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Véritables mémoires de Cagliostro

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VI
De quelle manière je pratiquai pour la première fois la cabale ; — d’un bateau qui se trouva là ; — et d’une chanson que j’entendis.

Ceux qui s’imagineraient qu’à mon réveil dans une ornière de la route, j’étais encore sous l’impression de ma récente aventure, connaîtraient assez peu mon caractère. Je tiens du ciel une précieuse faculté : celle d’oublier à mon gré les événements fâcheux ; et s’il m’arrivait de commettre quelque action déloyale, — un rapt ou un larcin, par exemple, — rien ne me serait plus aisé que de me considérer, la minute d’après, comme le plus honnête homme du monde. Je garde la mémoire de tout ce qui m’est arrivé d’heureux, de tout ce que j’ai fait d’honnête ; des autres choses, c’est selon. De sorte que, dans bien des cas, j’ai pu mentir avec une sincérité parfaite, et cela m’a valu la meilleure part de mon influence sur les hommes.

D’ailleurs, je n’hésitai pas à croire que j’avais été simplement le jouet d’une hallucination ou d’un rêve. Le moyen de penser que Fiorella, subissant ma volonté à travers les murailles et les grilles, avait accompli en effet le crime que je lui avais ordonné dans un accès de folie ! Pures billevesées, et il n’y avait qu’à ne plus penser à cela.

L’oubli me fut d’autant plus facile que mon amour avait été emporté par la terrible secousse, ainsi qu’une feuille dans une tourmente, et le joli visage de Fiorella m’apparaissait comme une pâle figure estompée dans le lointain, presque évanouie déjà.

Ce fut donc de fort bonne grâce et d’un air tout à fait dégagé qu’après un instant de réflexion je rendis leur salut aux voyageurs qui m’avaient réveillé.

— A qui ai-je l’honneur de parler ? demandai-je.

— A maître Murano, orfèvre, et au marquis Maugiri, son ami.

— Ce sont là des noms que l’on cite à Palerme ; le mien n’est pas digne de leur être comparé, et il n’aurait aucun lustre, s’il n’avait l’honneur d’être connu de vous… Car je pense que vous m’avez nommé tout à l’heure ?

— Il est vrai, dit le marquis. Pendant une retraite que je fis chez les Ben-Fratelli, de Castelgirone, je vous ai vu plus d’une fois en compagnie d’un vieux moine qui se mêlait d’alchimie, ainsi que d’autres sciences hermétiques, et qui était votre maître. Cependant, que faisiez-vous dans cette singulière alcôve, seigneur Balsamo, s’il n’y a pas d’indiscrétion à vous le demander ?

Je n’ai jamais aimé les personnes curieuses ; mais l’air tout à fait honnête et même un peu niais du marquis et de l’orfèvre avait de quoi me rassurer, et puisqu’on me connaissait pour l’élève d’un alchimiste, je résolus de faire l’habile homme.

— Je m’étais endormi pour consulter mes songes à propos de la route que je dois suivre, répondis-je sans hésiter. Depuis longtemps je projette un grand voyage en Asie et en Afrique, et, hier soir, ayant observé que la conjonction des planètes était favorable, je me suis décidé à partir.

— Puisque vous vous éloignez de Palerme, dit courtoisement le marquis, permettez-nous de vous offrir une place dans notre carrosse. Tout chemin mène en Asie, et votre compagnie nous fera honneur.

Dès que nous fûmes assis dans le carrosse, qui avait assez bon air pour un carrosse de campagne, le cocher toucha les chevaux, et l’orfèvre reprit :

— Ainsi, seigneur Balsamo, mon compère ne s’est point trompé ? Vous vous occupez de cabale ?

— Cela se pourrait bien.

— Et cette cabale, poursuivit-il, enseigne les moyens de découvrir les trésors cachés ?

— Incontestablement. Mais est-ce donc de la recherche d’une somme enfouie que s’inquiètent vos seigneuries ?

— Voici l’histoire, dit le marquis Maugiri. En consultant des papiers de famille, j’ai trouvé des notes fort intéressantes sur un trésor que l’un de mes ancêtres doit avoir enterré dans une espèce de caverne, près de Saint-Pierre-en-Mer. J’ai fait confidence de ma découverte à mon compère Murano…

— Qui a bien payé pour cela, dit l’orfèvre.

— Oh une misère.

— Mille ducats !

