Véritables mémoires de Cagliostro
III
Le cordon de Saint-François.
Dès que je fus à San Léo d’Urbino ; je n’eus plus qu’une idée, en sortir. Je ne tardai pas à me faire un ami. Je parle de toi, mon cher Pancrazio ! Pancrazio, en effet, avait l’air d’un compère. Il m’inspira de la confiance, et un beau matin je lui proposai de me confesser ; j’avoue que ce n’était pas uniquement par dévotion ; j’avais une arrière-pensée. Vraiment il ne confesse pas mal. Mais il est pour les corrections corporelles, et je me gardai bien de lui donner tort.
— Rien de tel qu’une bonne « fustigation », disait-il, pour faire rentrer les gens en eux-mêmes.
A quoi je ne pus m’empêcher de répondre :
— Avez-vous donc des pénitentes, mon père ? Pour moi, le reproche que je fais à ce genre de purification, c’est la fatigue qu’il donne, quand on opère solitairement. Je comprends qu’on fouette les autres ou qu’on se fasse fouetter, mais il est pénible de s’exécuter soi-même.
Pancrazio me dit :
— Qu’à cela ne tienne, mon fils ! Je vous fouetterai quand il vous plaira.
En effet, le lendemain de ma confession, ce digne Pancrazio m’offrit de m’administrer les coups de martinet qu’il croyait nécessaires à l’époussetage de ma conscience.
Dès que j’y eus consenti, avec une ardeur dont il eut tort de ne pas prendre ombrage, le bon père dénoua la corde qui lui ceignait les reins, une bonne corde souple et solide, aussi propre à cingler des épaules qu’à garrotter un geôlier. Il la ploya en quatre doubles et m’en envoya quelques volées. Je pris mon temps, je lui arrachai le cordon des mains, et bondissant sur le digne franciscain…
Ici s’arrêtaient les Confessions du divin Joseph Balsamo, écrites par lui-même dans la prison de San Léo d’Urbino. Plus rien qu’une moitié de page blanche, ou plutôt jaune et ridée comme une joue de vieille femme, car c’était du papier fort ancien. Les autres paperasses que nous avait remises Lorenza étaient des documents de peu d’importance : épîtres en vers adressées au comte de Cagliostro par des poètes de divers pays ; comptes rendus de Tenues maçonniques, soumis à l’appréciation du Grand-Cophte ; lettres reconnaissantes de misérables obligés ou de malades guéris par Joseph Balsamo. Nous désespérions de connaître les dernières aventures de l’illustre Mage. Que s’était-il passé ? Avait-il réussi à étrangler Fra Pancrazio avec le cordon de Saint-François ? Avait-il fui ? Avait-il été repris ? Était-il mort ou vivant ? Car un pareil homme, qui disait avoir vu César à Rome et Cromwell à Londres refuser la couronne, pouvait bien être vivant encore en l’année 1848, et non seulement vivant, mais bien portant et jeune, car s’il avait eu des cheveux blancs, il n’aurait pas manqué d’inventer quelque teinture qui l’aurait rajeuni à souhait.
Nous rendîmes visite à la vieille sorcière qui avait été une jeune magicienne. Lorenza nous dit :
— Quand les Français sont entrés à Rome, au temps de leur grande Révolution, — il y a bien longtemps de cela, — ils ont voulu délivrer mon Joseph. Ils ont fait ouvrir les portes de sa prison ; mais on n’a retrouvé que le cadavre de mon pauvre mari ; il venait de mourir ; il est bien possible qu’on l’ait tué. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure ? pour une demi-piastre je ferai le jeu des tarots, et je vous dirai si votre belle amie vous est fidèle.
Or, à cette époque, notre belle amie, comme disait Lorenza, nous inspirait une telle confiance, — nous étions très jeune, — que nous aurions cru lui faire injure en interrogeant sur son compte la magie la plus avérée. Nous prîmes congé de Lorenza, en laissant sur le bord de sa table un peu de notre monnaie de France. Nous avons appris plus tard que cette femme, à qui Joseph Balsamo avait demandé pardon de trouver « incomparable » le sein de Nicole Le Guay, était morte à l’hôpital Saint-Christophe. On l’enterra dans la fosse commune, quoiqu’elle eût été l’amie de plusieurs princes et d’un nombre considérable d’évêques. Sur sa tombe banale, les chiens errants aboyèrent à la lune.
Nous étions à la veille de quitter Rome sans avoir recueilli aucun renseignement précis sur les dernières années de Joseph Balsamo, quand le hasard, — les romanciers ont toujours de ces bonnes fortunes, — nous fit faire la connaissance d’un jeune « Monsignor » qui n’avait que cinquante-neuf ans, âge d’adolescence pour un dignitaire ecclésiastique.
— Joseph Balsamo ? nous dit-il. Un sorcier, n’est-ce pas ? Je pense qu’il a été brûlé. Mais non, non, je me souviens, on l’a gardé vivant pendant très longtemps. Nous avons de ces renards dans nos ménageries ; puis on a jugé à propos… Ma foi, oui, je me rappelle fort bien ce qui a eu lieu. C’est un franciscain, nommé Fra Pancrazio, qui a été chargé de la chose, et je pense que l’on trouverait encore dans les archives cardinalices le rapport de ce digne moine.
