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Véritables mémoires de Cagliostro

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XI
Où Mme de Valois parle beaucoup, croit qu’elle dit la vérité et ment à son ordinaire.

Si j’ai jamais eu besoin de consolations, si j’ai jamais eu dans ma vie un jour de découragement, c’est lorsque je sortis de l’audience que le baron de Weisshaupt m’avait difficilement accordée.

— Je n’ai point de temps à perdre, me dit-il, et vous avez eu tort d’insister pour me voir. Vous n’êtes point un sot, mais vous êtes presque aussi dangereux que si vous l’étiez. Votre moi vous occupe trop ; vous ne méritez pas de travailler à l’œuvre. Vous êtes un amuseur, un excentric, comme on dit à Londres où vous allez. C’est bon. Je vous tolère. Partez, conduisez-vous bien. Je n’ai plus besoin de vous.

Ce n’est qu’à Londres que je pus réconforter mon esprit, troublé par ce que j’appelais alors une noire ingratitude.

Je voulus essayer de reprendre dans cette ville grise mon existence d’autrefois ; mais quelque chose me séparait de mon passé, et j’avais peine à retrouver en moi le vieil homme. Lorenza se fit mon ange gardien et devint plus que jamais le premier intérêt de ma vie.

Nous étions un soir fort ennuyés d’un temps de pluie et de boue qui durait depuis plusieurs jours, quand le marteau de notre porte retentit plusieurs fois. Il s’agissait, sans doute, d’un visiteur d’importance. On ouvrit.

Le visiteur était une visiteuse en habit de velours et en grande coiffe. Elle rejeta sa calèche sur ses épaules et nous montra une petite tête pâle.

— Jeanne !

— Madame de Valois !

Jeanne fit une révérence à ma femme, une révérence de cour, s’il vous plaît, et me dit avec un léger accent de raillerie :

— Voulez-vous me donner la main, comte ?

— Assurément, répondis-je.

— Nous avons été ennemis, mais cela peut s’oublier, car nous avons passé, vous par l’exil, moi par le feu.

Nous la considérions avec étonnement. Comment se trouvait-elle à Londres ? L’épouvantable arrêt qui l’avait frappée me revenait en mémoire, et je me souvins de toutes les circonstances que j’en avais vues dans les gazettes.

Quand on lui avait lu sa condamnation, elle avait haussé les épaules et regardé les gens en pitié. Ce qui ne l’avait pas empêchée, un peu après, d’être prise de convulsions qui avaient duré trois heures, et pendant lesquelles elle avait brisé, rompu, tordu tout ce qui lui était tombé sous la main. Cela s’était calmé, et elle avait passé quelques jours assez tranquille. Elle attendait sa grâce, qui ne pouvait lui manquer, disait-elle. Et lorsqu’il lui venait quelque doute à l’esprit, elle regardait du côté de Versailles et murmurait entre ses dents serrées :

— Prends garde !

Le 21 juin, une petite fille, qui la servait depuis qu’elle était entrée à la Conciergerie, vint l’éveiller et lui dit :

— Madame, levez-vous.

— Ah ! quel ennui ! fit la jolie Jeanne, je dormais si bien.

Elle dormait bien, en effet, et dans un désordre charmant qu’autorisait la grande chaleur.

Elle se couvrit, un peu rougissante de s’être trop bien vue, et mit des bas de soie et des souliers plats.

— Que me veut-on ? dit-elle.

— Madame, c’est qu’on vous demande au parloir.

— Enfin ! dit Jeanne, qui voyait arriver sa grâce et la liberté. Comment faut-il que je me mette ?

— Très simplement, madame ; ce n’est pas pour aller bien loin.

La fillette répétait une leçon. La comtesse passa une robe du matin, mit un mantelet et prit ses gants.

— J’aurais bien besoin d’être peignée, dit-elle.

— On a dit que ça ne faisait rien.

Elle sortit. Quatre hommes l’entourèrent, hauts, poilus, vigoureux, de mauvaise mine.

— Qu’est-ce ? Que me voulez-vous ?

Ils la saisirent par les poignets et l’entraînèrent ; d’autres hommes qui étaient derrière elle la poussaient du genou dans les reins. On lui fait descendre le grand escalier de la Conciergerie, et on la conduit, criante et frémissante, devant un greffier qui lui lit son arrêt.

— On me tuera plutôt ! s’écrie-t-elle en bondissant sous les mains de fer qui l’étreignent.

Le greffier s’écarte elle aperçoit le bourreau agenouillé, retournant un fer rouge sur une braise ardente.

