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Véritables mémoires de Cagliostro

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VIII
Lorenza.

Il se passa une chose dont j’eus lieu d’être satisfait le jour même de notre arrivée à Rome, l’abbé Roméo, dont l’escapade était connue, fut prié par ses supérieurs de garder les arrêts dans une cellule des Célestins. J’en étais bien plus libre de faire ma cour à sa fiancée.

J’aurais voulu me vêtir galamment pour me présenter au parloir de l’Annonciade ; hélas ! mes bagages étaient restés à Naples et ne devaient arriver qu’au bout de quelques jours.

Je fis donc ma visite en simple équipage, mais si violemment parfumé que j’en avais mal à la tête. C’était la mode napolitaine, et les dames appréciaient fort ce raffinement.

Je vis apparaître la belle Lorenza en costume de pensionnaire ; sa vue me troubla tellement que j’en demeurai muet et ne pus que la saluer en balbutiant des paroles indistinctes. Elle n’était pas seulement belle, mais d’un attrait surnaturel et d’une séduction irrésistible. Ses traits fins et réguliers, purs comme ceux d’une madone, avaient une mobilité extrême, une expression saisissante. Il ne pouvait rien se passer dans son cœur qui ne fût visible sur son visage. C’était encore une enfant ; sa candeur transparaissait dans ses grands yeux clairs ; mais un gracieux embonpoint révélait ses dix-huit ans à tous les yeux. Svelte et superbe à la fois, elle avait l’ondulation du cygne et la démarche molle et caressante des chattes. Je ne dis rien, je ne m’emportai pas, mais je pensai : « C’en est fait. J’ai rencontré la femme qui fera le tourment ou les délices de mon existence tout entière. »

Cependant, son étourneau de frère la faisait rire de bon cœur, en lui racontant, avec une verve de Pasquino, l’histoire de notre voyage et mes entreprises amoureuses. La petite sœur avait su le complot des deux jeunes gens et ne s’y était pas opposée. Loin de lui en vouloir de sa gaieté, j’étais charmé qu’elle s’occupât de moi, même pour s’en moquer un peu. Mais elle cessa de rire, quand son frère lui parla du baiser qu’il m’avait promis ; elle rougit et me tendit son doigt à travers la grille, n’accordant à mes lèvres que le bout d’un petit ongle rose. Il en sortit une secousse inconnue qui m’alla jusqu’au fond du cœur.

Je ne cherchai pas à prolonger cette entrevue. Toutes les âmes vraiment sensibles me comprendront : il me tardait de quitter Lorenza, afin de me souvenir d’elle. Lorenzo me conduisit au cabaret, directement ; il fit apporter du vin de Poli à une piastre la bouteille, et me laissa rêver ou parler à mon gré, pendant qu’il se grisait au sien. Toutefois, quand je lui déclarai que le comte de Cagliostro était résolu à épouser Lorenza Feliciani, il me fit observer qu’il y avait de grandes difficultés à cela ; que ses parents ne me connaissaient point ; que Roméo tenait à sa maîtresse et avait pour protecteur un cardinal-prêtre ; que les cardinaux étaient habillés de rouge ; que le pape avait les clefs du Paradis…

— Lorenza aussi ! m’écriai-je.

Il affirma qu’elle aimait singulièrement son abbé, et qu’elle était fort têtue ; ajoutant que lui, Lorenzo, connaissait dans le Transtevere une très belle fille, remarquable par sa bienveillance envers les étrangers, et qui ferait bien mieux mon affaire que sa bégueule de sœur.

Je le remerciai de son offre obligeante, mais je répondis que je tuerais Roméo, au besoin ; que j’avais, pour me faire aimer des femmes, des moyens inconnus au vulgaire, et que j’allais de ce pas parler mariage aux parents, comptant bien être appuyé par mon futur beau-frère, à qui j’offrais cent ducats à valoir sur mon cadeau de noces. Le jeune homme fut ébranlé, notamment par les derniers mots de mon discours.

