← Retour

Véritables mémoires de Cagliostro

16px
100%

IX
D’une dame qui jouait au tressette et d’un quaker qui perdit à un autre jeu.

Dès que je fus plus heureux que les rois couronnés, c’est-à-dire dès que j’eus dormi dans les bras de ma Lorenza bien-aimée…


Mais, en vérité, mon cher Pancrazio, pour patient que tu sois, tu te lasserais bientôt de me suivre, si je te conduisais à travers toute mon adolescence, sans te faire grâce d’un seul ducat emprunté ni d’un seul baiser reçu. Ce qui augmenterait ton ennui, c’est que, parmi mes aventures, il en est plusieurs qui se ressemblent fort ; le moyen qu’il en soit autrement, puisqu’on a vu se manifester dans toutes la niaiserie des hommes, la galanterie obligeante des femmes, et ma propre imaginative ? Je pense que je ferai bien d’omettre quelques menus incidents de ma jeunesse, pour en arriver plus tôt aux magnifiques triomphes, aux illustres malheurs qui m’ont désigné à l’envie et à l’admiration de mes contemporains.

Divers démêlés avec ma belle-mère et avec la police, — celle-ci n’était pas la plus hargneuse des deux, — m’obligèrent à m’éloigner de Rome. Comme j’avais en toute langue un accent sicilien très prononcé et que je ne savais pas un seul mot d’allemand, je jugeai qu’il serait d’une imprudence aimable de me faire passer pour un officier prussien, et je me donnai hardiment à Florence, à Vérone, à Messine, pour le colonel Immermann. Ma Lorenza, un peu étonnée d’abord, s’accoutuma bientôt à notre vie errante ; ce fut une adorable colonelle.

Tu remarqueras, mon cher geôlier, que je ne souffle pas mot de mes voyages à Alexandrie, au Caire et en Égypte, à propos desquels il s’est fait tant de bruit. C’est qu’à la vérité je ne me souviens pas du tout d’avoir visité ces pays lointains. Eh qu’y serais-je allé faire ? Apprendre la chimie et l’art de guérir ? J’en savais tout ce qu’on en peut savoir, c’est-à-dire presque rien, et je possédais en outre ce que personne n’aurait pu m’enseigner, la puissance de dominer les volontés par le regard, et le génie de l’observation, auquel j’ai dû de passer pour sorcier.

Quant à ce qui est de Malte, il est certain que j’y séjournai pendant plusieurs mois, et que j’y fus fort bien accueilli par monseigneur Pinto, le grand-maître de l’ordre. Je vois encore ce ferme et robuste vieillard qui me regardait avec tendresse et me parlait d’une voix paternelle. Je lui demandai un jour, l’âme toute troublée, s’il n’était pas venu à Naples autrefois, et s’il n’y avait pas rencontré une belle jeune femme appelée Félicia Braconieri. Il répondit : « Mon enfant ! mon enfant ! » en détournant la tête, ce qui ne m’empêcha pas de voir deux grosses larmes lui descendre lentement des yeux. Je quittai Malte. Laissons cela ; je ne veux rien dire de plus du grand-maître Pinto, qui avait la face sévère d’un vieux templier. Je n’ai jamais pensé à lui sans un attendrissement profond.

A Bergame, comme j’étais peu fourni d’argent, je m’arrangeai un petit laboratoire, et j’y fabriquai des perles pour acheter des bas de soie à ma chère Lorenza. Mes perles étaient fausses, mais beaucoup plus jolies que les véritables ; je crus ne nuire à personne en les vendant un bon prix.

Un de mes amis, le marquis de Vivona, essaya de faire des topazes ; il y réussit mal, de sorte que les bijoutiers s’aperçurent de sa supercherie, et que le barigel se mêla de l’affaire ; il en résulta que je dus quitter Bergame un peu précipitamment, parce que les topazes du marquis avaient donné à penser sur mes perles.

