il en fut, travailleur et probe,—n’a été plus bizarrement retourné, contourné, aplati. Notre ami Léon Massol,[259] qui, en qualité d’ingénieur de la ligne en construction Genève-Annemasse, a des mathématiques, trouvera, dès sa première rencontre avec le père Gaillard, que ce nez est en paraboloïde hyperbolique!
Du haut du ciel communard, où tu dois trôner, en carmagnole et bonnet phrygien, pardonne, ô mon vieux Gaillard, ces innocentes plaisanteries...
Claris a rencontré le père Gaillard—car c’est bien lui—rue du Mont-Blanc. Le vieux barricadier—Gaillard, qui a été de 48 et de 51, a dépassé la cinquantaine, ce qui, pour nous, jeunes gens, est être déjà très vieux—cherchait, depuis le matin où pouvaient bien nicher les amis réfugiés à Genève.
Gaillard prend place. Présentation et serrements de mains. Massenet, seul de nous, le connaît pour avoir été en relations de service avec lui pendant la Commune. Bazire l’a rencontré sous l’Empire, à la Marseillaise. Moi, je l’ai vu dans les réunions publiques. Une entre autres, à Belleville, le soir même du Quatre-Septembre. La scène se représente à ma mémoire.
Dans une salle de café-concert, une foule houleuse. J’étais entré avec Vallès. Nous avions pris place tous deux au bureau, comme assesseurs.
Brusquement, sans crier gare, un homme, tête nue, la chevelure et la barbe grisonnantes, fend la foule, se précipite sur l’estrade.
—Citoyens, les sergents de ville de Piétri se sont reformés. Ils poursuivent les patriotes. Nous sommes trahis.
Et l’orateur saisit une hache, jusque-là cachée sous son veston. Il la brandit.
—Aux armes! Secourons nos frères!
La foule s’affole. Un pauvre diable, qui cherche à fuir, se jette, tête baissée, dans une glace qu’il prend pour une porte ouverte. La glace se brise. L’homme hurle de douleur. Une lampe à pétrole se décroche et tombe. Brouhaha...
—Si nous fichions le camp? me glisse Vallès.
Nous filons par la porte des artistes.
Nous tombons dans une cour plantée d’arbres.
Cinq minutes après, nous rentrons. La salle est vide.
L’homme à la hache, c’était le père Gaillard.
Gaillard, assis entre Noro et Cœurderoy, est muet. Je le considère. Avec sa lévite noire, son visage glabre et mat, il a l’air d’un bedeau. Où est le brillant colonel des barricades, que j’ai admiré un jour, debout sur le glacis de la formidable machine qu’il avait édifiée à l’entrée de la rue de Rivoli?
Je revois le colonel, en plein soleil de mai, dans son uniforme élégamment sanglé. Revers rouges à la tunique. Épée au côté. Revolver passé dans le ceinturon verni. Glands d’or de la dragonne battant sur la cuisse. Cinq galons d’or aux manches et au képi. Bottes étincelantes. Tunique à double rangée de boutons dorés. Gaillard, en photographie, est le modèle le plus parfait à consulter pour ceux qui voudront reconstituer le vêtement militaire de la grande insurrection parisienne.
Quelques semaines après sa première visite au café du Nord, je rencontrai Gaillard. Il avait laissé croître la barbe, qu’il portait d’habitude entière. Tête nue, comme toujours, la crinière au vent, il déambulait d’un pas alerte. Une serge à la main.
—Où vas-tu?
—Eh, parbleu! Je vais chercher de l’ouvrage.
Le père Gaillard s’était, comme Chardon, le chaudronnier-colonel, vite remis au travail. Cordonnier habile, véritable artiste en chaussures, la clientèle vint rapidement le chercher. Il fut de mode, à un moment, dans la haute société genevoise, de se faire chausser chez le communard.
Je ne me rappelle plus pourquoi le père Gaillard quitta sa cordonnerie pour fonder, à Carouge, près de la frontière, un petit établissement auquel il avait donné le nom de Café de la Commune.
Au coin d’une rue, une salle étroite, avec quelques tables et de rares clients, sauf les étrangers attirés par les articles des journaux parisiens. Les Anglais et les Américains qui prenaient, pour aller voir le père Gaillard, le tramway de Genève à Carouge, croyaient trouver là, occupés à vider des verres de sang ou tout au moins à forger de terribles complots, la fine fleur de la Commune. Ils étaient vite désillusionnés. La seule curiosité du Café de la Commune résidait dans l’apposition, sur les murs de la salle, de nombreuses photographies représentant, bien entendu, les barricades élevées par le père Gaillard. Au milieu d’elles, un portrait en pied, à la plume, du vieux barricadier, par son fils. C’était tout.
Quand je quittai, au commencement de 1873, Genève pour aller habiter Altorf, je perdis de vue le père Gaillard. Je ne devais le revoir que longtemps, longtemps après.
Un jour, il y a de cela une douzaine d’années, j’étais allé à l’Hôtel de Ville voir mon ami Callet, ancien communard comme moi, alors régisseur des propriétés communales. Nous vînmes à causer du père Gaillard.
—Tu veux le voir? me demanda Callet.
—Pourquoi pas?
—Eh bien, rends-toi place des Petits-Pères, au numéro 2. Frappe à la vitre de la loge du concierge. Le père Gaillard viendra t’ouvrir.
Gaillard, vieux, sans le moindre sou de côté, avait sollicité une place de concierge de l’un des immeubles appartenant à la Ville. Callet l’avait nommé à la place des Petits-Pères.
J’allai voir le père Gaillard. Chaque fois que je passais par là, je m’accoudais, pour causer, aux jours de la belle saison, sur le rebord de la large baie derrière laquelle il tapait sur la semelle sans répit.
Je le rencontrai pour la dernière fois sur le quai. Il marchait devant moi, droit et sec, le chef tout blanc toujours découvert, balançant de la main gauche un paquet noir, probablement des bottines qu’il allait livrer. Je passai près de lui. Il ne me vit pas. Je lui frappai sur l’épaule.
—Eh bien! Comment va?
—Vois-tu, me répondit tristement le vieux frère d’armes, je vieillis—il était plus qu’octogénaire. Je ne vois plus clair...
Je le regardai. Ses prunelles étaient comme décolorées et vides. Nous fîmes ensemble une cinquantaine de pas.
—Allons, à un de ces jours...
Quelques semaines après, ouvrant le Temps, je trouvai la nécrologie du vieux barricadier. Le brave père Gaillard s’était éteint à l’âge respectable de quatre-vingt-quatre ans, laissant, m’a-t-on raconté, un fils jeune encore, qu’il avait baptisé des prénoms de Jean-Paul, en l’honneur de son maître, l’Ami du Peuple.
Par une ironie du sort, Gaillard, lui, le révolutionnaire, maratiste fervent jusqu’à sa dernière heure, s’appelait Napoléon.