Véritables mémoires de Cagliostro
II
Charlatan peut-être ; prophète certainement.
Je ne pense pas qu’il se soit jamais vu un procès aussi singulier que le mien. On m’y faisait réciter mon catéchisme, que j’avais un peu oublié, et accessoirement des oraisons, des actes de foi, d’espérance et de charité. A part moi, je songeais à ma chère Lorenza et aux actes d’amour qui m’étaient interdits. Ce qui me fut le plus funeste fut ce qui m’aurait dû faire absoudre par des juges moins prévenus. Je veux parler de ces facultés mystérieuses, qui m’étonnaient moi-même et dont j’avais cent fois constaté les effets ; je les devais certainement à la protection spéciale de Dieu ; mais les inquisiteurs étaient résolus à trouver le diable dans l’affaire. Quant à ma maçonnerie, les bulles étaient formelles et le cas était pendable. Mais ce qui ameutait surtout contre moi la horde sinistre des prêtres, c’était ma Lettre au peuple français, publiée en juin 1786.
Notez cette date. J’avais écrit ceci :
« Est-ce donc un moyen de gouvernement que ces abominables « lettres de cachet » qui plongent l’innocent dans un cachot, étouffent sa voix et livrent sa maison au pillage ? Sur quoi juge-t-on le malheureux qu’on met hors la loi ? Sur des plaintes dont on ne sait pas l’origine, sur des informations ténébreuses, sur des rumeurs ou des bruits calomnieux, semés par la haine et récoltés par l’envie. La victime est frappée sans savoir d’où le coup part. Et l’on entre à la Bastille, un enfer ! L’impudence, le mensonge, la fausse pitié, l’ironie, l’hypocrisie, la cruauté sans frein, l’injustice et la mort y tiennent leur empire. Elle renferme des cadavres vivants rayés depuis longtemps de la liste des hommes et dont on a même oublié les noms. Les malheureux aspirent à la mort et vivent dans une ombre éternelle. Il n’est pas de crime que n’expie un mois de Bastille ! Et l’innocence en voit tous les jours les portes s’ouvrir pour elle ! Et la formidable prison d’État ne rend pas sa proie ! Oui, tant que ce fantôme de pierre restera debout, il n’y aura point de sécurité en France. Mais les temps sont proches où la raison humaine l’emportera sur la force brutale. LA BASTILLE SERA DÉTRUITE ET DEVIENDRA UN LIEU DE PROMENADE ! Et cette liberté du monde, à laquelle j’ai consacré ma vie et dont le foyer doit s’allumer en France, rayonnera sur l’avenir ! »
Tel était mon véritable crime. J’avais ouvert ma main pleine de vérités, chose imprudente. Aussi n’attendais-je pas sans quelque inquiétude l’issue de mon étrange procès. Ce qui me fut le plus cruel, c’est qu’on m’apportait presque tous les jours des déclarations signées de ma chère Lorenza, où j’étais accusé de mille mensonges, de mille infamies. Ces prêtres forçaient l’amour à la trahison.
Parmi ces ténèbres de juges iniques et d’avocats traîtres, je n’eus qu’un jour d’éclaircie ; ce fut celui où je vis paraître à la barre des témoins une figure sympathique qui éclaira un instant notre noire assemblée de son rayonnement. Émilia ! C’était ma cousine Émilia que je revoyais après tant d’années d’absence et qui était toujours belle. Elle m’envoya un baiser, en touchant son cœur de sa main, et déclara, le sourire aux lèvres, que j’étais le moins méchant des hommes. Sa parole tomba sur moi comme le rayon de lumière qui réconforta Daniel dans la fosse aux lions. Mes lions étaient d’obscènes renards. Ils durent sentir que leur proie leur était arrachée, et le regard du premier ange que j’eusse aimé me rendit le courage et me promit la vie.
On n’osa pas me tuer. Je ne donnerai pas les considérants de mon arrêt de mort, œuvre d’iniquité et de mensonge ; le pape commua la peine, et j’entrai dans la vieille prison de San Léo d’Urbino. Que de Bastilles sur la terre !