— Cent ducats ! fit-il, parlez-vous de cent ducats d’or ?

— Je parle des cent ducats que voici, dis-je en les plaçant sur la table.

Car j’ai toujours l’habitude de porter beaucoup d’argent sur moi, — pour peu que j’en aie.

— Oh !!! s’écria le jeune homme qui se leva tout étourdi, voilà ce que j’appelle des façons de gentilhomme. C’est moi qui vous embrasse aujourd’hui, fit-il en appuyant ses lèvres sur mes joues, mais j’espère bien que Lorenza en fera un jour tout autant.

Je n’attendis pas une heure pour me présenter chez les Feliciani, précédé par l’aimable Lorenzo. Sa recommandation produisit un grand effet, mais un effet, je dois le reconnaître, diamétralement opposé à celui que j’étais en droit d’en attendre. Je commençais à exposer ma requête, quand le passementier, espèce de Cassandre très irascible, à ce qu’il me parut, et la passementière, forte matrone romaine, belle comme une ruine bien conservée, saisirent, lui une lourde chaise, elle un grand plumeau à épousseter les galons, et tombèrent de concert sur leur garnement de fils, qu’ils accusaient — bien injustement — d’être un coureur de filles et un pilier de cabaret ; quant à moi, je ne devais pas valoir mieux que mon protecteur, et je crois que, dans la bagarre, je fus quelque peu épousseté par le plumeau et assommé par la chaise.

Dès que je me retrouvai dans la rue, je rendis fidèlement à Lorenzo tout ce que j’avais reçu de ses père et mère. Le misérable ne se piqua point d’honneur et garda mes ducats.

Cela me soulagea de le battre, mais l’état de mes affaires n’en devenait pas meilleur. Je vis clairement qu’il ne me restait qu’une ressource : être aimé de Lorenza au point de la pouvoir décider à fuir avec moi.

Je dressai mes batteries en conséquence. J’allai la voir tous les jours au parloir de l’Annonciade, où je ne tardai pas à avoir d’aimables alliées. J’arrivais, chargé de bonbons, de fleurs et de cadeaux mignons ; je les distribuais aux bonnes sœurs qui venaient nous écouter. Bientôt elles ne craignirent pas de m’appeler « l’amant de Lorenza » ; elles me promettaient leur appui auprès d’elle. Hélas ! l’ingrate riait de leurs conseils. J’essayais de la dominer par la volonté, comme j’avais fait autrefois avec la pauvre Fiorella, mais je trouvais dans ses beaux yeux de redoutables adversaires. Ils me frappaient d’œillades acérées comme des lames, et quand je croisais mes regards avec les siens, ces rencontres semblaient des duels. Je finissais par l’emporter, mais à quel prix ! Lorenza baissait à peine ses longues paupières, et moi, je me sentais profondément blessé. Ce qui achevait de me rendre tout à fait malheureux, c’est que presque tous nos entretiens roulaient sur Roméo et sur l’amour qu’elle lui gardait. Elle me forçait d’aller au cloître des Célestins et de lui rapporter des nouvelles de son amant. Telle est la faiblesse du véritable amour que j’obéissais. Je suis persuadé d’ailleurs que cette cruauté était inconsciente et qu’elle ne voulait pas me faire de mal.

J’étais un esclave si soumis à ses caprices, une âme tellement sienne, un adorateur à tel point prosterné, que mes hommages ne lui étaient pas importuns ; elle ne voulait pas m’aimer, mais c’était sans courroux qu’elle me laissait l’aimer. Même je la surprenais quelquefois me regardant avec tendresse. Un jour, elle essaya de me faire le tableau du bonheur qu’elle rêvait ; j’avais une place dans ce groupe, et quand Roméo serait son mari, je serais son frère. Essayez donc de discuter ces choses avec une innocente dont on est séparé par une grille d’un pouce d’épaisseur !

