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Véritables mémoires de Cagliostro

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III
Où il est question d’une demoiselle qui avait une puce dans son corsage, et d’un bourgeois en lévite marron qui ne voulait pas qu’on parlât du Diable.

La journée avait été fort triste ; c’était la cinquième de notre voyage ; nous ne devions pas tarder à apercevoir les premières maisons de Merspurg. Une pluie fine, qui était plutôt une brume épaisse, estompait les lointains et couvrait la campagne d’une sorte de voile. Le ciel gris de plomb, où l’on ne pouvait deviner la marche du soleil, s’obscurcissait de plus en plus, — sombre et pesante coupole qui prenait çà et là des teintes plus foncées ; l’air était étouffant et plein de tensions orageuses.

La route gravissait une colline au sommet de laquelle je distinguai un gros bâtiment carré, à large enseigne criarde, peinte de ce rouge ennuyeux dont les Allemands, par une fantaisie grossière, badigeonnent volontiers leurs maisons, et même leurs églises. Ce devait être l’hôtel de la Poste. Je ne me trompais pas.

Notre entrée parut causer un certain tumulte dans la maison. L’hôte, obséquieux, son bonnet sous le bras, se plaignit d’un encombrement de voyageurs qui ne lui permettait pas de nous recevoir comme il l’eût désiré. Le bateau qui faisait la traversée de Souabe en Suisse avait été fort avarié l’avant-veille, par un incendie dont la cause était demeurée inconnue, et les personnes venues à Merspurg pour s’y embarquer se voyaient contraintes d’y séjourner. Cet incendie, qui avait motivé ce séjour, me fut matière à réflexions. Je connaissais les façons des Illuminés ; ils s’entendent parfaitement avec le hasard. Cependant, l’hôte nous conduisit dans des chambres assez propres, où nous attendîmes l’heure du souper, qui devait avoir lieu dans la salle commune.

Ma belle Lorenza, dont le succès était la plus chère de mes joies, fit une de ces toilettes dont elle avait le secret. Je ne sais comment elle s’y prenait, mais avec un ruban, une fleur, un flot de dentelles, elle se composait des parures dont le principal attrait était l’étrangeté. Il y a du génie à ces choses-là, et elle n’avait pas de rivale dans l’art de sertir sa beauté. Je l’admirais chaque jour davantage : c’était le Protée de la séduction ; elle était femme à demeurer toujours supérieure à la fortune que je pourrais lui faire.

L’heure du souper venue, ce ne fut pas sans une certaine émotion que j’entrai, donnant le bras à Lorenza, dans la salle à manger de l’hôtel où se trouvaient déjà quatre personnes.

La première qui attira mon attention fut une assez jolie femme, à l’air tout à fait extravagant. Je la reconnus, l’ayant rencontrée naguère à la cour de Pologne ; tout Varsovie s’entretenait alors de l’amour insensé du comte de Brulh, grand écuyer, qui se ruinait pour cette créature. On la nommait Mlle Renaud ; son métier était de danser, quand cela l’amusait, au grand théâtre de Vienne. Capricieuse et libertine au delà de ce qui est toléré par l’indulgence de la bonne compagnie, c’était un mauvais sujet dans toute la force du terme. D’ailleurs, gâtée au physique comme au moral. La voix publique m’avait renseigné là-dessus, et même, je m’en étais entretenu avec le comte de Casanova, qui avait promis de n’en point parler dans ses Mémoires, et qui n’a pas tenu sa parole, comme un aventurier qu’il est.

A côté d’elle se tenait assis un bonhomme en lévite marron, qui devait être un bourgeois de la contrée, venu à Merspurg pour la foire prochaine ; il avait un peu de l’air d’un ministre huguenot et se montrait fort scandalisé des façons de sa voisine, qui ne cessait de folâtrer et de rire, et ouvrait de temps à autre son corsage, pour y chercher une puce qu’elle avait gagnée, disait-elle, peu de jours auparavant, à la cour de l’électeur de Trêves. Une puce archi-épiscopale.

Mlle Renaud nous salua d’un geste délibéré et passablement protecteur. Je m’inclinai, en modifiant l’apparence de mon visage, pour éviter d’être reconnu par cette étourdie. Dès que j’eus tourné les yeux vers deux jeunes femmes qui occupaient le haut bout de la table, je ne m’occupai plus que de celles-ci.

Bien qu’elles se ressemblassent assez peu, il était aisé de deviner qu’elles étaient sœurs, et quelques mots de leur conversation m’apprirent qu’elles étaient françaises.

