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Véritables mémoires de Cagliostro

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IV
Histoire d’une sultane, d’un grand-prêtre, et d’une jolie sorcière appelée O’Silva.

Un matin, j’entrai dans la chambre de ma femme, et j’avoue que ce jour-là j’étais d’humeur maussade. Avais-je quelque sujet de mécontentement ? Personne ne se fût avisé de le croire. Ma réputation était à son apogée ; après maints voyages où ma gloire avait acquis un nouveau lustre, après avoir séjourné à Strasbourg où je guéris mille malades et soulageai mille infortunes, j’étais rentré à Paris, et j’y triomphais depuis deux années. J’avais une cour composée non pas seulement d’adorateurs, mais de fanatiques. Ce qu’ils racontaient de moi me faisait pâlir, et je ne pouvais me décider à les croire, en dépit de leur sincérité. Le prince de Rohan, grand aumônier du roi, évêque et cardinal, ne connaissait qu’un être infaillible au monde, moi ! Sur la cheminée principale de son appartement figurait mon buste avec cette inscription en lettres d’or :

DIVO CAGLIOSTRO

De l’ami des humains reconnaissez les traits ;
Tous ses jours sont marqués par de nouveaux bienfaits ;
Il prolonge la vie, il secourt l’indigence ;
Le plaisir d’être utile est seul sa récompense.

Les vers eussent pu être meilleurs, mais le cardinal, ayant quatre cent cinquante mille livres de revenu, n’avait que faire d’être bon poète. Chaque fois qu’il me rencontrait, il ployait le genou devant moi, et ne se relevait que quand je lui avais donné ma main à baiser ; j’avouerai qu’il ne me déplaisait pas de voir à mes pieds la pourpre romaine. Au surplus, je l’estimais fort, ce prélat, quoique des impertinents aient prétendu le donner pour un personnage d’une extrême crédulité et d’une intelligence facile à surprendre. Il distinguait fort adroitement la part de vérité qu’il y avait dans mes prestiges. Qu’il ait été la dupe de Mlle de Valois, je ne saurais y contredire ; mais la mienne, non pas ; on le verra bien par la suite. Quoi qu’il en soit, Paris m’appartenait déjà, et Lorenza, dont la beauté grandissait en même temps que ma fortune, m’appartenait encore. Cette ville illustre et cette jolie femme, il y avait de quoi être satisfait. J’étais pourtant, ce matin-là, parfaitement maussade.

Lorenza, qui était couchée sur un sopha, me jeta au nez l’une de ses mules, et la vue de son petit pied nu ne réussit même pas à me faire sourire.

— Quel air boudeur ! dit-elle avec son beau rire d’enfant. Est-ce le moment d’être morose, le jour où ta femme va être élevée à la plus haute dignité de la terre ?

— Oui, tu seras ce soir Grande Maîtresse de la loge d’Isis. Puisque tu as l’air d’une déesse descendue sur la terre pour y demander des autels, il fallait bien qu’on t’en élevât. Mais, précisément, il y a dans la cérémonie d’intronisation des détails qui m’affligent.

— Et lesquels, mon Joseph ?

— Ta robe de grande-maîtresse doit s’écarter à un moment donné…

— Eh bien ?

— Je suis jaloux, Lorenza.

— Bon ! tu plaisantes ! Tu sais bien, bête, qu’il n’y aura ce soir, à la loge, que les initiés et toi.

— Il est vrai. J’ai peut-être quelque autre sujet de souci. Nous en reparlerons, laissons cela. Ah ! ah ! voici une gazette de Hollande qui traîne sur le tapis. T’es-tu fait raconter l’histoire de la sultane Myria ? Il n’y a rien de plus divertissant, et j’ai bonne envie de te la lire.

Je m’assis près de Lorenza, je ramassai la gazette, sans qu’elle répondît, et je me mis à lire à haute voix :

— « Il était une fois un calife bien portant qui gouvernait ses peuples à la bonne franquette, pas méchant, point bruyant, et ne demandant qu’une chose au monde, c’est qu’on le laissât fabriquer des cages à hannetons, dont il était fort curieux… »

— Ma foi dit ma belle Lorenza, en mordillant les plumes de cygne d’un éventail peint par Adélaïde Ouyard, ton conte commence agréablement ; continue, Joseph.

— « Ce bonhomme de calife ne voulait donc que la félicité de ses peuples, à la condition, s’entend, qu’il ne fût point obligé d’y veiller de trop près, et qu’on ne le chicanât point sur ses manies innocentes. (Il avait des cages à hommes pour ceux qui blâmaient ses cages à hannetons.) N’étant encore qu’héritier présomptif de la couronne de Perse, il avait donné une belle preuve de sa longanimité en épousant, sans la connaître, la première princesse qu’on lui avait offerte. Par bonheur, lorsqu’il prit le temps de la regarder, il se trouva que c’était la plus belle sultane de la terre.