Les choses en étaient là, lorsque l’assemblée ecclésiastique rendit une sentence qui dégageait mon rival de ses vœux ; il était fort protégé, je l’ai dit, par un cardinal-prêtre qui avait eu pour pénitente, autrefois, la mère de Roméo. Le jeune homme recouvra sur l’heure la liberté. Sa première visite fut pour la boutique des passementiers, qui n’avaient plus rien à objecter à son mariage ; la seconde pour le parloir de l’Annonciade. L’entrevue des deux amants (j’y assistais, hélas !) fut amoureuse et touchante, — trop amoureuse même. J’eus lieu d’être reconnaissant à la grille contre laquelle j’avais tant pesté.

— Adieu ! m’écriai-je tout à coup.

— Adieu ? pourquoi ? demanda Lorenza.

— Hélas ! vous savez bien que je vous aime, et Roméo ne doit pas l’ignorer. Épargnez-moi le plus cruel des supplices ; vous allez être heureux ; laissez-moi partir.

— Non, dit-elle, vous ne partirez pas. Après Roméo, vous êtes l’homme que j’aime le mieux au monde ; je serais à vous, si je ne pouvais être à lui. Vous resterez, ou je ne vous aimerai plus !

En lui disant « adieu », avais-je espéré qu’elle me retiendrait ? C’est possible. L’amour le plus sincère ne répugne pas à ces petites ruses. Quoi qu’il en fût, je promis de ne point partir ; mais loin de me résigner à mon malheur, je sentis redoubler mon amour pour Lorenza et ma haine pour Roméo.

A peine avions-nous quitté l’Annonciade que je dis à mon rival :

— Allons nous couper la gorge dans quelque coin.

— Non, dit-il.

— Est-ce que vous ne savez pas tirer l’épée ?

— Où l’aurais-je appris, seigneur comte ? J’étais, hier, un pauvre prêtre ; voyez, je n’ai pas encore quitté ma soutane.

— Tout le monde peut appuyer le doigt sur la gâchette d’un pistolet et envoyer une balle dans la tête de quelqu’un.

— Il y a une sorte de duel qui convient aux natures douces.

— Laquelle ?

— On prépare deux pilules de même apparence, l’une de miel pur, l’autre de miel imbibé d’aqua-tofana ; les deux adversaires avalent chacun une des pilules, et cela termine leur différend.

Roméo éclata de rire.

— Vous tenez donc bien à vous débarrasser de moi ?

— Oui, monsieur l’abbé !

— Mais moi, seigneur comte, je n’ai aucun motif de me débarrasser de vous, puisque Lorenza m’aime et que je vais l’épouser.

Je dus convenir intérieurement que cette réponse ne manquait pas de logique.

— Et si, après votre mariage, je fais la cour à Lorenza ? lui dis-je.

— Je vous fermerai ma porte et préviendrai la police.

Ce diable d’homme avait réponse à tout. Ma foi, je lui pris le bras en disant : « Vous avez raison », et nous parlâmes d’autre chose. Je le conduisis chez un fripier, afin qu’il échangeât sa robe contre un costume de cavalier. J’avais un air tout fait insouciant, l’air de ne plus songer à Lorenza. J’assurai à Roméo que tel habit lui seyait bien, mais que tel autre lui convenait mieux. « J’en ai eu un presque semblable d’étoffe, de couleur et de forme, et il m’a fait bon usage. » Vraiment, nous avions les façons, non pas de deux rivaux, mais de deux tendres amis. Il me dit : « C’était donc par jeu que vous parliez de nous couper la gorge ? Allons, tant mieux, je vois que vous êtes un aimable compagnon. »

Lorenza quitta le couvent, et l’on fixa le jour de la cérémonie nuptiale. Pour ne pas appeler l’attention du public sur une affaire dont on s’occupait depuis trop longtemps, le cardinal-prêtre, qui devait bénir les épousailles, décida que le mariage aurait lieu sans apparat, à l’église de Saint-Sauveur-des-Champs, dans une petite chapelle de la Vierge. Il fut résolu, en outre, que le fiancé, en dépit de l’usage établi, ne donnerait, la veille des noces, aucune sérénade à sa fiancée. Cela déplut fort à Roméo qui, après Lorenza et le vin de Poli, n’aimait rien tant que la musique. Mais le passementier, la passementière et leur fille elle-même s’opposèrent à toute symphonie.