Venise s’émut beaucoup à l’arrivée d’un prince sicilien, qui voyageait avec la princesse de Trébizonde, et qui consentait à vendre aux personnes de distinction de l’Élixir de longue vie. Vingt ducats le flacon ! Excellent marché, j’entends pour les acheteurs, car, moyennant une chétive somme, on acquérait une espèce d’immortalité, qui, en moyenne, et lorsque l’acheteur était dans la force de l’âge, durait bien huit ou dix ans. Quant à moi, j’y perdais presque, parce que le vin de Malvoisie que je mettais dans les flacons se trouvait être fort cher cette année-là, les vignes ayant gelé. Je débitais aussi du vin d’Égypte, propre à assurer une postérité nombreuse aux plus vieux Abraham et aux plus stériles Sarah. J’aime à croire que cette préparation ne manqua jamais son effet. Je n’oserais pourtant pas l’affirmer, le sort ayant voulu que je restasse toujours moins de neuf mois dans les villes où je vendais ce vin fameux, dont j’ai malheureusement perdu la recette. Mais je la retrouverais, j’imagine, si quelque belle jeune femme se trouvait dans la nécessité de l’employer.

C’est à Venise que je faillis mourir de peur, à cause d’un miracle que je fis ; j’étais jeune encore et peu accoutumé à mes prodiges.

Nous étions, Lorenza et moi, je veux dire la princesse de Trébizonde et le prince sicilien, dans une société où l’on s’inquiétait d’une dame qui était attendue et qui n’arrivait pas. Un cavalier s’offrit à l’aller chercher, et pendant l’absence de celui-ci, une autre personne ayant dit : « Mais que peut-elle donc faire ? » Je répondis étourdiment : « C’est peut-être qu’elle s’est oubliée à jouer au tressette. » Le tressette, en ce temps-là, était un jeu fort à la mode chez les dames italiennes. On me dit que j’étais fou, et que, sans doute, une indisposition était la cause du retard.

Cela me piqua. « Je vous dis qu’elle joue au tressette ! » m’écriai-je. Puis, sans trop savoir ce que je faisais, je traçai un carré sur le parquet avec la pointe de mon épée, je passai les mains dessus, et alors, dans une espèce de brouillard, on vit se former la figure de la dame jouant, en effet, avec trois de ses amis, tous les trois bien connus de la société où j’étais. Vous pensez s’il y eut des cris et des bras levés ! Mais nul ne fut plus stupéfait que moi ; car la personne elle-même entra sur ces entrefaites, et déclara qu’elle avait perdu son temps à faire une partie de tressette avec des seigneurs qu’elle nomma et qui étaient précisément ceux que j’avais fait paraître.

Cette aventure, — jointe à quelques autres dont j’ai déjà parlé, — me troubla singulièrement. Je ne fus pas éloigné de croire que je possédais des facultés refusées à la plupart des hommes ; je m’en autorisai pour prononcer à tout propos des paroles mystérieuses, et pour porter la tête haute, avec un air qui sentait son magicien d’une lieue.

Je me mêlai dès lors de dire la bonne aventure et de guérir les malades par l’imposition des mains. Mes prophéties en valaient bien d’autres, et se vérifiaient souvent. Quant à ma médecine, je dois convenir qu’elle réussissait surtout auprès des malades pauvres ; ceux-là guérissaient très vite ; je les payais pour cela.

