Véritables mémoires de Cagliostro
IX
Interrogatoires et chansons.
Je ne pense pas devoir perdre mon temps à raconter un procès que tout le monde sait par le menu et qui a traîné sur toutes les tables. Un cardinal accusé d’avoir calomnié une reine ; une femme de sang royal soupçonnée d’avoir soustrait des diamants ; un Mage suspect d’escroquerie, quelle aventure ! La petite comtesse, je ne sais pas trop pourquoi, me chargea avec une sorte de rage, et je me défendis de mon mieux. On m’avait d’abord mis au secret, ce qui fut une cruauté bien inutile. L’ignorance où l’on me tenait du sort de ma chère femme me tourmentait au point de me rendre insensible à toute autre torture. J’avais compté sur le secours des Loges, mais le père Loth ne m’avait fait passer aucun avis depuis le jour de mon arrestation. Quant au cardinal, il avait fort à faire pour se défendre lui-même ; puis, il n’était pas éloigné de croire, que dès qu’il me conviendrait de m’en aller, je passerais à travers les murailles. Je conviens que ma sorcellerie n’allait pas jusque-là.
Après nos premiers interrogatoires, on se relâcha des sévérités dont on avait d’abord usé. Les geôliers, fiers de tenir sous les verrous des personnages dont s’occupaient la France entière et l’Europe, ne demandaient qu’à se laisser corrompre, — jusqu’à un certain point, cependant. Je pus faire assez bonne chère et obtenir quelques livres, parmi lesquels se trouva une petite édition des Centuries de Nostradamus, datée de 1574. Chose bien faite pour m’étonner, le livre portait une indication qui renvoyait à la page 187, et voici ce que je lus sur cette page :
Diavolo ! voilà un quatrain qui, pour avoir été imprimé en l’an 1574, ne s’en appliquait pas moins bien à la situation présente. Dans la « femme qui n’est pas bête », on pouvait reconnaître Mme de Valois ; La Motte et moi nous étions, en effet, deux comtes sans comtés, et le « bonnet rouge sans tête » indiquait clairement notre étourdi cardinal. Mais comme le quatrain n’était pas poli, je pris le parti de traiter Nostradamus de « vieille bête », à qui l’on fait dire tout ce qu’on veut.
Les confrontations suivirent les interrogatoires, et je me tirai assez bien des deux.
Je savais la justice française un peu frivole, et j’avais fait quelque toilette. On m’avait coiffé en cadenettes, et mes cheveux tombaient sur mes épaules, divisés en une infinité de petites queues. Je portais un habit vert brodé d’or, qui m’allait à miracle, à ce qu’assurait Lorenza, — du temps que je pouvais l’entendre, la chère belle ! — et des culottes de velours rouge. Voilà les commissaires instructeurs qui se prennent à rire.
— Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? s’écrient-ils.
Cela m’indigna. Ils savaient bien que je venais de la Bastille, et j’étais assez connu pour qu’on m’épargnât ces questions niaises, bonnes pour les accusés du commun.
— Noble voyageur ! répondis-je d’une voix assurée.
Mais ce tas de perruques se mit à rire de plus belle. Alors je m’indignai, et dans une sorte d’emportement bien justifié, je prononçai de hautaines paroles, afin de rappeler les gens au respect.
— Bon Dieu ! me dit Me Thilorier, mon avocat, parlez-leur français au moins ! Comment voulez-vous qu’ils vous entendent ?
Il est certain que, dans l’effusion de mon cœur, je m’étais exprimé en grec, arabe, latin, italien, égyptien, — sans parler du basque, où j’étais assez versé, — et c’est au milieu d’une gaîté universelle qu’on me pria de m’asseoir. Me Thilorier, qui d’abord avait paru fort contrarié de mon discours, finit par pouffer comme les autres.
— Vous êtes meilleur avocat que moi, dit-il, et vous avez gagné votre cause.
— Comment cela ?
— En les faisant rire.
J’avais été blessé, je fus humilié. On n’est pas Grand-Cophte pour rien. Mais voici que, tout à coup, une sorte de vision m’éblouit les yeux. Une grande et belle personne entre dans la salle avec une démarche de reine, et je crois voir la reine elle-même.
Pendant que je la regardais avec stupéfaction, les gens s’empressaient autour d’elle avec un intérêt souriant et presque respectueux. Même l’un des instructeurs, sur quelques mots qu’on lui dit à l’oreille, fit signe à un huissier d’apporter un fauteuil. Elle le remercia d’un air de noblesse, mêlé d’un peu de timidité, et les prévenances redoublèrent autour de sa beauté royale.
— Quelle est cette femme ? demandai-je à Thilorier.
Il me répondit tout bas :
— Une « demoiselle du monde » ; et si elle n’était point ici, elle serait, à cette heure sur quelque chaise du jardin du Palais-Royal.
Alors, je compris tout. J’avais devant les yeux l’original du médaillon, l’initiée de la rue Verte, la personne enfin qui, par sa ressemblance étrange avec Myria-Antoinette, avait trompé le cardinal !
— Et comment se nomme-t-elle ? demandai-je à mon avocat.
— Nicole Le Guay, baronne d’Oliva.
— D’Oliva ? dites de Valois ; c’est la petite comtesse qui a fait cette baronne.
— En effet, dit Thilorier, d’Oliva et Valois, même chose. C’est presque un anagramme. Je le mettrai dans ma plaidoirie.