Ceci exaspéra notre curiosité, et le lendemain, le complaisant Monsignor, — nous l’avons rencontré depuis à Vienne où il protégeait fort, mais pour la convertir, une jeune cantatrice qui venait de débuter dans le LOHENGRIN, — nous remit le document qu’on va lire et qui servira de conclusion à cette histoire.
Illustrissimes Éminences,
Par la grâce de la Sainte-Trinité et celle de saint Pancrazio, mon patron, la Providence m’a choisi pour être l’instrument du plus juste de ses décrets. Puisse le mince mérite de mon action intéresser en ma faveur la divine clémence et me mériter, au jour du jugement, le pardon de mes innombrables péchés !
Il faut vous dire, illustrissimes seigneurs, que j’éprouvais une affection très sincère pour le prisonnier appelé Joseph Balsamo. Ce n’était point un méchant homme, en apparence du moins, et je l’aurais fort estimé, si je ne n’avais su que le diable — Sainte Marie me pardonne d’avoir prononcé ce nom ! — est habile à prendre toutes sortes de déguisements.
Mais je connaissais les ruses du Malin, et c’était avec un plaisir mêlé de défiance que j’écoutais le seigneur Balsamo me parler des jolies femmes qu’il avait aimées, et en même temps des nobles actions qu’il avait accomplies. Selon les ordres que j’avais reçus, je feignais de le croire et de paraître converti à ses idées ; je ne témoignais même aucun ressentiment de la brutalité dont il avait usé à mon égard, peu de temps après son arrivée à San Léo d’Urbino, en essayant de m’étrangler avec le cordon de Saint-François, dont j’allais me servir pour sanctifier sa chair réprouvée. Oui, je confesse que je l’aimais très tendrement, ce pécheur ! d’autant plus qu’il me donnait fréquemment de l’argent, — dont je faisais des aumônes. Il avait beaucoup de confiance en moi, et je m’en réjouissais, car il me serait plus facile de le surprendre quand l’avis m’en serait communiqué.
Plusieurs années s’écoulèrent ; je continuais d’être l’ami très sincère de Joseph Balsamo, lorsque — abomination des abominations ! — les Français, non contents d’avoir renversé en France l’ordre régulier des choses et d’avoir tourmenté les dignes prêtres de leur pays, s’avisèrent d’entrer, au son des trompettes, dans la Ville Éternelle. Il était à craindre que la fantaisie ne les prît de délivrer notre prisonnier, lequel avait prédit, assurait-on, ce que ces impies appelaient, « l’ère de la liberté et de l’égalité ». C’est alors que je reçus et que je remplis avec fidélité la mission qui me vaudra la miséricorde de la souveraine justice.
D’après ce qui m’avait été commandé, j’entrai dans la cellule de Joseph Balsamo, et comme il me demandait la cause du bruit guerrier qui était parvenu jusqu’à lui, je lui répondis que le temps du carnaval était venu, et qu’on permettait au peuple de se divertir. Il y aurait eu cruauté inutile à révéler au prisonnier que ses amis étaient les maîtres de la ville et se disposaient à le sauver, — au moment où j’allais le mettre dans l’impossibilité d’être délivré.
Je le vois encore. Il était assis devant une petite table de bois blanc. Il écrivait ce qu’il appelait « ses confessions ». Saint Pancrazio m’est témoin que je me sentais profondément ému ! Ah ! illustrissimes seigneurs, comme le bien est difficile à accomplir, et qu’il y a d’ornières sur la route du devoir !
Par une pitié dont je serai peut-être blâmé, je ne voulus pas tuer l’âme de Joseph Balsamo en même temps que son corps. Oui, vraiment, je l’aimais, ce païen, et je lui dis :
— Croyez-vous en Dieu ?
— Parbleu ! me répondit-il.
— Et en la sainte Trinité ?
— Si cela peut te faire plaisir.
— Eh bien ! si vous croyez en Dieu et en la sainte Trinité, faites le signe de la croix.
— Eh ! me dit-il, pourquoi ne ferais-je pas le signe de la croix, puisque tu parais y tenir, mon cher Pancrazio ?
Il le fit. Des larmes d’attendrissement me mouillaient les yeux. Grâce au signe rédempteur, mon prisonnier, mon ami, mon frère mourrait en état de grâce !
Gloire à Dieu ! je me précipitai sur lui, à l’improviste, et avec ce même cordon dont il avait essayé de me lier, — mais le ciel m’est témoin que je ne lui en voulais pas ! — je l’étranglai. Plaise à Dieu qu’il n’ait pas eu le temps d’avoir quelque mauvaise pensée ! Quand les Français entrèrent dans la prison, je leur dis que Joseph Balsamo était sujet à des étouffements, à des « étranglements », et qu’il venait de passer entre mes bras.
C’est ainsi que j’ai obéi aux instructions du sacré collège, et j’ose espérer que la Sainte-Vierge ne me gardera pas rancune de la pitié peut-être excessive que j’ai montrée dans l’accomplissement de mon devoir. En même temps je ferai observer à vos Illustrissimes Éminences que la charge d’abbé dans le monastère franciscain de Civita Vecchia est devenue vacante, et que les religieux de ce vénérable cloître se soumettraient sans déplaisir,
Illustrissimes seigneurs,
à votre très humble et très passionné serviteur,
Fra Pancrazio.
FIN