— Fi ! les regrettez-vous ?

— Non, dit l’orfèvre en soupirant.

Le marquis continua :

— Donc, Murano et moi, nous allions à Saint-Pierre-en-Mer, quand nous avons eu la fortune de vous rencontrer, et il est certain que grâce à votre science…

— Hum ! hum ! fis-je avec une toux de vieux savant, l’entreprise peut être longue et difficile.

— Vraiment ? dit Murano inquiet.

— Croyez-vous, seigneur orfèvre, qu’il n’y ait qu’à se baisser pour ramasser des trésors ? Pourtant, vous avez lu le Magistère ?

— Non.

— C’est dommage. Vous y auriez vu que la réussite s’obtient au prix des plus grands dangers !…

— Oh oh ! fit l’orfèvre.

— Que les démons préposés à la garde d’un trésor peuvent rouer de coups les gens qui le cherchent…

— Diantre !

— … lorsque ceux-ci omettent une seule des cérémonies magiques.

— Ohimé ! Vous ne m’aviez pas dit cela ! s’écria l’orfèvre parlant à Maugiri.

Je compris que j’avais été trop loin.

— En procédant avec prudence, repris-je, on peut éviter les inconvénients auxquels le dos du seigneur orfèvre ne paraît pas d’humeur à s’exposer. Mais voici l’heure du déjeuner. Nous arrêterons-nous dans cette auberge, d’où il sort une appétissante odeur de victuailles ? Il importe que nous suivions un régime très régulier, copieux et substantiel, et que nous ne buvions que du vin d’Asti dans des verres d’une pinte.

— Est-ce obligatoire ? demanda l’orfèvre.

— Obligatoire, c’est beaucoup dire. Cela est simplement indiqué. Quand on veut réussir, il ne faut rien négliger.

— C’est bien parlé, dit le marquis, et mon appétit est de l’avis de votre cabale.

Je ne raconterai pas dans son détail la comédie que je jouai pendait plusieurs jours, choyé par l’orfèvre, admiré par le marquis. Je n’eus pas à me plaindre de leur politesse, non plus que des repas faits en leur société, et cependant ma cabale était fort exigeante.

Il est vrai que je leur donnais quelques petites satisfactions, comme de visiter soir et matin avec eux la caverne de Saint-Pierre-en-Mer, comme de leur dire : « Vraiment, cette caverne a tout à fait l’air d’un lieu où l’on a caché quelque trésor ! » et cela les comblait de ravissement. En outre, je voulus bien accepter une bourse d’or, du poids de soixante onces, pour étudier les effets de l’attraction métallique et pour acheter la complaisance des démons gardiens ; ce fut l’orfèvre qui fournit la bourse. Je taillai une baguette divinatoire dans du bois de cornouiller, et même je réclamai la compagnie nocturne, — car la nuit est le temps convenable pour faire amitié avec les esprits subterranéens, — d’une jeune fille aussi jolie que possible et parfaitement innocente. Le marquis m’amena une paysanne assez fraîche, en s’excusant de n’avoir pu trouver mieux. Je m’en accommodai, bien qu’elle ne me parût pas avoir la principale qualité requise par les rites de la cabale. Le fait est qu’elle nourrissait quelque tendresse pour un robuste gaillard appelé Malvoglio, batelier disait-il, pirate disait-on, qui passait en mer des semaines entières avec des garnements de son espèce, dans une vieille sardinière. Il ne se commettait pas un vol, ou même pis, dans une habitation du rivage mal close ou mal gardée, sans que le nom de Malvoglio fût mêlé à l’aventure. Un digne garçon, comme on voit.

La petite paysanne l’aimait fort ; mais elle s’en expliqua avec moi de telle façon que j’aurais eu mauvaise grâce à m’en plaindre.

Cependant, la nuit que j’avais désignée pour accomplir notre expédition magique arriva, et, parfaitement convaincu comme je l’étais que nous ne trouverions rien dans la caverne, sinon des tas de pierres écroulées, j’éprouvais quelque souci touchant le succès de cette affaire. Je résolus de m’en fier à la fortune, qui n’abandonne jamais les audacieux, quand ils ont suffisamment d’esprit.

Un peu avant minuit, nous quittâmes notre auberge avec un grand mystère et dans un ordre imposant.