L’aînée — tout au plus avait-elle vingt ans — me surprit par le jet hardi de son regard ; évidemment elle ne devait avoir peur de rien. En revanche, on pouvait avoir peur d’elle. Elle était d’une beauté irrégulière, tout à fait saisissante. Très délicate de façons, assez petite et svelte, non sans un peu d’embonpoint, je retrouvais en elle le charme attractif qui émanait de Lorenza. De grands yeux bleus, pleins d’expression et de vague tendresse, illuminaient son visage, pendant que ses sourcils noirs et bien arqués annonçaient le courage et une volonté hautaine. Elle me fit l’effet d’une grande dame à l’état d’éclosion. Son visage ovale était plein de fierté, mais sa bouche rose et souriante, meublée de petites dents nacrées, corrigeait ce grand air par un sourire enchanteur. Ses mains blanches et fines, d’un pur dessin aristocratique, avaient des doigts longs et déliés ; j’ai rarement vu de plus petits pieds que ceux qui se cachaient dans ses mules. Embellissez tout cela d’une blancheur neigeuse, vivante et frissonnante, étrangère aux pâleurs de la cire et aux tons mats de l’ivoire, et vous aurez le portrait de cette dangereuse créature.

Il faut tout dire pourtant. Je vois bien et je vois tout. Les contours gracieux de son buste avaient quelque chose d’inquiétant. Quand son corsage se gonflait sous l’effort de la respiration, il ne se soulevait que d’un seul côté. Le sein gauche demeurait immobile, comme si Dieu l’eût fait d’airain, pour y renfermer un cœur redoutable. Il y avait peut-être une autre raison à cela.

Il était difficile d’être jolie auprès d’une pareille aînée. Aussi la sœur cadette n’y mettait-elle aucune prétention. Fillète — sa sœur l’appelait ainsi — me fit l’effet d’une belle petite commère de seize à dix-sept ans, rebondie sur toutes les faces, blonde, rieuse, épanouie, et telle qu’un honnête homme eût très bien pu s’en contenter.

Je m’étais assis à côté de Lorenza, non loin des deux voyageuses françaises. Le souper fut d’abord assez maussade, comme il arrive en voyage, quand les convives sont inconnus les uns aux autres. Mlle Renaud, qui ne détestait rien tant que le silence et l’immobilité, ne tarda pas à rompre la glace. Elle nous déclara nettement qu’elle était une bonne fille, — ce dont je n’avais aucun motif de douter, — et qu’elle avait les plus belles jambes de l’Europe ; pour un peu elle les eût montrées. Elle voyageait afin de se désennuyer des deux derniers amants qu’elle avait eus, et s’en allait à Paris, où elle entrerait au couvent, dans l’intention de faire pénitence ; mais il était possible qu’elle s’en fît enlever, si elle trouvait quelque bonne occasion ou un engagement à l’Opéra. Tout en ponctuant ce beau discours de maintes rasades de vin de Champagne, elle nous demanda qui nous étions, d’où nous venions, où nous allions, et quels étaient nos projets. Il est vrai qu’elle n’attendait pas nos réponses à ses questions.

Subitement, après un dernier cornet avalé, elle tomba dans la mélancolie, abandonna le dé de la conversation, et, se renversant sur son siège, se prit à regarder au plafond les fumées du vin qu’elle avait dans la tête.

Son bavardage avait fait naître quelque familiarité entre les convives ; seul, le bourgeois à l’air de pasteur huguenot gardait un air grave et se tenait coi. Je ne dissimulai pas que j’étais le chevalier Pellegrini, et de leur part les deux dames françaises nous dirent qu’elles se nommaient Jeanne et Fillète de Saint-Rémy. Elles étaient orphelines, libres de leurs personnes, et poursuivaient un procès qui devait leur assurer la possession d’un des plus grands domaines de France, injustement soustrait à leur famille. On leur avait fait espérer la protection puissante, presque souveraine, d’un grand seigneur qu’elles n’avaient pas craint d’aller chercher à Vienne. Mais, chemin faisant, elles avaient reçu l’avis que le personnage auprès duquel elles voulaient solliciter revenait en France, et elles avaient jugé inutile de pousser plus avant.

— Peut-on, sans indiscrétion, leur dis-je, vous demander quelles sont les terres que vous revendiquez ?

— Cela n’est point un secret, répondit Jeanne de Saint-Rémy ; ce sont les fiefs de Fontête, d’Essoyes et de Verpillière.

— Diavolo ! m’écriai-je, ce sont, si je ne me trompe, des fiefs relevant de la couronne ?

— Il est vrai, répondit la jeune fille.

