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Véritables mémoires de Cagliostro

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VII
D’un entretien que j’eus dans un carrosse avec le grand aumônier de France, et de la conclusion que j’en tirai.

Je sortais avec Lorenza de la loge d’Isis où nous venions d’initier trente-six nouvelles profanes. Ce qui m’avait le plus frappé, c’est la quantité singulière de belles personnes qu’il y a en France, et encore je n’avais pas pu en juger par leurs visages.

Sur plus de cent initiées, qui s’étaient associées à nos travaux, il aurait été impossible d’en citer quatre qui fussent mal faites. Peut-être les laides fuyaient-elles la Lumière.

En quittant le Temple, nous montâmes dans notre carrosse ; quelqu’un nous y avait devancés ; c’était le cardinal de Rohan. Autant que j’en pus juger à la clarté des lanternes, il était rayonnant en même temps que solennel, comme un homme qui vit en communauté avec quelque grand mystère. Il me baisa pieusement la main et salua Lorenza avec un embarras que je dissipai d’un mot.

— Elle ne nous entendra pas, fis-je, en posant le bout du doigt sur le front de ma femme.

— Eh bien, me dit le cardinal, pendant que le carrosse nous emportait, je vous ai obéi, et j’ai réussi.

— La personne… vous a écrit ?

— Elle m’a écrit. J’ai ses lettres.

— Prince, dis-je gravement, vous avez été choisi pour de grandes choses. J’en suis heureux, car je vous aime. Dans les événements qui se déroulent autour de vous, vous serez soutenu par une puissance inconnue. Ne lui résistez pas, et n’ayez jamais avec moi de fausses délicatesses. En tant que votre maître dans la Doctrine, je vous commande de me montrer les lettres que vous avez reçues.

— Il eut un instant d’hésitation, tira enfin d’un petit portefeuille rouge quelques billets qu’il me tendit. J’ordonnai à mon heiduque de faire arrêter la voiture et, m’approchant de la vitre, je dépliai les lettres.

L’écriture m’en était parfaitement connue ; le papier, la poudre, l’encre étaient bien ceux dont Myria usait ordinairement ; il n’y avait rien à reprendre à tout cela ; je n’eusse pas mieux fait moi-même. Néanmoins, ma défiance n’en fut pas diminuée. Au contraire. Ces billets étaient trop vrais.

Quelques-uns, insignifiants, avaient trait à des services rendus ; — celui-ci me parut important :

« Le ministre (c’était de cette façon que Myria avait coutume de désigner le sultan) est en ce moment-ci dans mon appartement. J’ignore combien de temps il y restera. Vous connaissez la personne que je vous envoie. Confiez-lui la cassette et restez où vous êtes. Je ne désespère pas de vous voir aujourd’hui. »

— Par qui ce billet vous a-t-il été remis ? dis-je au prince.

— Par M. Delesclaux, le valet de chambre de la reine.

— Où ?

— Chez Mme de Valois.

— Vous connaissez bien M. Delesclaux ?

— Sans doute, je l’ai vu plus de cent fois. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce qu’un collier de deux millions peut s’égarer. A votre place, j’aurais aimé à le remettre en mains propres.

— Le billet n’est-il pas suffisant ? D’ailleurs, j’ai été remercié le lendemain.

— Par qui ?

— Par la personne elle-même.

— Où donc ?

— Dans la galerie de l’Œil-de-Bœuf, en présence de toute la cour.

— Que vous a-t-elle dit ?

— Elle ne m’a rien dit ; elle passait. Mais elle m’a regardé et m’a souri.

— Vous n’avez pas la vue basse ?

— Non, certainement, s’écria le prince. Prenez-vous plaisir à me railler ?

— Je ne vous raille pas, mon cher fils. Ce que j’en dis est dans votre intérêt.

— Deux jours après, Bœhmer a écrit à la reine pour la remercier d’avoir accepté le collier.

— Et qu’a répondu la reine ?

— Rien.

— La lettre peut avoir été interceptée.

— Et le ciel peut tomber sur la terre, dit le cardinal, auquel cas nous serions tous écrasés. Si Bœhmer, joaillier de la cour, qui a ses libres entrées auprès de Sa Majesté, ne sait pas lui remettre une lettre, il n’y a rien de sûr au monde.

— En effet, Bœhmer n’est pas un sot, quoiqu’il ait épousé sa femme.

— C’est un rusé compère, je vous l’affirme. Quand il a dû réduire de deux cent mille livres le prix de ce maudit collier, j’ai cru qu’il en mourrait.

— Cette réduction, prince, n’est pas royale ?

— A qui le dites-vous ? Prenez-vous-en à la petite comtesse. La reine, disait-elle, se dégoûtait du collier, qu’elle n’osait porter, l’ayant refusé des mains de son époux. Elle en était excédée, elle le trouvait trop cher, elle offrait de le rendre…

— Êtes-vous bien sûr de ce dernier point ?

— Bœhmer est là pour l’affirmer, puisqu’il a préféré consentir à ce rabais énorme.

— Et, là-dessus, tout s’est arrangé ?

— Tout, sauf que le collier n’est pas payé.

— La reine a du temps devant elle, et vous êtes assez riche, cardinal, pour intervenir.

— Hum ! fit le prince Louis, les affaires de mon cousin de Guéméné ont fort dérangé les miennes.

— Vous avez des amis.

— Les amis qui prêtent un million sont rares.

— Un million ! Quelle bagatelle ! Ne suis-je pas là ?

— Vous, comte ?

— Moi-même. Nous causerons de ce détail quand il en sera temps.