Je marchais le premier, tenant d’une main la bourse et la baguette dont l’inclinaison devait désigner la place où était enfoui le trésor ; j’élevais de l’autre main une torche qui fumait dans les ténèbres. La jolie paysanne me suivait, tout habillée de blanc comme une catéchumène, c’est-à-dire vêtue de sa seule chemise qui, heureusement, était en toile épaisse ; d’ailleurs il faisait très obscur. Je gardais mon sérieux, mais la bonne fille ne pouvait s’empêcher de pouffer de rire et, plus d’une fois, par un badinage qui ne laissait pas que d’être imprudent, elle me chatouilla les côtes pour me faire rire aussi, car elle savait que j’étais extraordinairement nerveux. Quant à Murano et à Maugiri, qui formaient l’arrière-garde, ils avaient l’air grave et inquiet à la fois, comme doivent l’avoir des gens devant qui va s’accomplir un prodige.

La caverne avait deux issues : l’une donnant sur la route que nous suivions ; l’autre, beaucoup plus étroite, s’entre-bâillait entre des roches, du côté de la mer.

Nous fîmes halte devant la plus large des deux entrées ; je me sentais de plus en plus perplexe, lorsque l’orfèvre se rapprocha de moi et me dit :

— N’avez-vous pas parlé, le jour de notre rencontre, d’un danger possible de coups de bâton ?

— Il est vrai, seigneur Murano, mais une offrande de soixante onces d’or apaise presque toujours les esprits gardiens des trésors.

— Presque toujours ?

— Oui, seigneur.

— Un pareil présent s’est donc trouvé insuffisant quelquefois ?

— Je le confesse. Beaucoup de ces esprits montrent une cupidité extrême.

— Diantre ! diantre ! dit l’orfèvre. Et quelle somme faudrait-il leur offrir pour ne courir aucun péril de bastonnade ?

— Il est sans exemple que leurs mauvaises intentions n’aient pas été changées par un don de cent onces d’or.

— Eh bien dit Murano en soupirant, ajoutez les quarante onces que voici aux soixante qui sont dans la bourse.

A vrai dire, je fus touché par la candeur de ce brave homme, et pour un peu je me fusse écrié que j’étais, moi un imposteur, et lui un imbécile ! Mais je pensai qu’il n’aurait pas été courtois d’adresser un aussi fâcheux compliment à un personnage honorable, plus âgé que moi, et duquel, en somme, je n’avais reçu que de bons offices. Non, je ne pouvais pas blesser à ce point l’excellent seigneur Murano ! Je réprimai donc un mouvement qui eût choqué les convenances, et je reçus les quarante onces avec émotion.

Dès que nous fumes entrés dans la caverne, qui se trouva être pleine de brouillard, j’éteignis tout à coup la torche contre le sol, et je poussai dans l’ombre un hurlement effroyable que répétèrent les échos. La paysanne épouvantée se mit à crier, pris de panique à leur tour, l’orfèvre et le marquis joignirent à ce concert des gémissements d’effroi, et comme des oiseaux de nuit, réveillés par nos clameurs, battaient de l’aile au-dessus de nos têtes en allumant leurs yeux d’or, ce fut toute une diablerie dont j’eus lieu d’être assez satisfait.

Mon projet, que j’avais conçu soudainement était d’une simplicité ingénieuse. Avant que mes compagnons fussent revenus de leur première terreur, je gagnerais à tâtons l’issue étroite de la caverne, du côté de la mer, et je savais assez ce que valaient mes jambes pour être sûr qu’une fois échappé je serais peu aisé à rejoindre.

Pendant que mes gens ne cessaient de gémir, je me dirigeai le long de la paroi pierreuse, vers l’endroit où se trouvait l’ouverture ; je ne manquai pas, en marchant, de moduler les cris les plus divers et les plus épouvantables ; toute une meute de démons n’eût pas fait un plus affreux vacarme. Cependant je devais me rapprocher de l’issue ; encore quelques pas, et j’étais dehors ! Mais j’eus la maladresse de laisser choir la bourse et la baguette divinatoire que je tenais dans la même main, ainsi que je l’ai dit.

