Véritables mémoires de Cagliostro
II
Le grand œuvre.
Une heure plus tard, vêtu d’une laine sans tache et la mitre magique au front, ayant à ma ceinture la serpe, la baguette et l’épée, — car la serpe coupe les mauvaises Pensées, la baguette évoque les bons Esprits, et l’épée écarte les Terreurs, — je me tenais debout, au centre d’un inextricable fouillis de fourneaux, de cornues, de serpentins, de vases et de fioles de toute sorte, sous de hautes poutres d’où pendaient des animaux étranges, vaguement agités. J’étais dans le laboratoire que le grand-duc de Courlande avait fait disposer selon mes indications, dans sa propre résidence. Le soleil, qui s’inclinait vers l’horizon, entrait magnifiquement par une large fenêtre, allumait les yeux d’émail des bêtes mortes, faisait étinceler la verrerie des ustensiles hermétiques, et me baignait moi-même d’une splendeur sacrée.
On frappa à la porte. Sans faire un mouvement, je dis :
— Qui que tu sois, entre.
Le grand-duc se présenta, vêtu selon les rites, d’une longue robe sans ceinture ; il avait la tête découverte et les pieds nus.
— Qui es-tu, toi qui es entré ? m’écriai-je.
Il répondit :
— Je suis un des princes de la terre où nous sommes.
— Tu n’es pas même un des vers de la terre où nous dormirons ! répliquai-je. Malheur à qui s’enorgueillit de son rang ou de sa naissance, dans l’asile de la science et de la vérité ! Malheur à qui se nomme prince ou roi, en présence de celui en qui revivent les mages illustres de jadis : Osiris, qui fut Dieu ; Orphée, qui fut prophète ; Apollonius de Thyane, qui disait de Jésus : « Mon frère » ; Raymond Lulle, qui fut le bûcheron de l’arbre du bien et du mal ; Nicolas Flamel, qui mourut pauvre au milieu de la pluie d’or qu’il répandait sur le monde ; Jérôme Cardan, le pur ascète, dont l’esprit s’était affranchi des apparences terrestres ; Cornélius Agrippa, à qui les empereurs et les papes envoyaient des ambassades ; Guillaume Postel, qui conquit la doctrine absolue ; et le plus grand de tous, Philippe-Théophraste Bombaste, appelé Auréole Paracelse, l’irréprochable ivrogne qui vécut dans une frénésie divine et lucide, et qui guérissait à distance par l’effluve de son regard !
Sous ces reproches, le prince de Courlande baissa la tête.
— Dis que tu es un homme, cela suffit, repris-je, et tâche d’en être un. Que demandes-tu ?
— Je suis un humble profane, dévoré du désir d’être initié.
— Tu demandes beaucoup, répondis-je ; l’initié, — ainsi que le prouvera un sage qui naîtra dans vingt-trois ans, six mois et douze jours, — est celui qui possède la lampe du Trismégiste, le manteau d’Apollonius et le bâton des Patriarches.
— Je me contenterai d’être adepte.
— Tu demandes plus encore. L’adepte est celui qui, par la pensée et par l’œuvre, s’exalte jusqu’à la divinité ! As-tu renoncé aux préjugés, aux passions ? Es-tu certain de tenir à la raison, à la vérité, à la justice, plus qu’à toute autre chose humaine ? Te sens-tu capable d’obéir aux quatre verbes du mage : SAVOIR, OSER, VOULOIR, SE TAIRE ? Si tu peux à ces questions répondre « oui » avec franchise, je te conduirai dans le Sanctum Regnum, qui est le royaume de la Magie.
— Je ne l’entends pas ainsi, fit le prince. Je voudrais avoir la Pierre philosophale, qui transforme en or tous les métaux, préserve de toutes les maladies, assure la jeunesse, la santé, la beauté et la vie immortelle.
