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Véritables mémoires de Cagliostro

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LIVRE DEUXIÈME
LE COLLIER DE MYRIA

I
Où l’on verra que je ressemblais à la fois à Jésus-Christ, à César et à Cromwell.

Bien des années plus tard, j’étais à Mittau, qui est la capitale du grand-duché de Courlande ; ce n’est point une ville fort agréable, mais j’y avais été accueilli par toute la noblesse et par le grand-duc lui-même avec les marques d’un si profond respect, que je trouvai poli d’y séjourner quelques mois. Ma chère Lorenza se plaignait bien un peu d’y manquer de divertissement, et même elle en bâillait quelquefois ; il n’y avait pas grand mal à cela, parce que, dans son beau visage, le bâillement n’était qu’une espèce de sourire qui ouvrait mieux sa bouche, cette rose perlière.

Je crois que peu de personnes auraient reconnu dans l’illustre comte de Cagliostro le petit moine défroqué dont j’ai raconté les amours et les juvéniles escapades. J’avais un grand air et une magnifique tournure, et je menais un train de maison qui eût fait envie à plus d’un prince. Il est évident que j’étais riche, puisque j’étais prodigue. Je distribuais plus d’or aux pauvres gens que mon alchimie n’en promettait aux riches assez niais pour me croire. D’où me venaient ces richesses ? Il est inutile de le dire ; j’aime mieux le laisser deviner. J’ajoute qu’il courait sur moi des légendes dont j’avais lieu de m’enorgueillir : nul n’ignorait que j’avais trouvé la pierre philosophale, qu’avec un seul regard je faisais un diamant d’un caillou du Rhin, que je lisais dans l’avenir comme un abbé dans son bréviaire, et qu’il me suffisait d’imposer les mains à un malade pour qu’il fût guéri incontinent.

Tout cela était avéré ; mes cures, mes prophéties, les morts évoqués par ma volonté, étaient l’entretien de toutes les nations civilisées ; il est incontestable que j’aurais été, à mes propres yeux, le plus extraordinaire et le plus considérable des hommes, si je n’avais été un dieu.

Ce matin-là, je me sentais de fort bonne humeur. J’avais reçu d’agréables nouvelles de la Loge de Vienne en Autriche, où le vénérable Saba II m’avait évoqué en présence de tous les frères ; il paraît que j’avais daigné leur apparaître, porté dans les airs par sept anges, au milieu d’une nuée, et que je leur avais adressé un discours plein de belles pensées. J’en étais bien capable. Le vénérable Saba m’en témoignait sa reconnaissance, et il ajoutait, en parlant de Lorenza : « Oserai-je vous prier, ô mon Père adoré, ô mon Tout, ô mon Maître éternel, d’offrir mon respect et mon humble obéissance à la divine Maîtresse ? » Tout était donc pour le mieux. Je me promis cependant de faire savoir aux Maçons de Vienne qu’ils feraient bien de ne pas m’évoquer souvent de la sorte, parce que ces voyages aériens, quoique je les fisse en esprit et sur des ailes d’anges, ne laissaient pas de me fatiguer un peu.

Après avoir parcouru quelques autres lettres, dont l’une m’était adressée par l’impératrice de Russie, qui me sollicitait de venir à sa cour, j’agitai une petite sonnette d’or pur, — je ne l’avais pas fabriquée, — qui était à la portée de ma main.

Un de mes serviteurs entra.

— Faites ouvrir les portes du palais. Je viens d’être averti que Mme de Recke me fait l’honneur d’une visite.

Bien qu’habitué à mes façons, le valet ne put dissimuler son étonnement.

Par qui avais-je pu être prévenu de cette arrivée ?

— Hâtez-vous, lui dis-je, le carrosse n’est plus qu’à cinquante pas de la porte.

La vérité, c’est que j’avais aperçu la voiture, aisément reconnaissable, de Mme de Recke, dans un de ces petits miroirs penchés qu’on a coutume, en Allemagne et en Courlande, d’appliquer au rebord extérieur des croisées. J’avais jugé convenable d’étonner mon domestique. Il ne faut négliger aucun moyen de se faire valoir, surtout aux yeux des petits.