— Oh ! repris-je en souriant, cela n’a rien qui m’étonne. Savez-vous ce que j’ai vu distinctement dans vos cheveux, quand j’ai eu l’honneur de m’asseoir auprès de Votre Beauté ?

— Quoi donc ? dit-elle.

— Une fleur de lys d’or.

Je ne mentais qu’à demi, ce qui est admirable pour un sorcier. Par une hallucination qui me parut alors fort saugrenue, ce n’était pas dans les cheveux de Jeanne de Saint-Rémy que j’avais vu la fleur de lys, mais sur son sein vivant, sur celui qui palpitait !

La belle demoiselle devint toute rouge, d’étonnement peut-être ; le sang montait à sa jolie tête.

— Monsieur, dit-elle, êtes-vous seulement le chevalier Pellegrini ?

— Par Protée ! répondis-je, un seul nom pour un homme comme moi, ce serait peu de chose ! Je suis aussi le comte Harat, le génie Phœnix, Belmonte, qui a vécu dans le monde souterrain des Pyramides, le marquis d’Anna, et votre serviteur, le comte de Cagliostro.

— Cagliostro ! s’écria la Renaud en bondissant sur sa chaise. Eh ! parbleu ! oui, c’est lui. Ah ! comte, cette fois, je ne vous quitte pas que vous n’ayez tiré mon horoscope.

— Bon ! il n’est point d’avenir certain pour une tête comme la vôtre : je vous prédirais le paradis que vous vous jetteriez en enfer pour me faire pièce.

— Monsieur, me dit d’un ton revêche le bourgeois en lévite marron, ne parlez pas de l’enfer, je vous prie.

J’allais lui demander la cause de cette observation, quand la belle Jeanne, qui me regardait fixement depuis que j’avais dit mon nom, me parla en ces termes :

— Monsieur le comte, on s’inquiète beaucoup de vous en France, et vous voyez que les jeunes filles elles-mêmes y savent votre nom. Les pouvoirs qu’on vous attribue sont tellement extraordinaires qu’on ne sait ce qu’il faut en croire. J’admire le hasard qui nous a fait vous rencontrer. Êtes-vous réellement mon serviteur, comme vous le dites ?

— N’en doutez pas, mademoiselle.

— Eh bien ! je veux mettre votre science à l’épreuve, — si madame y consent, ajouta-t-elle en s’inclinant vers Lorenza, — car je devine la comtesse de Cagliostro à son incomparable et merveilleuse beauté.

Lorenza rougit et, avec sa franchise italienne un peu naïve, envoya un baiser du bout des doigts à la jolie Française.

— Vous allez me demander, repris-je, votre bonne aventure ?

— Bonne ou mauvaise, répliqua Jeanne gravement.

— Il se peut que je vous la dise ; mais vous voyez que nous arrivons à peine au dessert, et nous pouvons remettre à plus tard nos petites diableries.

— Monsieur s’écria de nouveau le bourgeois à mine huguenote, ne parlez pas du diable, je vous en conjure.

— Vous êtes donc bien sensible aux choses théologiques ? Diablerie est mis là pour expérience. Est-ce que vous croyez au diable, par hasard ?

— Et vous, dit l’étranger, est-ce que vous n’y croyez pas ?

On n’est pas maître de certaines faiblesses d’esprit. Cette voix était si froide, ce visage glacé me regardait d’une si étrange façon, que j’en eus un instant la langue paralysée ; un tressaillement, je ne sais pourquoi, me parcourut le corps. Je ne fus pas le seul à éprouver cette impression de gêne et presque d’épouvante. La belle Jeanne demeura pensive ; Mlle Renaud elle-même ne s’avisa point de bavarder. On desservit ; nous restâmes assis autour de la grande table de l’auberge, silencieux : personne ne songeait à se lever. Les chandelles, dispersées çà et là, ne donnaient qu’une faible clarté. Par les fentes des volets qu’on venait de clore, nous arrivaient des jaillissements de lumière subite ; c’étaient des éclairs. La pluie ne tintait plus sur les vitres ; mais le vent gémissait dans les corridors, faisait crier l’enseigne, et l’orage gronda. En même temps, une horloge d’église sonna dans le lointain. Dix coups lents, solennels ; il était dix heures du soir ; deux coups de tonnerre complétèrent minuit. Mlle de Saint-Rémy leva vers moi son visage.

— Je vous ai interrogé, dit-elle.

— Exigez-vous que je réponde ?

— Oui.