Abandonner les cent onces d’or ! J’étais incapable d’une telle vilenie. Je me baissai, je tâtai le sol, j’eus bientôt retrouvé la baguette et la bourse. Mais, chose surprenante, lorsque je voulus les ramasser, il me sembla qu’elles étaient devenues étrangement lourdes, ou plutôt qu’elles étaient attachées au sol. De quelle façon ? Je ne pouvais le comprendre. Je fis un violent effort en les attirant à moi. Alors, il se produisit un craquement terrible ; la terre trembla sous mes pieds, et, en même temps je reçus sur le crâne, sur les épaules, sur les reins, un éboulement ruisselant et sonore de menus objets très durs ; ce fut comme si j’étais accablé sous une énorme averse de pierreries et de lourdes monnaies.

Qu’arrivait-il ? Ma baguette était-elle tombée d’elle-même sur le point qu’il fallait toucher pour en faire jaillir un trésor ? Il y avait donc un trésor ! et moi, Joseph Balsamo, j’étais donc un sorcier véritable !

J’eus un autre sujet d’étonnement ; le tumulte redoubla dans la caverne ; des bruits de pas, des jurons sans nombre, des exclamations de colère et d’épouvante ; il était impossible que tout ce fracas fût produit par mes seuls compagnons ! les esprits gardiens du trésor devaient avoir jailli de dessous terre. Ce qui me confirmait dans cette pensée, c’est que je reconnus la voix de Murano, criant plaintivement : « Aïe ! aïe ! je suis rompu ! moulu ! Grâce, messieurs les diables, je vous demande grâce ! Trois cents onces d’or, si vous voulez, vous les aurez. Mais, par pitié, épargnez mes pauvres épaules ! » Ma foi, je commençai à ne pas être exempt d’une certaine appréhension, — ce qui néanmoins ne m’empêcha pas de remplir toutes mes poches de toute la monnaie que je pus ramasser autour de moi. Je fus bientôt rassuré, à un certain point de vue, par d’autres paroles qui, pour être féroces, n’avaient rien de diabolique. « Ah ! ah ! canailles ! voleurs ! traîtres ! bandits ! vous vous êtes introduits dans la caverne de Malvoglio, pour dérober le trésor que nous avons amassé au péril de nos jours ! Que Satan m’emporte au fond du Gibel, si je ne vous fais pas périr sous le bâton ! » Tout s’expliquait. C’était dans la caverne où nous étions que Malvoglio et ses compagnons cachaient le produit de leurs vols et de leurs pillages ; la paysanne nous avait trahis, s’imaginant qu’on en voulait au butin de son amant, et celui-ci nous avait préparé une embuscade. Quant à l’averse imprévue de monnaies qui s’était écroulée sur moi, elle n’avait rien de fantastique non plus ; ma baguette et ma bourse, en tombant, s’étaient sans doute engagées dans l’anneau de quelque trappe et, en tirant violemment, j’avais dû faire jouer le ressort d’une cachette creusée dans la paroi. Quoi qu’il en fût, je me relevai vivement et, malgré la lourdeur de l’or, de l’argent, — peut-être du cuivre — dont j’avais bourré mes poches, je m’élançai hors de la caverne par l’étroite sortie qui laissait voir le bleu lointain de la mer et du ciel. Longtemps encore j’entendis les plaintes du pauvre Murano, qui vraiment me fendaient le cœur.

Je m’étais dérobé au péril immédiat, mais j’étais bien loin d’être hors de danger. Les pirates ne tarderaient pas à s’apercevoir de ma fuite et de mes emprunts ; ils se mettraient à mes trousses, et si rapidement que je courusse, ils avaient des chances de me rattraper.

Je me suis souvent demandé par quelle puissance surnaturelle je me suis vu garanti dans la plupart de mes aventures. Je n’ose croire que ce soit Dieu lui-même qui ait daigné prendre ce soin, bien qu’à la vérité je me sois toujours cru aussi digne de son assistance que nombre de gens, papes, rois ou empereurs, qui l’invoquent à tout propos et affirment qu’il se mêle de toutes leurs affaires, même de celles qui sont du ressort du diable, évidemment.

Comme j’étais passablement empêché, j’aperçus une grande barque de pêche, portant encore sa voile, qui se balançait gracieusement à peu de distance du rivage. Ce devait être le bateau de Malvoglio et de ses compagnons. Je me jetai dans l’eau fraîche et bleue ; en quelques enjambées j’atteignis l’embarcation, qui était abandonnée, ainsi que je l’avais prévu. Je m’y hissai, je levai l’ancre, et une faible brise enflant la voile, je pointai au large sur la nappe calme et imperceptiblement mouvante de la Méditerranée.