— Tu demandes peu, répondis-je avec un ton de dédain. Écoute cette parabole : Une fois, Jésus voyageait de compagnie avec Judas Iscariote et Simon Baryona. Ils arrivèrent dans une hôtellerie, et comme ils avaient grand’faim, ils furent attristés de n’y trouver qu’une oie très petite et très maigre. Le régal était chétif pour des voyageurs affamés ; la troisième partie de la bête n’eût fait qu’aiguillonner l’appétit de chacun. Jésus dit : « Nous avons sommeil ; allons dormir. Au réveil, nous nous raconterons nos rêves, et celui qui aura fait le plus beau songe mangera tout seul la petite oie. » Ils firent comme Jésus avait dit. En se réveillant : « Moi, dit saint Pierre, j’ai rêvé que j’étais le vicaire de Dieu » ; Jésus dit : « Moi, j’ai rêvé que j’étais Dieu même » ; Judas Iscariote, à son tour, dit d’un ton hypocrite : « Moi, j’ai rêvé qu’étant somnambule je me relevais, descendais doucement à la cuisine, prenais l’oie et la mangeais. » Là-dessus, on descendit ; l’oie avait disparu ; Judas, au lieu de rêver, l’avait mangée. — Profane qui m’écoutes, est-ce Judas que tu veux imiter ? Préfères-tu la réalité vile aux sublimes vérités des idées ?
— Les beaux rêves sont une belle chose, dit le duc, mais Judas a mangé l’oie.
— Reçois donc la moins bonne part, répliquai-je, tu auras la Pierre !
— Quoi ! vraiment, je l’obtiendrai ?
— Par moi, tu l’obtiendras. C’est un jeu pour le Mage de matérialiser le principe de vie, de le résumer, de le condenser dans la pierre philosophale, appelée aussi Or Vierge, et qui, broyée, donne la poudre rouge, dont la sensibilité est telle qu’elle se dissout lentement sous le regard.
Il me baisa les mains. Je repris :
— Les procédés par lesquels on obtient la pierre divine sont clairement révélés en quelques préceptes que le grand Hermès grava sur la Table d’Émeraude.
— Clairement ?
— Clairement. Hermès dit :
« Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l’épais, doucement, avec grande industrie.
« Il monte, et derechef il descend en terre, et reçoit la force des choses supérieures et inférieures.
« Tu auras par ce moyen la gloire du monde universel, et pour cela toute obscurité s’enfuira de toi.
« C’est la force forte de toute force, car elle vaincra toute chose subtile et pénétrera toute chose solide.
« Ainsi le Monde a été créé. »
Le grand-duc m’écoutait avec une sorte d’épouvante.
— Hélas ! j’entends des sons, dit-il, mais je ne perçois pas le sens.
— Je te parlerai donc comme on parlerait à un enfant, répondis-je en le regardant avec un air de hautaine pitié. L’élément premier, c’est l’or terrestre !
— J’entends cela. Il faut de l’or pour composer la Pierre Divine.
— Oui.
— Beaucoup ?
— Beaucoup.
— N’importe, les coffres de l’État ne sont pas vides ; d’ailleurs, on peut établir des impôts. Continuez, maître.
— L’élément premier est soumis à l’action du grand et unique Athanor.
— Athanor ?
— Tu as bien entendu.
— Qu’est-ce ? Est-ce que je le possède ?
— Tout le monde le possède. Il est sous la main de tout le monde. J’imiterai la pudeur des vrais adeptes, en ne lui donnant pas son nom vulgaire ; tu devinerais facilement ce que c’est, quand je t’aurai dit qu’on le désigne sous l’emblème de l’étoile à cinq pointes ou du pentagramme lui-même.
— Hélas ! soupira le prince.
— Je poursuis. L’élément premier, soumis à l’action du grande et unique Athanor, s’épure spirituellement, et devient l’Or Philosophique — ou Or pâle, — lequel, affiné par le soufre, le mercure et le sel, emprunte une âme au germe universel. Après l’avoir réduit en limaille, — sous la clarté des rayons lunaires, — il importe de le plonger dans l’eau-forte, où il se dissout lentement ; puis on place le mélange sur un feu gouverné de façon à produire une évaporation lente et continue. Dégagée de l’humidité, la masse restante est traitée une seconde fois par le soufre, le mercure et le sel, et l’on obtient l’Or Noir. Celui-ci, malléable à la main, répand des exhalaisons mortelles, et l’adepte doit se hâter de poursuivre son travail, qui fait apparaître successivement l’Or sombre ou Or Violet, — il faut éviter de le toucher, car il est caustique, — l’Or Céleste ou Or Bleu, l’Or Mâle ou Or Jaune, l’Or Femelle ou Or Rouge, dont la couleur devient plus vive quand on l’expose aux rayons du soleil, et enfin l’Or Vierge ou Or Blanc, qui est vivant dans la main et qui bat comme un cœur ! Jusqu’à l’instant où il se livre, les dangers de l’opération sont redoutables. Une négligence, une faute, un ralentissement dans l’ardeur du feu, peuvent produire l’explosion du laboratoire et la mort de l’adepte. Mais, au moment du succès, pendant la dernière transformation, qui est sans danger matériel, alors, les angoisses sont indicibles. Nicolas Flamel pleura en sentant l’Or Vierge se tordre dans sa main, et Raymond Lulle, saisi d’une immense pitié, livra aux flammes la matière animée qui se débattait sous ses doigts !
