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Véritables mémoires de Cagliostro

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VI
Où la sorcière donne du souci au magicien.

Lorenza ne fut pas peu étonnée de me trouver en proie à des préoccupations profondes, après une inauguration qui ne pouvait manquer de nous faire beaucoup d’honneur. Le nom de Grand-Cophte allait devenir aussi respectable que celui de Pape, et il n’y aurait dans mon église ni protestants, ni dissidents, ni athées. Le moyen de ne pas accepter une religion qui comptait de si aimables dévotes.

Une autre chose aurait dû me satisfaire, c’est que nos entreprises, en ce qui concernait la sultane Myria, avaient singulièrement réussi. J’espérais qu’une voix, venant d’Allemagne, ne tarderait pas à me dire : « C’est bien. » Mais nous avions été servis par des hasards qui ne laissaient pas que d’être obscurs à mes propres yeux, et, à cause de cette obscurité, je n’étais pas sans inquiétude.

Certainement, la belle et majestueuse créature qui était venue dans la loge d’Isis recevoir le baiser de paix de l’Illuminisme était bien l’original du portrait que m’avait montré l’indiscret cardinal, et ce portrait, c’était bien celui de la sultane. Pourtant cela me paraissait impossible. Ma raison se révoltait contre cette réalité.

Je savais quel était le caractère frivole de Myria ; je savais qu’elle ne répugnait pas à certaines extravagances, et même qu’elle en était arrivée, par plus d’une maladresse, à changer en défiance l’amour le plus sincère que jamais princesse eût inspiré à son peuple. « Si les pauvres n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche ! » avait dit, dans un accès de rire, une favorite étourdie ; et Myria, ayant touché de ses lèvres les lèvres qui avaient proféré cette parole, avait pris dans ce baiser la moitié du blasphème. Elle comptait des ennemis, même parmi les courtisans agenouillés à ses pieds. Si la naissance d’un enfant royal fut saluée d’une insulte, elle le dut à un prince assis auprès d’elle sur les marches du trône : « Jamais, s’était-il écrié, je n’obéirai au fils de Coigny ! » Le peuple écoutait d’en bas, et il s’étonnait de voir ses dieux jouer à se couvrir de boue, comme les chiffonniers des carrefours.

Néanmoins, j’hésitais à croire que Myria, si imprudente qu’elle fût, eût perdu toute retenue et toute pudeur ; et, par moments, je récusais le témoignage de mes yeux.

Je dormis mal et sortis de bonne heure de mon lit, avec l’intention d’aller faire visite à Mme de Lamotte-Valois, qui savait tout, évidemment.

La comtesse, à ce que me dit un heiduque fort proprement empanaché, avait couché à Versailles, au Château, et ne faisait que d’en arriver.

Sa faveur grandissait chaque jour. Elle n’épargnait rien, d’ailleurs, pour le proclamer, et ne parlait guère à ses amis que de son intimité croissante avec la sultane. Ce qu’on ne pouvait nier, c’est qu’elle avait été reçue par Mesdames ; et, depuis que ses titres de noblesse avaient été certifiés par d’Hozier de Sérigny, elle avait ses petites entrées à Trianon. Sa pétulance, sa mignardise, sa façon d’être insolente, ses gaîtés un peu nerveuses divertissaient les hauts seigneurs ; elle passait pour une petite mignonne « amusante et sans conséquence » ; personne ne se fût avisé d’en prendre ombrage. Seul, je m’en défiais, et au fond je ne l’aimais guère, peut-être parce que ma magie, qui l’avait si fort émue dans l’auberge de Merspurg, perdait chaque jour un peu de son influence sur cette petite tête non moins obstinée et impérieuse que charmante. Quand la comtesse voulait quelque chose, elle le voulait bien, et, s’il lui convenait de se taire, il était malaisé de la faire parler. C’est à quoi je songeais en entrant dans son salon.

Je la trouvai négligemment couchée sur un sopha, et occupée à « parfiler », ce qui était alors un divertissement à la mode, bien qu’il déplût aux visiteurs qui tenaient aux galons de leurs habits.

A ma vue, elle brandit ses petits ciseaux dorés, et je vis que je ne m’en tirerais pas sans quelque dommage.

Devant elle, sur un « bonheur du jour », étaient dispersés des chiffons et des papiers, où je remarquai un petit billet qui ne me parut pas placé en cet endroit pour rester inaperçu. Comme j’ai la vue excellente, je parvins, en prolongeant un peu la courtoisie de mon salut, il lire cette ligne A ma cousine de Valois. Fort bien. Voilà qui devait imposer du respect aux imbéciles et même à quelques gens d’esprit. Je me hâtai de dire à la belle Jeanne quelques galanteries de bon goût sur la fraîcheur de son teint, et je lui demandai des nouvelles de son mari, une espèce de grand gendarme plein de bonne volonté, qu’elle avait épousé on ne savait trop pourquoi. « Pour goûter de l’adultère », disaient les méchantes langues.