Alors, dans la douceur de l’air, dans la mollesse du balancement des eaux, sous la lune qui se leva, belle comme une jeune femme, je comptai ma fortune et j’interrogeai ma conscience.

Tant en or qu’en argent et en cuivre, je possédais la valeur de six mille ducats environ, — y compris les cent onces de l’orfèvre Murano ; pour ce qui était de mes péchés, ils me parurent tout à fait véniels. J’emportais une somme qui ne m’appartenait pas sans doute ; mais à qui l’avais-je prise ? A des voleurs ! Mon action avait quelque chose de louable en ce qu’elle châtiait des criminels. La bourse m’inquiétait davantage ; vraiment j’avais quelques remords nés de la simplicité et de l’honnêteté de Murano. Je conçus un sage projet. Le digne orfèvre s’était ouvert à moi d’une affaire qui lui causait de grands ennuis ; des communautés religieuses l’avaient dépossédé d’un héritage, par suite d’un défaut de forme dans ses titres de propriété. Je me promis d’envoyer à Murano d’autres titres parfaitement en règle, — car je les ferais moi-même, — qui lui permettraient de rentrer en possession de son bien.

En effet, je les lui adressai quelques mois plus tard, et il en usa fort honnêtement, l’excellent homme. De méchantes gens ont blâmé ma conduite en cette conjoncture, mais je n’ai jamais pu arriver à me repentir d’un tort fait à des moines, de même que je n’ai aucun regret d’avoir pris de l’argent à des pirates.

Cependant la barque voguait doucement entre le double azur de l’onde et du firmament assombri. Où allais-je ? qu’importe ! le temps était beau, la direction d’une sardinière n’était pas pour embarrasser un enfant de Palerme, et il y avait à bord des provisions suffisantes pour plusieurs jours de navigation. Couché sur le dos, tout au long, je humais le bleu de l’air et de la lune ; une bouteille de Marsala, bue à lentes gorgées, avait merveilleusement prédisposé mon esprit à ces vagues et délicieuses rêveries qui se dispersent peu à peu dans la brume du sommeil.

Un bruit de castagnettes et de tambourins m’éveilla joyeusement. Je crus d’abord que je dansais en rêve ! Mais non ; je voyais les planches de la barque et la claire pâleur du ciel, rosée à l’orient. Je me dressai. Ce qui avait sonné cette diane du plaisir, c’était un grand bateau tout pavoisé d’oriflammes, où des masques extravagants, arlequins et colombines, cœlios de velours et cœlias de satin, pulcinellas et pulcinellinas dansaient une ardente tarentelle, au milieu de l’immense mer çà et là pailletée d’argent dans les buées transparentes du matin ; je pensai d’abord que j’assistais à quelque fantasque carnaval de tritons et de néréides, supposition qui n’avait rien d’absurde, puisqu’enfin l’art des déguisements fut inventé, comme chacun sait, par le dieu marin Proteus.

— Holà ! masques, qui êtes-vous, et où allez-vous ?

— Facileto pavato ! la demande est stupide ! riposta un énorme Brighella. Tu sais qui nous sommes, puisque tu nous appelles « masques », et où pourrions-nous aller, sinon à Naples, où se donne le plus beau des carnavals ?

Et là-dessus le Brighella entonna cette burlesque chanson pendant que les autres dansaient encore :

Chaque vigne a sa grappe
Et chaque astre son feu ;
Rome dit : « J’ai le Pape ! »
Et le ciel dit : « J’ai Dieu ! »
Mais sous la brocatelle
D’un éternel gala,
Naple a la tarentelle
Avec Pulcinella !

— Par Saint-Janvier ! m’écriai-je, j’ai bonne envie d’aller avec vous.

— As-tu un masque ?

— Non.

— Nous t’en prêterons un. As-tu une maîtresse ?

— Non.

— Nous t’en prêterons une. As-tu de l’argent ?

— Oui.

— Tu nous en prêteras.

La barque-pirate manœuvra vers le bateau-masque ; les danseurs me prirent à leur bord ; et telle fut la série d’aventures, — car les voies de Dieu sont mystérieuses, — qui me permit d’avoir le nez tout écorché par les confetti des dames napolitaines, et le cœur bien plus meurtri encore par les œillades de celle qui devait clore ma jeunesse et doubler ma vie… Mais que resterait-il pour le chapitre prochain, si je disais tout dans celui-ci ?

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