Cependant Lorenza n’avait que le temps de préparer sa toilette ; ses amies venaient l’aider à coudre sa belle robe blanche. Nous étions fort assidus, Roméo et moi, — car il m’avait réconcilié avec les parents, — à ces aimables réunions que nous fournissions de gâteaux et de citrons doux. Nous coquetions avec les jolies ouvrières, nous précipitant pour ramasser leurs ciseaux, leur fil et leur dé. Lorenza, que le trousseau intéressait personnellement, veillait quelquefois fort tard après le départ de ses compagnes, et nous permettait de lui tenir compagnie ; les parents allaient se coucher.

Un soir que la belle fille était seule, cousant sous l’abat-jour de sa lampe, elle vit entrer Roméo à peu près gris et tout à fait chancelant. Il avait l’heureux défaut d’être ivrogne. Il s’assit derrière elle pour dissimuler son état d’ébriété, et lui raconta qu’il venait de souper avec son frère et moi dans un cabaret où l’on nous avait servi un vin détestable. Cette boisson, qui nous avait renversés tous les trois sous la table, était assurément falsifiée ; il en avait la tête malade et la langue pâteuse. En effet, sa voix était embarrassée. Il paraissait fort animé et jurait comme un beau diable. Lorenza le gronda doucement et essaya de le calmer, car il était en proie à une fâcheuse exaltation. Loin de s’amender et de reconnaître ses torts, le malotru se monta la tête de plus en plus, fit une allusion impie aux noces de Cana, et se prit à cajoler sa fiancée avec une telle vivacité qu’elle lui ordonna de sortir. En dépit de cet ordre, il l’enlaça de ses bras, la maintint impudemment, et l’embrassa de façon à lui faire perdre la parole. On sait quelles forces les femmes puisent dans la colère. Une minute après l’amant épouvanté fuyait devant sa maîtresse, qui lui lançait à la tête tout ce qui se trouvait sous sa main ; et il n’évita d’être assommé qu’en se sauvant à toutes jambes. Le lendemain, Lorenza me raconta cette histoire. On pense que mon indignation fut grande.

— Voulez-vous que j’aille le tuer ? m’écriai-je.

— Non, répondit-elle.

— Et elle ajouta, avec la suprême indulgence de l’amour :

— Il se repentira peut-être.

En ce moment Roméo entra. Pendant que Lorenza, les joues couvertes d’une sainte rougeur, restait muette, j’accablai mon indigne rival des plus justes reproches.

Il feignit de ne rien comprendre a ce que je disais. Une telle effronterie était bien pour donner à penser à la pauvre Lorenza. Il jura avec les serments les plus affreux, des serments à faire choir la malédiction du ciel sur la maison, qu’il n’avait aucun souvenir de cette affaire, et qu’il avait passé la nuit, en compagnie de Lorenzo et de moi, sous la table d’un cabaret ou l’on nous avait empoisonnés. Ce fut en vain que sa maîtresse lui raconta les circonstances de sa visite ; il nia tout comme un forcené, comme le père du mensonge ! et en appela à mon témoignage.

— Que sais-je, répondis-je, puisque je dormais ? Mais il est facile de te disculper. Nous nous sommes réveillés ce matin l’un auprès de l’autre ; les gens de l’auberge peuvent dire si tu es sorti pendant la nuit.