— Eh bien, dit le prince, à qui les larmes montaient aux yeux, je ne veux rien vous cacher. Il y a une chose que je ne me croyais pas le droit de révéler. N’importe, ajouta-t-il, en ployant le genou, — et je pense qu’il se fût agenouillé si le carrosse n’eût été trop étroit, — n’importe, comte, vous saurez tout. La reine ne m’a pas seulement écrit ; elle m’a accordé sa divine présence.

Je regardai le cardinal. Il faisait la roue, les yeux baissés. Il me fit l’effet d’un paon et d’une oie à la fois. Je dois ajouter que cet air ne lui était pas ordinaire ; c’était un gentilhomme d’église de fort belle apparence.

Je repris :

— Vous avez vu la reine ?

— Je l’ai vue.

— De près ?

— De près. Je lui ai parlé.

— Quand ?

— Avant-hier.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu me le dire hier ?

— Parce que… hier… Je ne puis achever.

— Prince, dis-je, pendant que les chevaux se remettaient au trot, je vous jure qu’il y va de votre salut en ce monde. Me promettez-vous une entière et pleine franchise ?

— Oui.

— A quelle heure et dans quelles circonstances avez-vous vu la personne dont nous parlons ?

— Dans la nuit d’avant-hier, à Versailles. Voici ce qui s’est passé. Mme de Valois, que vous me semblez méconnaître, mon cher comte, m’avait prévenu que je recevrais ce soir-là la récompense de mon dévouement et de ma fidélité. Je suis entré, onze heures sonnantes, par la porte des Réservoirs et, passant sous bois, j’ai descendu le tapis vert pour pénétrer dans le bosquet de Vénus, où rendez-vous m’avait été donné. Le baron de Planta m’accompagnait ; je le priai de s’éloigner et restai seul. Tout à coup un domino parut ; c’était la petite comtesse. « Je sors de chez la reine, me dit-elle ; elle est très contrariée et ne pourra prolonger l’entretien aussi longtemps qu’elle l’eût désiré. Mme Élisabeth et Mme la comtesse d’Artois l’accompagnent. Pourtant, elle trouvera le moyen de s’échapper et de vous dire un mot. » Au bout d’un moment, je vis paraître une forme blanche et majestueuse qui s’avançait légèrement vers moi. Comte, c’était elle ! Je fléchis le genou en balbutiant des protestations d’amour et de respect. « Vous pouvez espérer, me dit une voix émue, que le passé sera oublié. » Et ma reine bien-aimée me tendit une rose, dont je m’emparai en baignant de larmes la main qui me la présentait.

— Comment était habillée Sa Majesté ? demandai-je.

— Ah ! je la vois encore ! Elle avait une longue robe blanche de linon moucheté, un mantelet blanc, et une thérèse qui me permit d’admirer le doux visage qu’elle inclinait vers moi.

— Il faisait bien nuit pour voir tant de choses, répondis-je. Enfin, mon cher prince, vous n’avez aucun doute sur la réalité de l’apparition ?

— Et la voix ? et la rose ? répondit-il. Je vous jure que c’est bien à ma souveraine adorée que j’ai parlé dans le bosquet de Vénus. Mes yeux et mes oreilles n’ont pu s’y tromper. Quels étranges soupçons avez-vous donc, comte ? Croyez-vous qu’il soit si facile d’entrer dans les résidences royales, où la surveillance la plus rigoureuse est exercée ? Si les barrières s’abaissent devant moi, si les gardes restent muets, c’est qu’on me sent protégé par une influence toute-puissante. Au surplus, puisque mon faible mérite et mon dévouement absolu ne vous expliquent pas tant d’indulgence, songez que Joseph II arrive à Paris pour négocier l’emprunt refusé par Breteuil, et que le pouvoir de sa royale sœur n’aura pas de bornes quand nous serons au ministère.

— Ainsi soit-il, répondis-je ; mais vous me devez la fin de votre histoire.

Le prince continua :

— Je me relevais, quand la comtesse de Lamotte-Valois se rapprocha précipitamment de nous. « Venez, dit-elle à la reine, venez vite. Madame et Mme la comtesse d’Artois sont là. » La reine partit alors, non sans avoir appuyé sa blanche main sur mes lèvres.

— Et hier soir, cardinal, je parie que vous l’avez revue ?

— Je l’avoue, dit-il.

— De plus près ?

Le prince se leva en rougissant.

— Je vous crois trop bien élevé, comte, pour m’interroger davantage.

— A merveille, dis-je, je n’ignore plus rien de ce que je voulais savoir. Quand retrouverez-vous la personne ?

— Jeudi. Vous savez que c’est le jour de l’Assomption et que j’officie à Versailles.

— Dieu vous bénisse ! Je vous demande quand vous la retrouverez… en tête à tête ?

— Dans huit jours, ainsi que la comtesse me l’a promis.

— Non. Vous la verrez après-demain, ici, après la prochaine tenue de la loge d’Isis.

— Y pensez-vous ?

— Assurément. Et pour que vous n’en doutiez pas, je vous invite à souper avec elle.

Le prince, pour qui j’étais un oracle, n’osa pas répliquer ; moi-même je ne soufflai plus mot.

Le carrosse fit halte devant ma porte.

Dès que nous fûmes seuls, Lorenza et moi :

— Eh ! santo padre ! me dit-elle, que t’es-tu avisé de lui promettre ?

— Tu nous écoutais, curieuse ?

— Un peu. Tu es donc bien sûr que ce n’est pas Elle ?

— Qu’importe ? De toutes façons, nous aurons la convive promise. Si elle ne se nomme pas Myria en effet, je saurai bien découvrir qui elle est, et je la prierai de venir.

— Mais si c’est Myria ?

— Alors, je le lui ordonnerai.

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