— Non ! répète-t-elle, non, plutôt la mort ! — Antoinette !…

A ce nom, les valets du bourreau la jettent à terre, étouffent ses cris dans la poussière, écartent ses vêtements, et des lanières sifflantes tracent de longs sillons sur la chair de la victime. Mais ces hommes ont hâte d’en finir, comme s’ils avaient horreur de leur action. Peut-être était-elle recommandée — ou protégée… Protégée, juste ciel ! Elle fut à peine frappée trois fois. Éperdue et presque sans connaissance, une douleur aiguë, atroce, la rappelle à elle-même ; elle sent la chair de son épaule gauche grésiller sous la fleur de lys rouge ; un soubresaut nerveux, invincible, l’arrache à ses bourreaux ; elle veut fuir ; l’exécuteur saute sur elle ; elle trébuche, tombe, se retourne sous lui, et le fer qu’il veut appliquer à l’épaule droite, écrase, brûle et meurtrit le beau sein de Jeanne, le sein droit, — le seul.

C’est fini. Elle se relève, folle de terreur et de colère, vomissant mille imprécations qui font pâlir ses tortureurs ; elle menace le ciel, et, tendant ses poings au couchant :

— Si c’est ainsi qu’on traite le sang des Valois, s’écrie-t-elle, quel sort est donc réservé au sang des Bourbons !

Voilà ce qu’on m’avait raconté. Et j’avais remarqué que la ligne de projection de ses bras tendus, qui se dirigeaient du côté de Versailles, avait dû passer par la place Louis XV, que les Français ont appelée depuis place de la Révolution.

La triste exécution avait eu lieu, du reste, à une heure indue et devant peu de monde. Excellente précaution, car il paraît que la pauvre Jeanne eut de graves écarts de langage. Les curieux et amateurs de supplices furent prévenus trop tard, et Paris, qu’on privait d’un divertissement, s’en vengea par cette épigramme :

A la moderne Valois
Qui contestera ses droits ?
La cour des pairs elle-même,
Quoiqu’on termes peu polis,
Lui fait, par arrêt suprême,
Endosser les fleurs de lys.

Cependant, après les premiers mots de notre entretien, Jeanne devint muette et rêveuse ; elle pensait sans doute aux choses que je viens de rappeler, et je ne savais comment renouer la conversation. Elle se décida à rompre le silence.

— Comte, dit-elle, êtes-vous toujours en rapport avec ce que vous appeliez « la Lumière » ?

— Oui, dis-je, mais j’ai cessé d’être un des maîtres de l’ordre.

— Pourquoi cela ?

— Parce que vous m’avez trompé.

Elle me regarda d’un air singulier.

— En êtes-vous bien sûr, comte ?

— Parfaitement. J’ai eu l’honneur de voir et d’entendre la baronne d’Oliva et son poupon. C’est une fort agréable reine, mais qu’il est difficile de compromettre.

— J’avais cette fille sous la main, je m’en suis servie, mais qu’est-ce que cela prouve ?

— Cela prouve que vous avez fait jouer au cardinal le rôle du chien qui lâche la proie pour l’ombre.

Elle eut encore le regard qu’elle avait eu un moment auparavant, et répéta :

— En êtes-vous bien sûr ?

— Oui, dis-je en me levant, car je me sentais irrité par ce cynisme ; ne vous moquez plus de moi, comtesse, si vous voulez que nous restions amis. Qui ne connaît le rôle de cette « poupée » ?

— J’ai aimé la reine, dit Jeanne de Valois, sans paraître m’entendre ; vous ne savez pas à quel point il est facile d’aimer les reines. Oui, même en complotant contre elles, même en les trahissant, quelquefois on les aime. Qui vous dit que je n’ai point fabriqué tout exprès ma « poupée », pour endosser les imprudences de l’original ?

— Calomnie ! invention ! m’écriai-je ; comtesse, mentirez-vous toujours ?

— Écoutez-moi tranquillement, voulez-vous ? Si j’ai commis le crime dont on m’accuse, — si moi, qui disposais de la bourse de Rohan et de celle de vingt autres, seule, sans complices, j’ai profané la majesté royale, souillé un nom auguste, trompé un diplomate, ouvert des jardins fermés à tous, dans le seul but de voler un collier, — pourquoi ne m’a-t-on pas tuée ? On pend les servantes qui volent un écu.

— Mais non pas les grandes dames qui volent un million, répondis-je.

— Soit ! Dans tous les cas, l’affaire finie, il est bien convenu que je suis un monstre en exécration à la cour où j’ai commis de pareilles infamies ?

— Certes !

— Et à la reine encore plus, à cette reine innocente et calomniée ?

— Vous l’avez dit.