Roméo applaudit à cette idée bien naturelle qui pouvait être pour lui une planche de salut. Il envoya chercher par un petit garçon la donzelle qui nous avait servis, et celle-ci arriva toute courante, fort curieuse de savoir ce qu’on lui voulait.

— Viens ici, Maria, dit Roméo, et réponds-moi comme il faut. Il y a deux carlins pour toi, si tu ne mens pas. Tu me connais, je suppose ?

— Oui, seigneur.

— Que s’est-il passé hier dans ton auberge ?

— Par la madone ! vous le savez aussi bien que moi.

— Dis-le tout de même.

— Eh bien, vous avez soupé, avec le petit Lorenzo et le seigneur comte. Vous avez bu des saladiers de Marsala au citron, et Dieu sait que vous en avez pris votre compte ! Après quoi, vous avez glissé de votre chaise pour vous endormir à terre.

— C’est tout ?

— Vous savez bien que non. Au bout d’une demi-heure, vous vous êtes éveillé, et vous êtes parti tout doucement.

— Moi ?

— Oui, vous ! Même que vous m’avez trouvée dans le corridor et que vous m’avez embrassée ; même que…

La grosse fille s’arrêta, hésitante.

— Tu oses prétendre que je suis sorti ?

— Il ne fallait donc pas le dire ? demanda-t-elle, en jetant un coup d’œil sur Lorenza. Ah ! dame ! vous auriez dû me prévenir.

— Il y a de quoi en devenir fou ! hurla Roméo. Tu jures sur ton salut éternel que tu m’as reconnu, affreuse coquine ?

— Santo Padre ! dit la fille, vous commencez à m’ennuyer. Oui, certes, vous êtes sorti, et vous n’êtes rentré qu’une heure après, en désordre, comme un homme qui vient de faire un mauvais coup.

— C’est assez, dit Lorenza en se levant ; n’ajoutez pas à vos fautes, Roméo, par cette mauvaise foi insigne. Je vais pleurer dans ma chambre et ne vous reverrai jamais.

La servante sortit sans réclamer ses carlins. Roméo la regarda s’éloigner, et essaya de s’arracher les cheveux.

— Comprends-tu quelque chose à ce qui se passe ? me dit-il, comme s’il eût voulu me dévorer.

— Hélas ! répondis-je, je crois le deviner. Tu es somnambule, sans doute, mon pauvre ami ; tu fais en songe mille folies et ne gardes pas la conscience de tes actes.

— C’est vrai ! tu as raison, s’écria-t-il en bondissant ; je suis somnambule, en effet. On m’a raconté que, tout enfant, je me levais la nuit pour aller voler les pommes du verger. C’est un mal de famille ; ma défunte mère — qui pourtant était une sainte — faisait, pendant son sommeil, mille choses inattendues, à ce que m’a dit le cardinal. Mais, en ce cas, Lorenza ne peut m’en vouloir. On n’est pas responsable de ce qu’on accomplit en état de somnambulisme. Joseph, il faut qu’elle me pardonne, et je veux lui parler sur-le-champ.

— Non, elle est irritée ; elle ne voudrait pas t’entendre. Laisse-moi faire. Va m’attendre chez toi. Je lui expliquerai ton infirmité, et je vous réconcilierai.

Il s’en alla, l’excellent jeune homme. Lorenza, qui s’était enfermée dans sa chambre, consentit à m’ouvrir sa porte après quelques difficultés. Elle s’assit dans un grand fauteuil, ses beaux yeux humides de larmes. Je me mis à ses pieds et lui baisai les mains. Je lui dis que Roméo n’était pas coupable, et que, moi, j’étais amoureux ; que ce n’était pas la faute de ce garçon s’il était somnambule, et qu’elle était belle comme Vénus ; que c’était contre son gré que son amant se relevait pour courir la nuit, et que j’étais prêt à mourir pour elle. Je la regardai tant et si bien, en plaidant la cause de mon malheureux rival, qu’elle me donna un baiser.

