Véritables mémoires de Cagliostro
LIVRE TROISIÈME
LE SAINT-OFFICE ROMAIN
I
Où je me décide à faire une sottise et de l’ingratitude
que me témoigne saint Jean, évangéliste.
— Joseph, me dit un jour Lorenza, ton Angleterre m’enterre, cette île m’exile, son brouillard m’embrouille, sa brume m’enrhume ; je veux m’en aller.
— Comme tu voudras, ma cygne.
Ce nom mignard m’est échappé et je le maintiens, quoiqu’il désolât ce qu’il y avait de pédants parmi mes amis. Il rappelait la grâce onduleuse et la blancheur exquise de ma chère Lorenza, et, quelques remontrances qu’on me fît, je n’ai jamais pu l’employer au masculin en parlant de ma femme.
— Où irons-nous ? demandai-je à la belle Italienne. Le monde a des préjugés contre moi. J’ai voulu planter notre tente à Turin, l’année dernière ; le roi m’a prié de quitter le Piémont sous huit jours.
— Je ne tiens pas au Piémont.
— Ni moi. Nous nous sommes réfugiés à Roveredo, sous la domination paternelle de l’Autriche ; l’empereur Joseph II s’en est offusqué et m’a fait dire que je l’incommodais.
— Eh bien, retournons en France.
— Breteuil de Launay et Chesnon y ont la main longue. J’ai dit trop de mal de la Bastille.
— Allons à Palerme.
— J’y ai laissé des amis désagréables.
— A Rome. Je voudrais savoir ce que sont devenues maman et la passementerie, et si Lorenzo n’est pas aux galères.
— Il est temps d’y songer en effet. Mais n’est-ce pas se jeter dans la gueule du loup catholique ?
— Nous ne manquons pas de religion, Joseph.
— J’en conviens, mais Rome est un endroit où il en faut tant avoir ! Sache que le saint office a dans ses tiroirs la bulle In Eminenti, due au pape Clément XII, laquelle foudroie les maçons et les condamne à la pendaison.
— Bah ! dit Lorenza.
— Il y a aussi la bulle Providas, de l’excellent Benoît XIV ; elle ne date que de trente ans, et a force de loi dans les procès ecclésiastiques. Celle-là écarte la pendaison.
— Tu vois !
— Mais elle y substitue le bûcher, comme purifiant et plus conforme à la tradition chrétienne.
— Poltron ! dit Lorenza. On nous veut beaucoup de bien au Vatican ; le prince-évêque de Trente me le disait avant-hier chez lady Roseberry. Il est fort aimable, cet évêque, et du dernier galant. Il a affirmé que si tu voulais lui faire une confession générale, on serait charmé de te voir là-bas.
— Il faudrait en être bien sûr ! répondis-je.
— Le prince lui-même te le dira.
Il me le dit, en effet. Ce prince-évêque était un bonhomme pas méchant, ayant la manche large et absolvant les cas réservés. Je le tins pendant un temps pour l’ami de la maison. Il s’intéressait fort à mes aventures et à la Maçonnerie, dont je lui racontais les mystères. Il apprit à manier le tablier, le septangle, le triangle, la truelle, le compas, l’équerre, les pierres brute, cubique, triangulaire, le pont, l’échelle, le globe et la corneille sacrée, dont je lui expliquai le sens réel. Mais il était pour sa part fort attaché à l’Église et ne regrettait pas qu’elle répudiât les rites nouveaux. Quelle nécessité de remplacer par le clinquant que je viens de citer la croix, l’étole, le ciboire, la patène, la lampe, la mitre, le chapelet, l’Agnus et le tabernacle ? Je ne savais que répondre. Un jour qu’il regardait la banderole maçonnique que Weisshaupt m’avait confiée à mon départ pour la France, banderole brodée des lettres L. P. D., il me demanda ce que cela signifiait. Je lui dis voix basse : Lilia pedibus destrue (Foulez aux pieds les lys !).
— Et pourquoi pas, dit-il, Loue pieusement Dieu ? Tout cela, mon cher comte, ce n’est guère que des enfantillages. Le pape vous verra avec plaisir. Savez-vous qu’il vient de gracier votre ancien ami Louis de Rohan et de le déclarer apte à la papauté ?
— Louis serait pape ? m’écriai-je.
— Il peut du moins le devenir.
— Partons, alors, répondis-je.
Lorenza fut tout à fait heureuse de ma résolution. Nous arrivâmes à Rome en mai 1789, et, après un court séjour à l’hôtel garni, nous allâmes demeurer au palais Farnese. C’est là que je fus arrêté par ordre du Saint-Office le 21 mars 1790, jour de la fête de Saint-Jean-l’Évangéliste, qui manqua de gratitude avec moi, car j’en avais fait un des saints de mon rite égyptien, à cause de son amusante Apocalypse.