— Et vous m’accordez que tout nouveau rapport, toute entente, toute convention avec moi, ne pourrait que la déshonorer ?

— Où voulez-vous en venir ?

— A ceci. Lorsque j’entrai à la Salpêtrière et que je revêtis l’habit d’ordonnance, voilà ce que je dis à l’abbé Tillet, aumônier de la maison : « Monsieur le curé, gardez vos sermons, la justice est morte. S’il en existait une sous le ciel, la reine devrait être ici à ma place, puisque tout mon crime est de l’avoir trop bien servie. » Ceci fut dit devant cent personnes, et on le répéta. Le curé Tillet reçut l’ordre de me traiter avec égard.

— C’était de l’indulgence.

— Si vous voulez. On a été indulgent aussi pour Rétaux de Villette, mon secrétaire, celui qui s’est avoué coupable d’avoir contrefait l’écriture de la reine. On l’a banni. Contrefaire une signature royale, bagatelle ! S’il eût contrefait la signature d’un simple bourgeois, il eût été pendu.

— Hum !

— En août dernier, on m’annonce une visite. « Qui est-ce ? — Madame de Lamballe, me dit la supérieure, sœur Victoire. — Je ne veux pas la recevoir. » On rapporte cela à la princesse, qui insiste et qui veut me parler à tout prix. « Madame, lui dit-on, c’est impossible. — Et pourquoi ? — Parce que Mme de Valois n’y est pas condamnée… » Le mot venait de moi.

— Hum !

— Je rêvais, j’attendais ; je ne regrette pas ces mois de prison, comte. J’y ai gagné. Je vous fais grâce des encouragements secrets qui me parvenaient, des billets qui me conjuraient d’oublier, des prières que j’ai repoussées ; vous ne me croiriez pas, puisque je n’ai pas de preuves. Enfin, une pauvre fille, Marianne, qui me servait dans la prison, car on m’y traitait en grande dame, m’offre de fuir. Je refuse ; elle insiste ; un désir de liberté me monte à la tête ; j’accepte. Savez-vous ce que cette fille m’apporte le lendemain ?

— Non.

— Un costume de cavalier d’une valeur de cent livres. « Qui a payé cela, Marianne ? » Elle ne répond pas. Je m’habille, je sors, je m’égare ; je rencontre la supérieure, des surveillantes qui ne font pas semblant de me voir. Il y avait de l’argent dans mes poches. J’arrive à la porte, on l’ouvre, et qui est-ce que je trouve en arrivant au bord de la Seine ? Marianne, qui m’attendait pour m’accompagner.

— Croyez-vous donc n’avoir pas d’amis ?

— Pardonnez-moi. Ce que je vous dis est la preuve du contraire. Enfin je pars pour Londres. M’y voici, et j’y attends Mme de Polignac.

— Mme de Polignac ?

— Elle-même. Je dois la voir demain.

— Comment la surintendante de la maison de la reine pourrait-elle quitter Paris ?

— Pour des raisons de santé. Elle vient prendre les eaux de Bath.

— Pourquoi vous verrait-elle ?

— Pour m’apporter deux cent mille livres. J’en ai été prévenue par le baron de Breteuil. Connaissez-vous l’écriture de la princesse de Lamballe ? Lisez.

— Oui, ce sont bien ses pattes de mouches. Il est question de papiers que vous devez remettre en échange de deux cent mille livres.

— Et c’est là le motif de ma visite. Ces papiers dont on m’offre deux cent mille livres, voulez-vous m’en donner un million ?

— Moi !… et pourquoi faire ?

— Pour vos amis de « là-bas ».

— Je ne suis pas autorisé. Et puis, je voudrais voir les deux cent mille livres.

— Venez demain, vous les verrez.

Je les vis, en effet. La duchesse de Polignac partie, la comtesse les mit devant moi dans son secrétaire. On en pensera ce qu’on voudra.

Les femmes ont toujours une arrière-pensée. Jeanne de Valois me retint quand je voulus sortir. Elle avait quelque chose à me dire. Elle me fit jurer que j’étais un grand médecin, et se déshabilla ensuite, en rougissant, jusqu’à la ceinture. Ce démon avait des pudeurs de jeune fille. Elle me demandait — simplement — de faire disparaître le terrible stigmate dont on l’avait marquée. Je le regardai longtemps. Le sein meurtri avait repris sa forme pure. C’était à la fois affreux et charmant.

Je mis un baiser sur la marque et lui dis :

— Il n’y a pas autre chose à faire.

Deux ans après, Jeanne de Valois se jeta par la fenêtre. L’une de ses fleurs de lys la gênait ; on devine bien laquelle.

FIN DU LIVRE DEUXIÈME

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