« On l’appelait Myria, à cause de sa fière prestance, de son corsage splendide, de ses beaux yeux souverains et de son éblouissante blancheur ; toutes qualités exprimées par ce nom de Myria qu’on réserve aux divinités, et dont le sens peut se traduire par « dix mille perfections ».

« Myria ne tarda pas à donner a son époux une jolie petite fille, et le bon roi, qui n’espérait pas se voir à pareille fête, car il n’avait jamais eu d’enfants, même avant son mariage, voulut faire présent à sa femme d’un collier de diamants d’une magnificence telle que la sultane en demeura éblouie. Mais cette merveille était chère et les finances de l’État étaient si obérées ! Myria crut devoir montrer une grandeur d’âme inusitée, et refusa cette parure, en déclarant qu’il valait mieux acheter un vaisseau à l’État avec la somme que les pierreries auraient coûtée. Une si noble réponse rendit la sultane très populaire, et les poètes du temps, car cette engeance pullule partout, déclarèrent que le collier ne valait pas la place qu’il aurait cachée… »

— On dit cela, interrompit Lorenza, mais les diamants sont faits pour ne rien gâter. Enfin, il faut bien se résigner, puisque les contes orientaux sont à la mode. Après ?

— « Après la petite fille, continuai-je de lire, vint un petit garçon, et les réjouissances furent au-delà de ce que vous pouvez imaginer. Le roi revint à la charge ; le précieux collier, qui valait deux millions de tomans, — un peu plus, un peu moins (je ne l’ai point soupesé, et Dieu sait si je m’en soucie), — fut derechef mis en avant. Mais en vain. Ce nouvel acte de désintéressement causa dans le pays un tel enthousiasme que la sultane commença à mourir d’envie d’avoir ce collier qu’elle passait son temps à refuser.

« Les joailliers de la cour, qui étaient d’habiles gens, apportaient de temps à autre dans leur manche la miraculeuse parure ; ils la faisaient reluire aux yeux de Myria comme un miroir à prendre les alouettes. La vue n’en coûtait rien. Or, le bruit se répandit tout à coup que la princesse de Trébizonde, — à moins que ce ne fût la reine de Portugal, — marchandait le collier qu’elle voulait enlever à la Perse.

« Vous pensez que cette nouvelle ne fut pas pour plaire à Myria et qu’elle irrita fort son désir.

« Il y avait alors à Ispahan un illustre gentilhomme, grand-prêtre du dieu de l’endroit, — grand-prêtre galant, s’il en fut, et que je crois proche parent de celui qu’on força à lécher une écumoire.

« Le nôtre était éperdument épris de la belle Myria qu’il avait connue toute jeune dans une cour étrangère, et qui, autrefois, lui avait fait accueil. Mais il était tombé depuis dans la disgrâce de la souveraine, à cause de certaines indiscrétions que ne doit pas se permettre un homme bien élevé.

« Il désespérait de reconquérir son ancienne faveur, lorsqu’un hasard assez doux lui fit faire la connaissance d’une jolie sorcière, nommée O’Silva, laquelle approchait facilement de la sultane. »

— Est-elle de nos Trente-Six, ta sorcière ? me demanda Lorenza.

— Peut-être, ma belle curieuse, répondis-je un peu étonné de la perspicacité de ma femme ; mais ne m’interromps pas davantage, ou l’histoire ne finira jamais.

« O’Silva, fort habile à tirer les cartes, y lut l’horoscope du grand-prêtre, et lui déclara qu’il ne rentrerait en faveur auprès de la sultane qu’en lui offrant le bijou merveilleux ; la sorcière ajouta qu’elle se chargerait volontiers, — uniquement par tendresse pour monseigneur, — de porter le présent. Un cœur bien épris n’hésite point en pareille circonstance. Le grand-prêtre n’avait pas l’argent nécessaire à l’achat du riche collier ; mais, quoique compromis dans d’assez méchantes affaires, il avait du crédit, et il acheta aux joailliers le talisman qui devait lui procurer l’inestimable joie d’être aimé de Myria. »

— Et qu’est-il résulté de tout cela ? dit ma femme.

— Je te ferai remarquer, repris-je, que je lis ce conte dans la Gazette de Hollande, et que cette gazette a l’habitude de couper ses histoires en morceaux et de les interrompre au plus beau moment. Je tourne la page, et je lis : « La suite au prochain ordinaire. » Je ne puis donc continuer.

— Donne-moi le journal, fit Lorenza avec un peu de méfiance.

— Hé ! tu ne sais pas lire, chère Italienne que tu es !

— Hum fit-elle. Et si je te demandais la suite de l’aventure, à toi, mon ami ? Ton état est de tout savoir, et tu es pour moi la meilleure des gazettes.

— Je craindrais de me tromper, répondis-je ; car, s’il faut te l’avouer, je n’ai pas grande confiance dans cette jolie sorcière qui mène le grand-prêtre par le bout du nez. Elle est trop ambitieuse pour son compte, et dépasse la limite des rôles qu’on lui confie. Le grand-prêtre me paraît soucieux depuis quelques jours et n’a plus la même allure. Je crains fort qu’elle ne lui en ait fait accroire, et il se pourrait bien que, loin de remettre le collier à Myria, elle l’eût gardé pour elle-même.