Une superstition d’antichambre peut devenir une croyance de cour.

Je ne dirai que quelques mots de Mme de Recke, bien que j’aie conservé d’elle le plus agréable souvenir. Jeune, belle, — belle surtout par la profondeur rêveuse de ses yeux, — très riche, ce qui n’a rien de bien fâcheux, et très influente sur la noblesse du grand-duché, je n’avais pas tardé à m’en faire une amie, et j’ose le dire, une espèce d’esclave. Je n’avais pas eu beaucoup de peine à cela. Cette charmante femme était encline aux choses mystiques ; je crois même qu’elle était un peu somnambule ; elle avait pour le Sauveur du monde une tendresse passionnée et vaguement maladive, qui la faisait tomber en extase à la seule vue d’une image de Jésus-Christ. Elle se figura que je ressemblais à son céleste amant. Le fait est que cette ressemblance était purement chimérique, car je commençais à prendre un peu de ventre.

Mais je laissai à Mme de Recke une erreur qui lui était chère. Aurais-je pu abuser de la dévotion qu’elle me témoignait pour manquer à mes devoirs d’époux ? Cela était possible, mais je m’en donnai garde. En m’aimant, elle eût peut-être cessé de m’adorer.

Quand elle fut entrée dans le salon où je l’attendais, j’eus la plus grande peine à l’empêcher de s’agenouiller ; je ne pus obtenir qu’elle ne me baisât point les mains.

Elle avait les lèvres fraîches comme une rose humide de rosée.

— Amie, lui dis-je, je vous remercie de votre zèle, mais je ne puis accepter l’offre que vous venez me faire. Ma mission m’occupe tout entier, et n’est pas compatible avec les soucis que m’occasionnerait le gouvernement du grand-duché de Courlande.

— O maître ! s’écria-t-elle, qui donc a pu vous instruire ainsi ?

— Vous savez, répondis-je en souriant, — car c’était ma coutume, surtout avec les femmes, de mêler un peu de familiarité aux miracles ; j’étais prodigieux avec bonhomie ; — vous savez que toutes choses me sont connues. Eh bien, je vous le dis en vérité, la couronne grand-ducale n’a rien qui puisse me séduire. Je vous sais gré d’avoir intéressé en ma faveur le comte de Medem, le comte de Howen et le major Vonkorf, avec qui votre conférence a duré hier jusqu’à une heure fort avancée de la nuit ; je pense, comme vous et comme eux, que les États de Courlande ne refuseraient pas de déposer le prince régnant ; et, certainement, ils ne feraient aucune difficulté pour me choisir comme son successeur. Mais ne parlons pas de cela, je vous en supplie. C’est à d’autres trônes que j’aspire. Et, d’ailleurs, j’ai de l’amitié pour Son Altesse.

Elle se jeta à mes pieds ; elle me conjura de consentir à être le souverain de son pays. La conspiration était bien ourdie ; la réussite, je le reconnaissais moi-même, était assurée ; seul je pouvais faire le bonheur de la malheureuse Courlande. Mais je lui dis sévèrement :

— Femme, pourquoi me tentes-tu ?

Elle s’humilia. Je lui imposai pour pénitence de rester trois jours sans être admise en ma présence. Comme elle pleurait beaucoup : « Eh bien ! deux jours seulement ! mais je n’en retrancherai pas une heure. »

Quand elle fut partie, ma femme entra violemment (elle avait sans doute écouté à la porte) et elle me dit :

— Il faut avouer, Joseph, que tu es un grand sot ! J’aurais été très contente, moi, d’être grande-duchesse.

Je la pris sur mes genoux, et lui baisai l’oreille qu’elle avait petite et rose.

— Lorenzina, lui dis-je, César a refusé la couronne des mains du général Marc-Antoine, et Cromwell l’a refusée des mains du général Lambert. Je puis l’affirmer, puisque j’étais à Rome en l’année 710 de la fondation de cette ville, et à Londres en l’année 1657.

— Nous sommes seuls, bête ! répondit Lorenza.

Lorenza est peut-être la seule femme au monde qui ne m’ait jamais témoigné beaucoup de respect : nul n’est prophète dans son lit.

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