— L’Or Vierge ! cria le duc frémissant d’espérance, la Pierre Divine ! Eh bien, qu’importent les angoisses ! mon cœur est fort. Tentons sur l’heure l’opération terrible…
— Pas encore, répondis-je. Nombre de soins préparatoires sont indispensables. Il nous faut des vêtements de laine filée par une vierge ; il faut que le sceau de Salomon soit gravé sur le seuil de la porte et sur les marches de l’escalier, et que le pentagramme, en qui se résument toutes les figures cabalistiques, consacre les appareils dont nous devons nous servir. Le sceau de Salomon, ou macrocosme, protège celui qui s’occupe de l’œuvre ; le pentagramme repousse les influences funestes ; le premier est une armure ; le second est un bouclier. Et puis, nous n’avons pas l’élément premier, qui doit être en quantité suffisante…
— L’or ?
— L’or.
— Combien en faut-il ?
— Pour une expérience décisive ?
— Oui.
— Mille marcs environ.
— Si vous les aviez, pourriez-vous tenter l’œuvre dès aujourd’hui ?
— Peut-être.
Dès que j’eus prononcé ce peut-être, le grand-duc se dirigea vers la porte. Je lui demandai où il allait ; il ne répondit rien, sinon qu’il me priait de l’attendre ; il sortit en toute hâte.
Il me parut évident que mon disciple ne tarderait pas à revenir, chargé de richesses. Tout autre alchimiste, à ma place, se fut réjoui. Je me sentis plein d’ennui et d’hésitation.
En face de moi, le soleil se couchait dans un immense lit d’or, comme si l’horizon eût été touché par la Pierre Divine. Très haut, bien au-dessus d’une bande d’azur orangé, brillait une pure étoile d’argent ; c’était Hesperus qui surgissait ; on aurait dit une blanche étincelle au front d’un génie invisible. Puis le couchant empourpré s’obscurcit lentement ; il me sembla que mon esprit aussi devenait sombre. J’entendis des pas sur le chemin, devant le château ; je me penchai je vis un homme très vieux qui geignait, l’échine courbée sous un fagot de branches mortes ; en passant, il montra le poing à la résidence princière. Aussitôt, je jetai loin de moi la serpe, la baguette et l’épée, et, considérant ce vieillard, j’avais comme une envie de descendre sur la route pour l’aider à porter sa charge de bois.
Un lourd bruit d’or me rappela de ces rêveries. Le grand-duc était revenu ; quatre laquais déposaient des sacs sur une table voisine. Je me levai, frémissant, et les serviteurs étaient à peine sortis que je m’écriai d’une voix formidable :
— Prends cet or, tout cet or à poignées, Altesse, et jette-le par les croisées du château !
— Hein ? dit le grand-duc.
— M’as-tu entendu ?
— Considérez, mon maître…
— Ton maître ? Obéis donc !
Je n’oublierai jamais la mine singulière que fit en ce moment le prince de Courlande. Sa perplexité était visible ; si d’une part il était porté à se soumettre par la crainte de me donner du ressentiment, et aussi par l’idée que cette dispersion de métal était peut-être un commencement d’opération magique, il lui paraissait fort dur, d’autre part, d’être le Jupiter de cette pluie d’or, sans la compensation d’aucune Danaé.
— Eh bien ? repris-je avec hauteur.
Il baissa la tête, prit trois sacs sur la table, et s’avança vers la fenêtre. Mais, à peine eut-il mis le nez dehors, qu’il recula vivement. Il m’annonça d’un air fort effrayé qu’il passait d’aventure sur le chemin une bande de Tziganes, noirs, farouches, suivis de leurs femmes et de chariots pleins d’enfants, d’où pendaient des loques rouges ; les marcs seraient absorbés par cette foule mendiante, comme une averse par une terre sèche, et l’on ne pourrait pas en retrouver un seul.