— Vous serez donc satisfaite. Mais, ajoutai-je avec un sourire qui fut le dernier de la soirée, la divination ne va pas sans quelque charlatanisme, et il y a certains instruments indispensables que je dois aller chercher.

Quand je revins dans la salle, après une très courte absence, je plaçai sur la table quelques objets nécessaires à mes expériences. Ma femme m’observa et me dit, très émue :

— Qu’as-tu, Joseph ?

— Rien, répondis-je d’une voix que j’entendis trembler.

Lorenza me conta plus tard qu’elle ne m’avait jamais vu aussi pale que je l’étais en cet instant.

Les demoiselles de Saint-Rémy et la Renaud se levèrent à mon entrée ; quant au bourgeois, il s’était retiré dans le coin le plus éloigné de la salle, sans doute pour n’avoir rien à craindre de mes « diableries ».

Je dis à Jeanne de Saint-Rémy :

— Vous voulez savoir, vous saurez. Donnez la main à l’Initiée.

Lorenza, que je désignais, frémit à cette parole. Elle ne se prêtait jamais sans un peu d’effroi à mes opérations magiques. Elle me dit : « Non, pas ce soir ! Cet orage m’a brisée. Je t’en prie… » Je comptais précisément sur l’orage qui, d’ordinaire, exaltait singulièrement l’organisation nerveuse de ma femme. Quand il tonnait, il me suffisait de diriger mon regard vers ses tempes ou vers son épigastre, pour qu’elle frissonnât tout entière et qu’elle vît les yeux fermés. Je lui répondis sévèrement : « Obéissez. » Elle courba le front et s’affaissa dans son fauteuil, le regard presque éteint, les lèvres balbutiantes.

Sur un signe que je fis, Mlle de Saint-Rémy se rapprocha. Elle se plaça en face de Lorenza, à qui elle livra sa main, non sans un peu de défiance. Lorenza prit cette main dans les siennes et la pressa lentement. Ses yeux se vitrèrent ; sa physionomie changea, eut une expression de souffrance et d’angoisse ; ses joues se creusèrent, ses lèvres bleuirent, et l’un de ses seins fléchit. Elle arrivait, sous l’empire d’une puissance inconnue, à ce phénomène d’assimilation, que je demandais, moi, à des artifices matériels. Oui, Lorenza se prit à ressembler à Jeanne, mais d’une façon lugubre et désastreuse, comme un fantôme agrandi, et, de ses lèvres blêmes, avec un effort d’arrachement, sortirent ces mots lamentables :

— PRENEZ PITIÉ DU SANG DES VALOIS !

— Non ! non ! s’écria Jeanne, en retirant sa main à l’Inspirée, pas cela ! pas cela ! Vous nous connaissez, monsieur, et vous nous rendez victimes d’une infâme comédie.

— Croyez-vous ? répondis-je en lui désignant Lorenza ; regardez-la bien.

Jeanne s’approcha de ma femme, lui renversa la tête en arrière, la contempla longuement, compara ce visage sinistre à la beauté rayonnante qui l’avait auparavant éblouie, et s’écria :

— Réveillez-la, monsieur le comte, réveillez-la ! elle me rendrait folle. Oui, tout cela est vrai. J’ai souffert ce qu’on lit sur ce front altéré : le froid, la faim, les coups, les morsures ! J’ai gravi mon calvaire, enfant ! Prenez pitié du sang des Valois ! Oui, j’ai mille fois répété ces paroles douloureuses, mendiant, à demi-nue, sous la pluie, dans la neige, brûlée par le soleil, glacée par le vent, — moi, la petite-fille de François Ier ! Car vous avez vu la fleur de lys briller à mon front !

— Calmez-vous ! lui dis-je, car je sentais que la crise de Lorenza devenait contagieuse, calmez-vous, je le veux !

— Soit, dit-elle affolée, je vous promets d’être sage…

Ce mot soumis et caressant, qui me répondait de son obéissance, me toucha profondément. Je réveillai Lorenza, en la baisant sur les yeux et en soufflant sur ses paupières. Fillète et Mlle Renaud me considéraient avec un effroi superstitieux ; dans son coin, le bourgeois demeurait sans mouvement et sans parole, m’épiant, m’inquiétant presque, car il était le seul des personnages présents sur lequel je n’eusse aucune information, et se trouvait là sans doute par un hasard véritable. Jeanne de Valois reprit :

— Ce n’est pas dans le passé que je demande à lire, c’est dans l’avenir.

— Si vous voulez connaître l’avenir, mademoiselle, dis-je à la noble Jeanne qui me regardait avec ses grands yeux, il nous faut interroger un être assez pur pour entrer en communication avec les puissances immatérielles, et, néanmoins, ce ne peut être un enfant. Le VOYANT ou la VOYANTE doit avoir atteint l’âge de puberté et posséder l’innocence la plus parfaite.