Baronne ou non, la créature ne laissait pas d’être intéressante. On ne lui adressa que quelques questions auxquelles elle répondit avec une candeur touchante ; les commissaires avaient l’air de s’excuser de l’avoir fait venir. Soudain un vagissement d’enfant retentit. La dame se leva, tout émue, et fit un geste suppliant aux juges, qui répondirent en inclinant la tête. Une soubrette entra, portant un poupon couvert de dentelles ; l’accusée découvrit un sein d’une beauté incomparable et que je reconnus fort bien ; l’enfant y appliqua sa bouche rose et « la loi se tut devant la nature ».
Je demande pardon à Lorenza d’avoir écrit « incomparable ». Ce mot peut s’excuser dans la bouche d’un homme qui n’avait vu que des geôliers et des soldats depuis six mois.
Ainsi c’était cette belle fille que j’avais failli inviter à souper ! Sangodemi ! si nous sortions jamais, elle et moi, de prison !… Mais j’étais un peu surpris de sa maternité.
— D’où diable vient cet enfant-là ? demandai-je à mon avocat.
— De la Bastille.
— Fort bien ; mais qui l’a fait ?
— On l’a demandé à la mère.
— Et qu’a-t-elle répondu ?
— Qu’elle le dirait volontiers, — si elle s’en souvenait.
Pendant que mademoiselle Nicole faisait son devoir de mère avec une grâce et une largesse qui amenaient sur les lèvres des commissaires un attendrissement singulier, je continuais de m’entretenir avec mon avocat. Comme il augurait bien, en ce qui me concernait, de l’issue du procès, il n’avait pas à craindre de se compromettre, et il me mit au courant de ce qui s’était passé.
Le cardinal, à ce qu’il me dit, faisait assez mauvaise mine sur la sellette, bien que cette sellette fût un fauteuil, le tribunal ayant voulu faire honneur à un prince de l’Église.
Ma femme était à la Bastille, comme moi, mais devait bientôt être mise en liberté. Délivré de mon plus amer souci, je ne fis aucune difficulté pour sourire des espiègleries et des extravagances qu’on attribuait à Mme de Valois.
Dans le premier désespoir qui avait suivi son arrestation, elle avait voulu se casser la tête avec son pot de chambre. Puis elle s’avisa de prendre le costume d’Ève avant la feuille de figuier, et de gambader en cet état dans sa chambre de prisonnière, — ce qui devait être une folie fort agréable à voir. « Qu’on me fasse venir M. de Launay ! » dit-elle un jour. Le gouverneur vint ; elle lui fit une forte remontrance sur le mauvais état de son lit, si peu rembourré qu’elle en avait des marques bleues sur les épaules et jusque dans le dos. Notez que, ces marques, il fut obligé de les constater bon gré mal gré. Naturellement M. de Launay s’intéressa fort à la réclamation, et, comme il avait ordre de bien traiter la prisonnière, il lui donna un lit de plume et la fit servir dans de la vaisselle d’argent. En outre, ne voulant pas sévir contre ce joli démon et sachant qu’elle avait la manie de faire des trous au plancher et de tenter des évasions naïves, il prit le parti de passer ses journées auprès d’elle, et fit porter dans la chambre de la belle Jeanne son métier à tapisserie. Je veux dire le métier à tapisserie du gouverneur, car il était très entendu au petit point. Si bien que Jeanne finit par être agacée d’une pareille assiduité et proposa à de Launay de coucher dans le lit de plume pour mieux faire son métier d’espion ; on affirmait que de Launay, dans son zèle, n’avait reculé devant aucune extrémité.
Pendant que Nicole Le Guay continuait à allaiter son enfant, — peut-être pour séduire ses juges, — mon avocat me fit entrer dans une salle d’audience, et je pus voir Mme de Valois.
Sa captivité n’avait changé ni sa figure ni son humeur. Elle arriva fort parée d’une robe-chemise de linon-batiste, dite à l’enfant, qui faisait ressortir l’agrément de sa taille. Un petit bonnet de gaze, sans rubans, auquel était attaché un voile très fin dont elle s’ennuageait la figure, était posé sur ses beaux cheveux bouclés, sans poudre. Elle entra d’un air assuré, m’aperçut et me montra le poing, comme une promesse. L’huissier lui dit d’un ton sec, en lui montrant la sellette : « Madame, mettez-vous là. » La comtesse recula d’abord, puis se rapprocha du siège, auquel elle donna un petit coup de pied de mépris ; après quoi elle s’y assit, s’y arrangea, dégagea les plis de sa robe, et finit par s’y établir dans une pose gracieuse, comme si elle eût été couchée dans la meilleure bergère. On l’interrogea ; elle ne répondit à personne et soutint la conversation avec tout le monde, tenant tête au premier président, M. de Brétignières, ne témoignant pas plus de fatigue ni d’ennui que si elle eût dirigé le bavardage de son salon. Elle parla pendant une grande demi-heure, toute seule, sous prétexte de tout dire, et elle trouva le moyen de ne rien dire et d’être charmante.
Je le lui témoignai par un salut profond que je lui fis quand elle se leva pour partir, prenant elle-même un congé que le président ratifia d’un geste obligeant. Sa visite n’avait pas duré moins de trois heures.
Quand le moment arriva de rentrer à la Bastille, Thilorier me glissa dans la main un noël qui courait Paris, et dans lequel l’opinion publique décidait de notre affaire. En voici les principaux couplets seulement, car il était interminable :
Les événements se pressèrent. Bientôt, ma Lorenza chérie fut rendue à la liberté, et la cour rendit son arrêt le 31 mai 1786.