— Jette ! répétai-je.
En même temps, je saisis plusieurs sacs et lui donnai l’exemple.
Le grand-duc m’imita avec une condescendance dont je ne pus m’empêcher de lui savoir gré.
Vous devinez l’effet produit par cette précieuse grêle ! D’abord, les bohémiens demeurèrent comme stupides d’étonnement ; quand ils eurent compris, à mes signes, qu’il leur était permis de ramasser la manne grand-ducale, ce furent des bonds extravagants, des cris de joie, cent gestes fous ; toute la bande, et les enfants dégringolés des chariots, se jetèrent sur les monnaies qui ne cessaient de pleuvoir. Bientôt, tous nos sacs furent vides et toutes leurs poches furent pleines. Je leur criai : « Dieu vous garde ! retirez-vous ! » et, après avoir fermé la fenêtre, je me tournai vers le prince aussi stupéfait que les Tziganes, mais par une raison justement contraire.
— Grand-duc ou roi, altesse ou majesté ! lui dis-je, l’agent universel, le principe suprême, ce n’est pas l’Athanor, c’est la justice qui, sous sa forme la plus aimable, a pour nom Charité ! Que vouliez-vous faire de cet or ? De l’or, n’est-ce pas ? J’en ai fait des heureux. Réjouissez-vous, il n’est pas de plus grand œuvre.
Il bégaya :
— Comte ! comte ! que dites-vous là ?
— Je dis que je ne suis pas venu vers vous pour brûler du charbon, pour faire chauffer des creusets, ni pour accroître vos revenus, mais pour vous annoncer que l’heure est proche où l’humanité se rénovera, pour vous jeter, vous et votre peuple, dans la fermentation universelle ! Êtes-vous donc si renfermé dans votre étroite puissance que vous ne sachiez pas ce qui se passe au dehors ? Je suis envoyé pour vous l’apprendre ; vous honoriez l’Alchimiste, saluez le Maçon !
— Le Maçon ! répéta le grand-duc interdit.
— Oui, celui qui bâtit et qui cimente, celui qui, sur les ruines de la société à demi écroulée, élève un jeune et vigoureux édifice. As-tu lu, prince allemand, les philosophes de France ? Sais-tu qu’il s’ouvre, dans toutes les nations, des Loges où les Bourbons eux-mêmes viennent réclamer leur part d’égalité, et que l’Illuminisme est comme un grand bûcher glorieux, où des milliers de justiciers augustes, aux visages masqués, jettent incessamment les préjugés, les esclavages, les fraudes, le vain droit des rois, et les conquêtes sanglantes !
— Chimères ! dit le prince, chez qui la stupéfaction commençait à faire place au courroux.
— Oui, chimères, les choses du passé ! chimères aussi, les sciences mystérieuses dont nous balbutions à peine le premier mot ! Je n’en parle plus, je n’en veux rien savoir, je ne m’en suis servi que pour me rapprocher de toi. Mais vérité, l’avenir ! vérités, la loi nouvelle d’équité et d’amour, l’émancipation de l’homme ! Et voilà la Pierre Divine que nous chercherons ensemble, si tu le veux, mon royal disciple !
J’ai toujours eu une assez grande facilité d’élocution, et comme le sujet n’était pas sans prêter à des développements, je pense que je ne me serais pas interrompu avant une bonne heure au moins, si le grand-duc ne s’était écrié :
— Ainsi, tu n’es pas un alchimiste ?
— Je suis un novateur.
— Tu es un charlatan et un larron ! répondit-il.
Après ces mots, qui me blessèrent d’autant plus que ce jour-là précisément je m’exprimais et me conduisais avec une honnêteté parfaite, le prince de Courlande, tout rouge de colère, — car il avait un tempérament qui le prédisposait à l’apoplexie, — se mit à pousser de grands cris pour appeler ses gens. Je compris qu’il ne faisait pas bon pour moi dans le laboratoire. Ma foi, puisque le révolutionnaire avait compromis le mage, il était juste que le mage tirât le révolutionnaire du péril. Rapidement, je me tournai vers un fourneau où il y avait de grands bocaux pleins d’alcool et d’autres drogues inflammables ; je les renversai sur les braises, et, avant l’arrivée des valets, je disparus par une petite porte, derrière un rempart effroyable de feu qui ne fut pas, je pense, sans roussir quelque peu les cheveux et la barbe du souverain courlandais.