— Ma sœur Fillète, répondit-elle, est justement ce que vous souhaitez. Si vous acceptez sa médiation, nous éviterons de mettre de nouvelles personnes dans la confidence de nos secrets, et ce me sera une garantie de votre sincérité.

Ces derniers mots me prouvèrent que la jeune personne, quoique fort émue, ne laissait pas de raisonner assez nettement. A ma grande surprise, Fillète fit une forte résistance, et ne céda que devant l’ordre formel de sa sœur : je vis le moment où elle allait s’accuser d’une faiblesse de cœur pour échapper à l’honneur que nous voulions lui faire ; mais Jeanne répondit de sa cadette, et nous la donna pour une « petite bête » sans amour et sans malice.

Cette intelligence naïve n’empêchait pas la petite sœur d’avoir des nerfs, et je m’en assurai en la regardant de près. Elle me parut propre à l’expérience que nous allions tenter. Pendant que les voyageuses s’entretenaient à voix basse, avec une discrétion mêlée de terreur, je disposais sur la grande table l’appareil de divination. Par-dessus une toile très fine et d’une blancheur complète j’étendis le grand tapis maçonnique noir, où étaient brodés en rouge les signes cabalistiques des Rose-Croix du degré supérieur. Au centre je plaçai une carafe de cristal parfaitement transparente, contenant de l’eau de pluie parfaitement pure. Je la consacrai aux sept planètes, en y jetant sept pincées de poudres métalliques d’une extrême finesse, empruntées aux sept métaux majeurs. L’eau prit des teintes nuageuses, avec de bizarres ondulations. J’entourai la carafe de divers emblèmes défensifs et de fioles pleines d’eau lustrale, placées entre deux petites idoles égyptiennes en jade vert, révérées par les mages. Derrière la carafe se dressa le crucifix particulier qui préside à ces sortes d’opérations. Je prononçai les mots qui commandent aux génies révélateurs, et je fermai la carafe au moyen d’un disque de cristal sur lequel j’apposai un cachet de cire verte, portant l’empreinte auguste du Tétragrammaton.

Au moment où je terminais ces préparatifs, un coup de foudre fit trembler l’auberge tout entière et me jeta dans l’épouvante. Le ciel s’associait évidemment à mes travaux ; les génies des régions éthérées, trop souvent sourds à la voix des mortels, planaient au-dessus de nous ; je ressentais l’horreur pieuse qu’inspire la présence des êtres invisibles.

Fillète, habillée salon les rites, c’est-à-dire toute nue sous une étoffe blanche, était agenouillée devant la table et contemplait avec un vague effroi le cristal limpide où se reflétaient les clartés voisines. On lui couvrit la tête d’un voile léger qui n’interceptait pas la vision, et sous lequel je fis brûler des parfums enivrants. La myrrhe, le cinnamome, l’encens s’élevèrent en blanches vapeurs, retenues autour du front de la Colombe, — c’est le nom qu’on donne aux jeunes médiatrices, — par la gaze qui l’enveloppait. Alors je l’appelai :

— Fillète.

Tout le monde était dans l’attente ; je tirai mon épée que j’agitai au-dessus de nos fronts et que je posai ensuite sur la tête de l’enfant.

— Regarde, fis-je, et dis ce que tu vois.

— Je ne vois rien, répondit-elle au bout d’un instant.

— Regarde mieux, repris-je en levant l’épée, de façon à ce que sa pointe touchât le front de la Colombe, et parle au nom de Dieu ! parle au nom du Glaive !

— Il sort du feu de l’épée, dit la Colombe ; retirez-la.

— Pas avant que tu aies parlé.

— Hélas dit-elle toute tremblante, je vois des nuages, des gens armés, des batailles, des tempêtes, mais tout cela se mêle et je ne distingue rien.

— Les Génies vont descendre ; regarde toujours. Dis-moi le sort du sang de tes veines !

— Je vois, dit Fillète d’un ton plus assuré, un grand espace découvert où le jour se fait lentement. C’est une campagne superbe, avec des ruisseaux, des lacs et des grands arbres sous lesquels se promènent des seigneurs et des dames. Il y en a une plus grande que les autres. C’est… non, je me trompais ; c’est une paysanne, une laitière ; tous ces gens-là sont des paysans ; mais qu’ils sont beaux et bien parés ! Il est fâcheux que l’orage gronde toujours. Pourtant le ciel est bleu. Il y a, dans le fond, une petite femme qui s’avance en casaquin rayé, vert et rose ; on dirait ma sœur Jeanne lorsqu’elle va au Cadran-bleu avec son amoureux, et qu’elle ne veut pas m’emmener…

— Ne l’interrompez pas, dis-je à Jeanne qui se levait toute rougissante.