— Mon cher comte, fit la belle Jeanne, vous vous souciez de mon mari à peu près autant que moi-même ; parlons de choses sérieuses. Que me voulez-vous ?

— Ne le savez-vous pas ?

— Vous me jugez trop subtile.

— Eh bien… en toute franchise…

— En toute franchise ?

— Oui.

— Vous allez mentir. Dites toujours.

— Eh bien, je voudrais savoir, belle Jeanne, si nous ne jouons pas un peu la comédie ?

— Si nous la jouons, n’est-ce pas vous qui avez fait la pièce ?

— En partie. Mais vous êtes femme à apporter plus d’un changement à votre rôle. Êtes-vous certaine que vous ne vous moquez pas de notre excellent prince, et de moi par dessus le marché ?

— Pour ce qui est du prince, avouez qu’il mérite qu’on se gausse de lui. Outre qu’il y a quelque chose de plaisant dans sa passion pour la reine, n’ai-je pas lieu de me plaindre du peu de cas qu’il fait de moi ? Je pense que ma personne, quoique un peu incomplète, vaut bien un hommage à moi seule adressé, et cela m’ennuie de changer de nom après les lumières éteintes. Quant à me moquer de vous, vous n’y songez pas, mon cher comte. Je n’ai garde de me frotter à un sorcier de votre force.

— Ainsi, vous ne voulez rien me dire ?

— Que vous dirai-je que vous n’ayez vu hier dans une carafe ou lu ce matin dans les yeux de Lorenza ? Je suppose que vous raillez.

— Comtesse, prenez garde ! Un premier succès vous donne beaucoup d’audace, et vous avez tort de ne pas rester mon amie.

— Vous aimez trop votre femme pour avoir besoin d’amies. D’ailleurs, de quoi vous plaignez-vous ? Ne vous ai-je pas bien servi ? Tout ne va-t-il pas à votre souhait ?

— Peut-être. Mais je n’aime pas les réussites qui m’étonnent. Tenez, mettez-moi au courant. Quelques mots seulement, ne fût-ce qu’à l’oreille, mignonne ?

A ce mot familier, qui lui remit probablement en mémoire des complicités oubliées, Jeanne eut une rougeur, puis un sourire.

— Bon ! dit-elle, penchez-vous.

Je m’inclinai ingénument. Elle coupa de ses petits ciseaux une demi-aune du galon d’or de mon habit, et le jeta dans sa corbeille à parfilage.

— Voilà ce qu’on gagne, dit-elle, à tourmenter les femmes.

Je pris congé d’elle, assez mal satisfait, sachant que je n’obtiendrais rien de plus. Quant à mon galon, bien qu’il pût valoir une dizaine de louis, je m’en souciais peu. Ce petit pillage était usité chez les gens du meilleur ton, et l’on risquait moins à traverser la forêt de Bondy qu’à faire des visites d’après-midi chez les jolies parfileuses. Ce qui me parut certain, c’est que la comtesse, tout en aidant à l’entreprise convenue, intriguait aussi pour son propre compte. Comment osait-elle se séparer d’alliés tels que nous dans une affaire aussi redoutable ? Cela n’était explicable que par un excès de cette audace féminine qui ne recule devant rien et arrache au besoin leur proie aux lions affamés. Quoiqu’il en fût, j’aurais voulu savoir où était le collier, d’autant plus que Lorenza était fort désireuse de le voir. Poussé par un vague pressentiment, je me fis conduire à Versailles, et je me dirigeai à pied du côté de Trianon. J’admirai l’élégance de ses arbres et de ses bocages mystérieux. Je méditai sur cette décadence rapide de la majesté souveraine qui, après s’être dressée à Versailles et au Louvre dans sa pompe hautaine, était tombée de jardin en jardinet, de parc en bosquet, de palais en petite maison. Catherine de Médicis finissait en bergère de Watteau.

Tout à coup, un tumulte, des cris, des « Noël ! » un roulement de carrosses, de lourdes grilles roulant sur leurs gonds, pendant que les tambours battent aux champs et que les sentinelles présentent les armes ! Myria-Antoinette d’Autriche, reine de France, revenait de la promenade, et son équipage entrait dans la cour pavée. J’y pénétrai à la suite de ses gens et me tins à respectueuse distance.