— Tu as un cœur d’or, me dit-elle, — car on se tutoie à Rome quand on est vraiment ému, — tu défends ton rival, et tu m’adores. Je crois que c’est toi que j’aime, mais c’est lui que je dois épouser, pour le monde, pour le cardinal, pour le bruit qu’on a fait, et parce que j’en ai fait serment à la Madone. Un serment, c’est sacré. Toi, je t’aimerai comme on chérit un tendre ami, je te ferai mille caresses, mon Joseph ! Et, puisque tu le veux, je lui pardonne. Seulement, qu’il soit sage à l’avenir, sinon j’entrerai au couvent et j’épouserai Dieu.

— Et moi ? dis-je piteusement.

— Dieu ou toi, fit-elle en souriant.

Oh ! ces premières amours impossibles à déraciner ! Je m’en allai désolé, car j’avais peut-être espéré que Lorenza, malgré mon éloquence, ou justement à cause d’elle, ne pardonnerait pas à Roméo. Hélas ! la réconciliation fut complète ; et le mariage était sur le point de s’accomplir.

La veille du jour que je voyais arriver avec désespoir, Roméo vint me rendre visite, fort inquiet.

— Comte, me dit-il, quelques heures seulement me séparent de mon bonheur. Mais j’ai peur de faire des sottises cette nuit.

— Bon ! tu es fou, lui dis-je.

— Je me sens les nerfs tendus, et je me défie de ce maudit somnambulisme qui a déjà failli me brouiller avec Lorenza. Si je couchais chez toi ?

— Non, j’ai un rendez-vous.

— Que me conseilles-tu ?

— A ta place, répondis-je, je me ferais attacher dans mon lit.

— Méchant railleur ! Accompagne-moi au moins chez moi.

Je l’accompagnai. Quoiqu’il fût encore de bonne heure, il se coucha sans retard.

— J’ai sommeil, dit-il, et tu rendras témoignage que tu m’as laissé entre deux draps.

— Tache de ne pas rêver, répondis-je.

Cependant, le quartier de la Trinité dormait depuis quelques heures, quand la place des Pèlerins se remplit de gens à discrète allure. C’était une troupe de musiciens, portant des violons, des flûtes et des mandolines. Lorenza fut bercée par une musique douce. Bien qu’il eût été convenu que son avant-noce ne serait fêtée par aucune sérénade, elle n’eut point de courroux, et même elle sourit de la désobéissance de son amant. Il ne lui déplaisait pas que le nom de Lorenza fût célébré par les chanteurs. Mais les voisins se mirent aux fenêtres, car on est mélomane dans notre pays, et ce remue-ménage commença d’irriter le farouche passementier.

Le silence se rétablit enfin, et le calme. Les gens se rendormirent… Brusquement un appel de trompettes réveilla tout le monde en sursaut, y compris la belle fiancée qui croyait en avoir fini avec les sérénades. Elle écouta ! La galanterie dégénérait en esclandre. Des cors de chasse, des serpents, des clarinettes, des fifres aigus éclataient dans un fracas de fanfares, autour du lit où elle était couchée. Elle rougit de pudeur et de colère, en entendant son nom mêlé à des hourras sauvages. Naturellement, les voisins riaient à leurs croisées ; la place de la Trinité était en révolution. On pense que le père ne fut pas le dernier à ouvrir sa porte ; plein d’un juste courroux, il enjoignit à l’orchestre d’aller faire tapage ailleurs. Mais il fut mal reçu on le hua, et les instrumentistes ne quittèrent la place qu’après avoir exécuté un formidable finale.

Lorenza ne put se rendormir. Elle cherchait à s’expliquer la nouvelle lubie qui avait troublé la tête de son amant, lorsqu’il lui sembla que le ciel lui tombait sur la tête.

Quarante tambours, alignés sous ses fenêtres, battaient aux champs… On n’entendit qu’eux pendant un quart d’heure.