— C’est une mignonne grisette… et c’est ma sœur. Est-ce toi, Jeanne ? Elle ne répond pas. Elle s’approche de la laitière. Toutes deux se sourient : elles causent, elles ont l’air de s’aimer. Tiens, c’est drôle, une grisette, une laitière qui jouent avec des diamants plus magnifiques que les diamants d’une reine ! Oh ! le beau collier ! le beau collier qu’elles essaient l’une après l’autre ; on dirait un serpent d’étoiles. Et toutes deux ont une couronne au front. — La même couronne. Que cet orage est ennuyeux ! Le temps se couvre, on a peur, on fuit de tous côtés. Les fleurs de lys de diadèmes se sont changées en mouches d’or, qui volent et tournent autour des deux amies. Ce sont d’affreuses guêpes. Jeanne, prends garde ! Ah ! je ne veux plus voir… Otez, ôtez cela !

— Regarde, dis-je à Fillète, regarde toujours.

— Non, je ne veux pas !

Elle tomba sur ses talons, renversée en arrière, et se couvrit la figure de ses mains.

— Relève-toi ! je veux que tu voies, je veux que tu parles !

— Non ! non ! criait l’innocente en se débattant.

— Je le veux !

— Non ! répétait-elle en se roulant sur le parquet, égarée, folle d’émotion, en proie à l’exaltation lucide des voyantes.

L’orage nous servit. Un nouveau coup de foudre, terrible, secoua l’auberge jusque dans ses fondements ; je saisis Fillète délirante, dont je comprimai les mouvements désordonnés, et je la maintins en face du globe de cristal, où l’eau irradiée était agitée par des bouillonnements étranges. La Colombe essaya de se débattre encore mais ses yeux étaient invinciblement attirés par le point lumineux où s’agitaient les génies.

— Je vois, cria-t-elle, des gens qui se battent, des bonnets rouges, et une grande faux d’acier qui coupe comme du blé les grands arbres de tout à l’heure et les têtes des seigneurs ?

— C’est moi qu’il faut voir ! dit Jeanne.

— C’est votre sœur.

— Ma sœur ?… oui… je la vois… Qu’elle est belle ! Elle est éblouissante de lumières, de pierreries…

— Ai-je la couronne ? demanda Jeanne triomphante.

— La couronne a disparu. Mais une des mouches d’or est restée. Elle tourbillonne autour de Jeanne qui fuit devant elle ; elle la poursuit, elle l’attaque… au sein… Dieu ! cette fleur de lys !

— Elle est à moi ? dit Jeanne.

— Elle est rouge, sanglota Fillète, rouge comme du feu, et c’est Jeanne qu’elle brûle ! Seigneur ! Seigneur ! Prenez pitié du sang des Valois !

L’enfant tomba défaillante, en poussant ce cri désespéré ; la tension de ses nerfs était à son paroxysme. Je la relevai pour la confier à Lorenza, qui la prit sur ses genoux et l’éventa doucement.

Au bout de quelques minutes, la pauvrette se mit à pleurer. Je fis disparaître rapidement les objets qui avaient servi à notre évocation, et quand la Colombe, au sortir du bain d’air dont nous l’avions entourée, ouvrit lentement les yeux, elle avait l’air vague et doux d’un marmot qui s’éveille.

Jeanne de Valois était restée étrangère aux soins donnés à sa sœur.

Elle s’était retirée dans une partie obscure de la salle, et préoccupée, sombre, elle regardait devant elle avec une espèce de stupeur. Enfin, d’un signe, elle m’appela à ses côtés. Je lui pris les mains et nous nous regardâmes.

Elle ne baissa pas les yeux.

— C’est bien, dit-elle. On ne ment pas. Vous êtes un être extraordinaire. J’ai confiance en vous. Qu’avez-vous à me conseiller ?

— D’aller en avant, lui dis-je. Il n’y a qu’une sorte de gens qui arrivent, ceux qui ne s’arrêtent pas.

— On a des ennemis, fit-elle.

— Il faut les perdre.

— Il y a des obstacles.

— Il faut les briser.

— Rentrerai-je dans les biens de ma famille ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce qu’une volonté puissante s’y opposera.

— Une volonté royale ?

— Plus grande encore.