Non, non ! il ne m’était pas possible d’en douter : c’était bien elle ! J’avais cent fois éprouvé la justesse de mon regard dans de pareilles observations, et, si l’on veut se souvenir de mes erreurs de jeunesse, on m’accordera quelque connaissance des femmes. Peu de gens savent déshabiller ces adorables poupées aussi sûrement que moi. Véritablement, je ne m’y trompe guère. D’ailleurs, je l’avouerai irrévérencieusement, je fus cruel et impudent dans mon investigation. Mon regard dissipa les vêtements blancs, flottants et légers, dont s’entourait cette déesse de la terre ; sa beauté, sous ces tissus, m’apparut sans voile et dans toute sa splendeur. C’étaient bien les formes superbes, les souplesses et les rondeurs qu’on n’avait pas craint de fixer sur l’ivoire. Les ondulations de la démarche, la mollesse des mouvements décelaient cette plénitude de contours harmonieux dont la perfection fait oublier l’attrait des beautés juvéniles. Ce genou qui se moulait dans l’étoffe m’avait été dévoilé, dans sa blancheur immaculée, à l’initiation d’Isis : — et ce qui me troublait le plus, ce qu’il faut pourtant que je dise, c’est que j’étais sûr, pour l’avoir bien regardé, que le médaillon du prince Louis n’avait pas été fait sans modèle.

Ainsi, la partie était gagnée. Restait à connaître le but poursuivi par la petite comtesse, que la situation obligeait à traiter avec ménagement. Lorenza avait souvent eu à cet égard des idées étranges, que j’avais volées à son sommeil. Une fois, nous avions couché à Versailles, chez la belle Jeanne, qui avait un pied à terre près du Château ; on nous donna un lit où la comtesse avait dormi la nuit précédente. La sensibilité des nerfs de ma femme était si parfaite qu’elle se sentit fort troublée en se plaçant entre les draps où avait reposé notre amie. J’essayai de calmer son agitation ; elle me parla, les yeux fermés ; elle voyait en songe Jeanne découronner Myria, et revêtir la pourpre royale !… — Je n’osai pas prolonger cette expérience qui m’effraya un peu. D’ailleurs, dans de pareilles circonstances, Lorenza me procurait des distractions naturelles ; comme, pour l’interroger, j’étais obligé de projeter mon regard au creux de sa poitrine, je ne pouvais m’empêcher de regarder à côté, ce qui la réveillait et lui faisait dire en riant : « Mais ne pense donc pas à deux choses à la fois ! »

Cependant, j’étais reparti pour Paris à grandes guides, et j’y trouvai Lorenza fort inquiète de moi. Le prince Louis était venu et m’attendait.

— Je serai premier ministre avant un mois ! me dit-il, plus rayonnant encore que de coutume.

Il ne m’appartenait pas de lui insinuer le contraire ; je le laissai avec ma femme, et me retirai dans mon cabinet pour écrire au baron de Weisshaupt.

J’étais occupé à annoncer notre triomphe au chef des Aréopagistes, quand on m’annonça le père Loth, religieux minime que j’avais rencontré deux ou trois fois chez madame de Valois. C’était un gros moine, fort bon enfant, lourd, mais d’un esprit assez délié, qui avait obtenu de prêcher devant le roi, par la protection du grand aumônier de France. Je me souviens même, à cette occasion, que la comtesse l’avait désolé, en affirmant qu’il « prêchait comme une pantoufle ».

Le révérend père entra, s’assura par un coup d’œil que nous étions seuls, et me fit un signe maçonnique après lequel je lui tendis la main.

— On vous trompe, dit-il, et l’on trompe aussi le prince Louis.

Il ajouta :

— Prenez garde qu’une affaire de cette importance ne finisse par un étroit scandale, retombant sur vous, et qui ne vous serait d’aucun profit.

Il me fit un geste de discrétion et de fraternité, reprit l’allure pesante qu’il avait quittée en me parlant, et sortit.

Je courus retrouver Lorenza et le prince, qui parurent surpris de me voir revenir si vite.

— Prince, dis-je vivement, quels gages certains avez-vous de la faveur dont vous vous flattez ?

— Celui-ci d’abord, fit-il en portant la main au médaillon qu’il avait au cou.

— Ensuite ?

— Que vous dirai-je ? Des sourires, des signes imperceptibles auxquels les yeux ne se trompent pas.

— Peu de choses, répondis-je. Craignez les pièges et les erreurs. Vous savez que j’ai la prescience ; écoutez-moi. Vous demanderez à voir la personne.

— C’est une hardiesse inouïe !

— La fortune est aux audacieux. Il faut aussi qu’elle vous écrive. Exigez-le.

— J’obéirai, cher comte.

— Que ce conseil reste entre nous !

— Je vous le promets.

Là-dessus le prince nous quitta, et je dis à ma femme :

Lorenza, sais-tu ce que je prévois ? c’est que notre petite comtesse va être bien embarrassée.

— Oh ! dit Lorenza, pourquoi ? Tu es bien étrange d’avoir une aussi bonne opinion des reines, toi qui connais si bien les femmes.

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