Dès que le bruit cessa, les volets de la boutique furent assaillis de coups de poing si lourds que la maison en trembla. C’étaient les tambours qui demandaient à boire. Éperdus de terreur, croyant être assiégés, le passementier et la passementière se cachaient sous leurs couvertures.

Lorenza eut une crise de nerfs ; mais elle n’appela personne et passa le reste de la nuit à verser des larmes.

Aussi trouvai-je ses beaux yeux tout rouges quand j’arrivai pour la voir, dans la matinée. Je voulais apprendre la vérité sur cette étrange histoire de vacarme nocturne, qui courait la ville. La pauvre enfant put à peine m’expliquer les choses ; son père, absolument furieux, déclarait hautement qu’elle n’épouserait pas le drôle qui les livrait à la risée publique. Je ne savais que dire, quand nous vîmes arriver Roméo endimanché, qui demanda en souriant :

— Est-il vrai, belle Lorenza, qu’on vous ait donné cette nuit je ne sais combien de sérénades ?

Personne ne répondant, je pris la parole :

— Pourquoi parles-tu de cela ?

— Parce qu’on est venu me réclamer de l’argent ce matin ; il paraît que j’ai fait des miennes en dormant.

— Ainsi, dis-je, c’est toi qui as organisé cet abominable charivari ?

— Il faut bien le croire, puisque j’ai couru toute la nuit pour cela. Mille gens m’ont vu. J’ai même donné des ordres écrits que je ne puis méconnaître… et je ne me souviens de rien…

Ah çà ! pourquoi ces figures consternées ? La musique n’a jamais compromis des épousailles.

— Sortez dit le passementier avec un geste inflexible, et ne remettez jamais les pieds ici !

Roméo, stupéfait, regarda sa fiancée et comprit que tout était perdu.

Il sortit, chancelant comme un homme ivre. On conviendra que l’occasion était bonne : je me tournai vers Lorenza, que ses parents entouraient.

— Vous me connaissez, leur dis-je, et Lorenza sait combien je l’aime. Il n’y a qu’une façon de faire taire les mauvaises langues et d’étouffer ce scandale. Donnez-moi votre fille. Je suis riche, je suis noble, et je vous réponds de son bonheur. Parlez, mon cher amour ; voulez-vous de moi pour mari ?

Je me mis à genoux devant elle. Elle consulta son père du regard.

— On ne se marie pas ainsi, dit le marchand.

— Pardonnez-moi, répondis-je ; le mariage est tout prêt, il n’y a que l’époux de changé. L’acte est fait d’avance ; on n’écrit les noms des fiancés qu’à la sacristie. Lorenza peut être ma femme dans deux heures, si vous le voulez.

— Mais son Éminence, qui doit bénir le mariage, s’attend à voir Roméo.

— Qu’importe !

— Vous croyez qu’Elle vous mariera en son lieu et place ?

— J’en suis sûr.

— Ma foi ! dit le père, ne trouvant pas d’autres raisons à m’opposer, si Lorenza y consent…

Je la regardai d’une telle façon qu’elle ne put s’empêcher de sourire.

— Qui l’aurait dit ? fit-elle.

— Moi ! répondis-je. Faites votre barbe, beau-père. A vos toilettes, mesdames ! On ne fait pas attendre un cardinal.

Tout le monde se dispersa. A midi, nous étions rassemblés. J’avais des palpitations de cœur et regardais de tous côtés, redoutant un contre-temps. Comme l’église était peu éloignée, on avait jugé les voitures inutiles. Ma belle fiancée descendit de sa chambre, rayonnante de grâce et de beauté. J’étais muet, inondé d’une folle joie. Il me tardait qu’elle fût à moi, pour l’emporter ! Son père lui donna le bras ; je conduisais la robuste mère, et Lorenzo nous suivait avec quelques voisins qui devaient servir de témoins. Saint-Sauveur-des-Champs, dont les vitraux coloriés étincelaient de soleil, était plein d’une lumière mystérieuse. Nous entrâmes dans une petite chapelle de la Vierge, qui avait une bonne réputation pour les mariages.