— Quoi de plus grand au monde qu’un roi — ou une reine ?

— Un peuple.

— Serai-je riche, au moins ?

— Oui.

— Sans fortune à présent, sans protecteur, sur quoi m’appuierai-je ?

— Sur l’idée fixe et la volonté persistante ; sur l’intelligence qui profite des circonstances et qui les fait naître au besoin ; sur la séduction, sur la ruse, sur l’audace. Vous avez une grande force, vous êtes femme, et une grande faiblesse, vous êtes trop femme.

— Qu’en savez-vous ? dit-elle.

— Pourquoi feignez-vous de vous méprendre au sens de mes paroles ? Vous êtes naturellement chaste, et ce n’est pas votre cœur qui vous entraînera ; nous savons tous les deux qu’il n’y a rien là, ajoutai-je en lui posant le doigt sur le sein gauche.

Elle ne put s’empêcher de rougir ; elle était encore fort jeune.

— Quand je dis que vous êtes trop femme, continuai-je, j’entends que vous êtes frivole, vaniteuse, que vous aimez les bijoux, les diamants, — les diamants surtout, — tout ce qui brille comme vos yeux éclatants et doux.

— Je me corrigerai. M’aiderez-vous ?

— Oui, si vous m’obéissez. Je sais qu’il n’y a rien dans votre bourse ; je mets à votre disposition deux cents louis ; je vous offre aussi une maison que j’ai à Paris, rue Saint-Charles. Mais vous n’en aurez pas l’emploi.

— Comment cela ?

— Vous verrez. Cependant, souvenez-vous d’une chose ; soyez toujours la fidèle alliée, non pas de Cagliostro, — je ne suis qu’un passant, — mais de ceux qui sont derrière moi et agissent par moi. Si vous entrez en lutte avec leur volonté, vous êtes perdue.

— Qui donc sont-ils ?

— Je ne puis vous le dire. Devinez le bras à la direction de la poussée ; mais étant leur instrument, ne les obligez pas à vous briser.

— Je tacherai de comprendre et d’obéir.

— C’est bien.

— Qu’avez-vous à m’ordonner aujourd’hui ?

— Écoutez ! lui dis-je en tendant le bras vers la fenêtre.

— Quoi donc ?

— Ce bruit au dehors.

L’orage s’était apaisé ; on n’entendait plus que la pluie battant les volets. Mais sur cette base monotone, des cris, des appels retentirent ; la porte de la maison fut heurtée avec rudesse ; le cliquetis de ferraille d’une escorte mettant pied à terre annonçait que quelque grand personnage approchait de l’hôtellerie. En effet, le roulement d’un carrosse se fit entendre et s’arrêta devant la porte.

— Maintenant, regardez ! repris-je.

Des gardes, des postillons firent irruption dans la salle, sans paraître nous apercevoir ; et, précédé par l’hôte, un homme entra, vêtu en cavalier, le tricorne sur l’oreille, l’œil fier et l’air dédaigneux. Il ne fit que traverser et monta vers les appartements supérieurs, suivi de ses valets.

— Voilà l’homme qui vous ramènera en France, dis-je à Jeanne de Valois.

— Qui est-ce ?

— Monseigneur Louis de Rohan, ambassadeur de France à la cour d’Autriche.

— C’est lui que j’allais solliciter à Vienne !

— C’est lui qui vous sollicitera à Paris.

— Et qu’en ferai-je ?

— Votre amant.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est amoureux de la reine de France.

Un éclair brilla dans ses yeux. Elle me murmura : « Soit ! » et après avoir dit d’une voix tout à fait naturelle : « Viens te coucher, Fillète », elle sortit de la salle en emmenant sa sœur.

Je me retournai. Ne pouvant parler, la Renaud avait bu ; puis elle avait fini par s’endormir d’un tel sommeil que le passage bruyant de l’ambassadeur ne l’avait pas réveillée. Je lui soufflai sur le front ; elle eut un petit sursaut et me dit :

— Ah ! c’est vous ? vous avez achevé de dire la bonne aventure à votre demoiselle française ? Savez-vous qu’il n’y a rien de plus amusant que la scène de tout à l’heure ? C’était beau comme un acte d’opéra. Elle joue fort agréablement, cette petite Fillète, sans avoir l’air d’y toucher. Mais est-il bien nécessaire, comte, d’avoir des carafes, des épées et des tapis rouges pour annoncer l’avenir aux gens ? Faites-moi grâce du décor, et dites-moi mon sort comme un sorcier sans façon.

— Oui-dà ? Eh bien, vous deviendrez bourgeoise de Paris et vous épouserez un imbécile.