Mais je me lassai de l’Italie, où ma chère Lorenza était trop courtisée. Je n’ignore pas qu’on m’a accusé d’avoir toléré ses coquetteries et même de l’avoir engagée à faire bon visage à certains personnages riches et de haut rang. C’est ainsi que la calomnie dénature les plus pures intentions. Il est certain que, peu jaloux de mon naturel, je voyais d’un fort bon œil ma Lorenza coqueter, caqueter, chanter, danser, en un mot se divertir de toutes façons avec des hommes de son âge ou même un peu plus âgés qu’elle ; je lui désignais, parmi les seigneurs de notre société, comme le doit faire un mari prudent, ceux qui, par leur naissance, leur vertu et leur état dans le monde, méritaient le plus de considération. Devais-je, maussade et renfrogné, exiger que ma femme rudoyât les gens animés des meilleurs desseins à notre égard ? Elle aimait les belles étoffes, les diamants, les perles, surtout celles que je ne fabriquais pas ; quoi de plus naturel à son sexe ! et moi, je lui aurais interdit de recevoir, dans les villes où nous passions, des présents qui ne tiraient pas à conséquence ! C’eût été une impertinente tyrannie. Au surplus, comte Cagliostro, comte Phénix ou chevalier Pellegrini, j’étais de trop bonne noblesse pour qu’on s’avisât de me calomnier à voix haute. Quelques chuchotements malveillants finirent pourtant par me blesser, et j’entrepris de passer en Angleterre où les cœurs sont moins chauds et les langues plus réservées.

A Londres, — qui est le plus grand faubourg du monde, — j’eus l’occasion d’exercer fréquemment un des talents qui me rendirent fameux, celui de deviner l’état des personnes, leurs penchants, leurs répulsions, leurs aventures passées et parfois leurs noms même, par la seule inspection rapide des traits de leurs visages. En même temps, ma prescience devenait de plus en plus lucide ; et je ne puis passer sous silence une nouvelle preuve que j’en donnai.

Chez un banquier où je m’étais ouvert un crédit, on me présenta un jour un quaker qui avait la double réputation, méritée à ce qu’on assurait, d’être parfaitement chaste et parfaitement avare. Comme il faisait montre dans la conversation de sa continence et de son économie, je m’oubliai jusqu’à lui dire que je serais étonné si, avant peu de temps, il ne déboursait pas mille livres sterling pour une femme qu’il aimait. Cette prédiction fut jugée si absurde et prêta si fort à rire, que je me retirai presque offensé, en compagnie du marquis Agliata, gentilhomme italien qui voyageait avec moi. Nous n’avions pas d’occupations pressantes cette après-midi ; nous profitâmes de l’occasion pour visiter les monuments de la ville, dont plusieurs sont étrangement grandioses ; si bien qu’il était assez tard quand nous rentrâmes à l’hôtel ; nous avions aussi couru les tavernes. Comme je souhaitais la bonne nuit à mon compagnon, nous entendîmes des cris dans la chambre de Lorenza. Je m’y précipitai, suivi d’Agliata. Ma chère femme était aux prises avec un traître qui s’était introduit dans notre appartement, et qui la serrait de très près, malgré les cris qu’elle jetait et l’honnête résistance qu’elle était capable de faire. Nous eûmes bientôt raison du maroufle, et ma première pensée fut de le livrer à la justice. Mais Agliata me fit observer que le scandale est toujours fâcheux en ces sortes d’affaires ; qu’il y avait d’autres moyens de punition ; et que, sans doute, le coupable n’hésiterait pas, s’il avait quelque fortune, à nous compter une somme d’importance, pour éviter d’être bâtonné et dénoncé. Je fis de vives objections. Il me répugnait de gagner de l’argent dans une rencontre où l’honneur de ma femme et le mien n’avaient pas été sans courir quelque danger. Mais lorsque Lorenza m’eut assuré que le dommage qu’elle avait subi n’avait rien d’irréparable, je me radoucis, et consentis à recevoir mille livres sterling. Le coupable s’y accorda. Or, jugez de mon étonnement, lorsqu’en l’aidant — après qu’il nous eut fait son billet — à remettre une espèce de robe qu’il avait quittée je ne sais pourquoi, je reconnus le quaker si fameux par son avarice et sa continence !

Cependant, les divines facultés que je devais à la nature — bien plus qu’à l’art — n’auraient pas trouvé un emploi digue d’elles, sans un événement qui changea ma vie et décida de mon sort.

Chargement de la publicité...