En attendant son Éminence, qui ne pouvait tarder à venir, je m’agenouillai près de Lorenza, le cœur débordant d’une adoration que je n’adressais qu’à elle.

Elle ne s’y méprit pas.

— Prends garde ! dit-elle, il ne faut pas tant s’aimer à l’église.

Pourquoi ? répondis-je, tout nous sourit, tout nous couronne. Rien ne prévaudra contre notre bonheur.

Le cardinal-prêtre entra, suivi de quatre enfants de chœur. Ce prince de l’Église, venant officier lui-même, c’était beaucoup d’honneur pour le pauvre Roméo. Après quelques cérémonies de début, il se dirigea vers moi, et m’adressa, avec un sourire, un regard d’intelligence. Lorenza, qui avait été jusque là passablement inquiète, suivit la direction de ce regard.

— Oh ! fit-elle…

Elle venait de voir Roméo ! Oui, Roméo lui-même, agenouillé sur un prie-Dieu, à son côté.

— Je suis un autre Roméo, lui dis-je. Pour t’obtenir, pour te posséder, je n’ai reculé devant aucun miracle. N’essaie pas de comprendre par quelle magie je me transforme de la sorte. Mais veux-tu me voir mourir à tes yeux ? Réponds « Non ! » quand le cardinal te demandera si tu consens à être ma femme…

Elle répondit « Oui ».

J’étais ivre de joie. Nous passâmes dans la sacristie pour signer l’acte de mariage.

— Per Baccho ! fit le cardinal, quand il me vit de près, je croyais avoir marié Roméo.

— Vous avez marié, répondis-je fièrement, le comte de Cagliostro, préféré par la belle Lorenza. J’espère, monseigneur, que votre Éminence ne regrettera pas l’honneur qu’elle nous a fait.

— Ma foi, non ! dit le cardinal, qui paraissait un compère et regardait beaucoup Lorenza. Mais je te préviens, comte, que j’embrasserai ta femme pour la peine.

— Volontiers, monseigneur.

— A la bonne heure. Signez, mes enfants.

Nous signâmes.

Mais alors, soudainement, un plain-chant terrible s’éleva d’une chapelle que, par la porte restée ouverte, on apercevait, tout illuminée de cierges, dans les profondeurs de la nef.

Dies iræ, dies illa,
Crucis expandens vexilla
Solvet sæclum in favillâ !

— Ah ! dit Lorenza frissonnante, j’ai peur !

— Rassure-toi, chère amie, dis-je en cherchant à maîtriser une étrange terreur qui s’emparait de moi ; c’est une messe des morts qu’on chante aux environs…

— Oui, nous dit Lorenzo qui s’était rapproché. N’avez-vous pas entendu parler de cette célèbre ballerine, condamnée par l’Inquisition ? C’est elle qu’on enterre.

Le plain-chant nous arriva, plus sombre et plus lugubre

Juste judex ultionis
Donum fac remissionis
Ante diem rationis !

— De profondis, dit son Éminence ; c’est l’enterrement d’une très étrange fille, qui s’est enfuie à Rome, après avoir étranglé à Palerme la révérende mère du couvent des Dames-Nobles. J’ai été l’un de ses juges. Elle est morte avant le bûcher, et comme elle s’était réconciliée, on lui a accordé les prières de l’Église. Mais avancez, belle Lorenza, et tenez la promesse de votre mari.

Fiorella ! Fiorella ! Une sueur froide coula sur mes tempes. Épouvanté, épouvantable sans doute, j’attirai sur mon cœur, j’enveloppai de mes bras Lorenza interdite, et je m’enfuis en emportant mon trésor, pendant que le terrible chant des psalmodistes mugissait derrière moi et me poursuivait comme une malédiction.

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