— De quelle main ?

— Des deux mains.

— Quoi ! fit la Renaud stupéfaite, je deviendrai honnête femme ?

— Je n’ai pas dit cela. Avez-vous entendu parler de Bœhmer et de Bassanges, les orfèvres de la reine ? Oui ? Vous serez la femme de Bœhmer, voilà tout.

— Ah ! dit-elle, c’est une plaisanterie. Bœhmer est fort riche, et il est peu probable qu’il se soucie d’une fille comme moi.

— C’est trop de modestie. Vous avez une dot qui lui fera ouvrir l’œil.

— Moi ? Une dot ?

— Oui. Deux millions, que je vous donne.

— Vous rêvez tout éveillé, mon cher comte.

— J’ai plutôt la coutume de veiller en rêvant. Deux millions en diamants que voici, ajoutai-je ; regardez.

A ces mots, j’ouvris sous les yeux de Mlle Renaud une petite cassette que j’avais apportée avec mon attirail du magicien. La danseuse ne put retenir un cri d’admiration devant la vision de flamme qui lui brûla les yeux. Je refermai la cassette et je dis :

— Il est fort logique qu’un orfèvre épouse des diamants. Prenez donc cette cassette, et partez pour la France. De ces pierres, Bœhmer fera un seul collier, vous obtiendrez cela de lui. A vrai dire, je dois ajouter une chose ; si vous n’épousiez pas le bijoutier de la reine, je me verrais dans l’obligation de vous réclamer les diamants.

Éblouie, ahurie, ne sachant que croire ni que dire, Mlle Renaud saisit le petit coffre à coins dorés et se précipita vers l’escalier. Je me souviens qu’elle ne m’adressa pas même un remerciement ; c’était une fille cruellement ingrate. Cependant, ces différentes scènes avaient fortement surexcité mes nerfs, et je commençais à aspirer au moment où je m’endormirais à côté de ma chère Lorenza. Je m’approchais d’elle pour lui demander si elle n’avait pas sommeil, lorsque quelqu’un me demanda :

— Monsieur, ne me ferez-vous pas l’honneur de me dire quelque chose sur mon compte ?

J’avais oublié le bonhomme à l’air grave qui m’avait un peu intrigué pendant le souper. Il était longtemps resté dans un coin ; il venait d’en sortir.

— Non, monsieur, répondis-je.

— Et la raison, s’il vous plaît ?

— C’est que je crois qu’il n’y a pas grand’chose à dire de votre personne.

— Vous me flattez, reprit-il avec un léger rire, car j’estime le silence à l’égal d’une louange ; mais n’êtes-vous pas curieux de savoir mon opinion sur vous ? Vous êtes un pontife et un chevalier d’industrie, un mage et un charlatan, un philosophe et un escamoteur. Pas de principes, des appétits. Un grand homme peut-être, un enfant à coup sûr. Des facultés prodigieuses, auxquelles vous donnez un emploi bon ou mauvais, suivant le temps et votre caprice. Plus de résolution que de volonté. Une habileté inouïe à profiter de tous les hasards de la vie, et la faculté de donner aux gens du cuivre en leur persuadant que c’est de l’or. Une séduction naturelle si puissante que vous y cédez vous-même et que vous n’êtes pas éloigné de croire en vous. Mille contradictions que vous accordez ; des passions ardentes et une insouciance complète. Vous adorez votre femme et vous la trompez ; vous permettez même qu’elle vous trompe. Vous inspirez à la fois l’enthousiasme et la répulsion. On vous adore, on vous abhorre. Et ce n’est là que ce que tout le monde voit. Il y a derrière vous — vous n’avez pas menti — quelque chose d’énorme et de noir qui s’agite, une effrayante araignée dont vous êtes une des pattes. Je crois que je sais ce que c’est. Dieu vous pardonne, monsieur Joseph Balsamo ! vous ferez perdre la tête à beaucoup de gens, mais vous périrez plus misérablement que vos victimes.

Je me souviens que je pensai d’abord à me mettre en colère. Je n’y pus réussir. Cet étrange personnage avait une façon de parler qui imposait je ne sais quel respect ; je me bornai à lui demander, en baissant un peu la tête, et en essayant de sourire :

— Qui êtes-vous donc, monsieur ?

Il prit son chapeau, qui était sur une chaise, et se disposa à partir.

— Monsieur le comte, dit-il, je suis votre serviteur ; vous voyez en moi un humble ministre de l’évangile ; je demeure à Zurich, en Suisse, et je m’appelle Gaspard Lavater.

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