Quand je me trouvai hors de la résidence, — grâce à un étroit passage dont le secret m’était connu, — je ne perdis pas mon temps à pester contre ce stupide grand-duc, qui avait fait mille caresses à un prétendu sorcier, et qui n’eût pas hésité à fouailler un véritable philosophe ; éternelle injustice humaine ! Je résolus de tirer une éclatante vengeance de l’injure qu’on me faisait. Rien ne devait m’être plus facile. Mme de Recke ne m’avait-elle pas offert la dignité grand’ducale ? Maintenant, j’étais décidé à l’accepter, — ce qui serait fort du goût de ma chère Lorenza, — et je me dirigeai en toute hâte du côté de ma demeure. Mon intention était de revêtir des habits convenables, et de me présenter sans retard chez la grande dame. Mais le destin disposa de moi d’une autre façon.
Il y avait devant ma porte une chaise de voyage prête à partir, et je reconnus mes coffres sur la voiture.
Comme je m’approchais, passablement surpris, la tête de ma femme parut à la portière.
— Monte vite, dit Lorenza.
Je savais qu’elle était, sous ses airs frivoles, une personne prudente et de bon conseil ; je montai donc auprès d’elle ; j’étais à peine assis que les chevaux partirent au galop.
Alors ma femme me raconta ce qui était arrivé. Pendant mon absence, « quelqu’un » était venu de la part de « quelqu’un ». Ce que cela signifiait, je le compris tout de suite ! et, malgré moi, j’eus le frisson. Celui qui était venu avait dit : « C’est l’heure », et il avait laissé pour moi une lettre cachetée et une petite cassette que Lorenza me fit voir. La cassette, en chêne, à coins dorés, était d’une pesanteur étrange ; sur le dos de la lettre, au-dessous d’un signe que je reconnus, ces mots étaient écrits : « Le comte de Cagliostro se trouvera, le douze juillet, à la nuit tombante, dans la ville de Merspurg, près du lac de Constance, à l’hôtellerie de la Poste. Le comte de Cagliostro ouvrira cette lettre le douze juillet, après que l’horloge de la cathédrale aura sonné dix heures du soir ; il saura alors ce qu’on attend de lui. » A cet ordre, toute considération personnelle devait céder ; je louai Lorenza d’avoir tout préparé pour notre départ, — car j’avais à peine le temps d’arriver à Merspurg au jour marqué ; — je plaçai la cassette, qui rendit un son clair, presque lumineux, pour ainsi dire, sous la banquette de la chaise, la lettre dans la poche de ma robe magique, et pendant que les chevaux nous emportaient, je me mis à rêver, non sans inquiétude, à la nouvelle aventure où j’étais destiné à jouer un rôle.
Je sais bien ce qu’on a raconté à propos de ce brusque départ ; on a dit que j’avais dû quitter Mittau à la suite d’un vol de mille marcs d’or commis au préjudice du grand-duc. J’ai raconté l’histoire de ces marcs, et je pense qu’elle est de nature à me faire honneur. Ce qui donna lieu sans doute à une aussi invraisemblable calomnie, c’est que, peu après avoir passé les portes de la ville, je fis la rencontre des bohémiens envers lesquels j’avais usé de tant de générosité. Comme je les considérais, ils me reconnurent, et ces braves gens, — avec une délicatesse peu commune chez ceux de leur nation, — me prièrent d’accepter la moitié des sommes qu’on leur avait jetées. Je voulus refuser, mais voyant à leur air que mon refus les désobligeait, je n’y persistai pas, par un sentiment qu’apprécieront toutes les âmes un peu bien situées. Mes ennemis se sont autorisés de cela pour ajouter que c’était moi qui avais donné l’ordre aux Tziganes de passer sous la fenêtre du laboratoire. On conviendra que c’est là une imagination bien fantasque. Au total, ils me remirent cinq cents marcs d’or que j’employai, par la suite, à fonder un hôpital dans la ville de Strasbourg et à acheter des rubis balais à ma Lorenza bien-aimée.