— Voilà qui expliquerait, dit Lorenza, les tristesses du grand-prêtre.

— Ses tristesses seraient peu de chose. Mais il ne tardera pas à concevoir des soupçons. Les petits billets de remerciement qu’on lui transmet commencent à ne plus lui suffire, et, n’obtenant aucune faveur certaine de la sultane, il se lasse de méditer sur ces jolis vers de Molière, que les Français ont grand tort de trouver si mauvais :

Belle Philis, on désespère
Alors qu’on espère toujours !

— De sorte ? interrogea Lorenza.

— De sorte qu’il brusquera sans doute les choses, si bien que les stratagèmes d’O’Silva seront découverts, et que l’innocence de la sultane sautera aux yeux.

— Ce qui ne doit pas être, apparemment ?

— Ce qui ne doit pas être, répétai-je gravement.

Et, après un silence, je repris d’un air profond :

— Il faudrait que O’Silva poussât la sultane à quelque démarche véritablement compromettante.

— Cela est aisé à dire, mon cher. Myria est peut-être vertueuse.

— Oui, mais le collier est resplendissant comme un ciel étoilé par une belle nuit ! Toi-même, Lorenza, tu résisterais avec peine à un tel éblouissement.

— Eh ! il ne s’agit pas de moi, répondit-elle. Tiens, laisse-moi te dire mon avis là-dessus : tu aurais cent fois mieux fait de ne point te mêler de ces intrigues dangereuses et de me donner le collier, tout simplement.

— Qui sait, lui dis-je, si tu ne l’auras pas quelque jour ?

Au même instant, on nous annonça une visite. C’était S. E. le prince de Rohan, qui ne passait jamais une journée sans me voir. Je me levai avec un air de condoléance approprié à ses mélancolies, car il était fort sombre depuis quelque temps. Sangodemi ! je vis entrer le prince en lévite courte, la lèvre allumée, l’œil émerillonné, le visage épanoui, fier comme Artaban, pareil à Malborough partant en guerre. Sa joie était telle qu’il en perdait le respect. Il oublia de me baiser la main et ne put que s’écrier :

— Ah ! mon cher maître !

Lorenza vit qu’elle nous gênait et disparut en nous faisant l’aumône d’un sourire. Alors, je considérai tout à mon aise le prince extasié et je lui demandai :

— Qu’y a-t-il, Monseigneur ?

— Il y a, répondit-il, que tout est oublié et que je suis le plus heureux des hommes !

— Qui vous l’a dit ?

— Comment, qui me l’a dit ?

— Oui, la comtesse ou la « personne » elle-même ? O’Silva ou Myria ?

— J’ai mieux que des paroles. Vous savez, mon divin Cagliostro, que je n’ai pas de secrets pour vous ; vous êtes mon père, mon maître, mon oracle et mon Dieu, — la Trinité réservée. Eh bien ! voyez.

Il me tendait une petite boîte ornée de diamants, en forme de médaillon, qui me parut humide des baisers dont on l’avait couverte. Je l’ouvris, et j’avoue que je demeurai interdit.

Sur des coussins écarlates, une femme était couchée, dans tout l’éclat d’une éblouissante nudité. La petitesse de l’image n’excluait pas le fini des détails, et la ressemblance des traits était telle qu’on ne pouvait méconnaître l’original d’un portrait aussi compromettant. Celle qui s’était fait peindre ainsi, c’était Myria !

On admettra que la joie du cardinal n’avait rien que de très légitime ; ce présent — Myria le lui avait envoyé par l’entremise d’O’Silva, — ne laissait aucun doute sur les intentions clémentes de la sultane. Pour ce qui est de moi, j’étais passablement étonné, et fort satisfait aussi. Celle que nous appelions O’Silva s’était conformée à mes instructions ; nous avions réussi au delà de nos espérances. Le baron de Weisshaupt serait content de moi.

Néanmoins, je n’étais pas aussi triomphant que j’aurais dû l’être, la jolie sorcière étant sujette à caution, et je ne sais quel soupçon me traversa l’esprit. Je regardai longuement l’aimable et téméraire portrait, afin de loger dans ma mémoire les moindres détails de la rare beauté qu’il offrait à mes yeux, prévoyant que ces souvenirs pourraient m’être utiles. Mais je me donnai bien garde d’inquiéter le moins du monde notre prélat, et il me quitta l’amour dans l’âme et l’ivresse au cœur.

D’ailleurs, je dus remettre au lendemain l’éclaircissement de cette affaire, — si fort qu’elle m’importât, — parce que nous avions, ma femme et moi, d’assez grands préparatifs à faire pour l’inauguration de la loge d’Isis, que nous devions ouvrir, le soir même, dans la rue Verte-Saint-Honoré. Cette solennité se lie si étroitement à l’histoire que je raconte qu’il m’est impossible de n’en pas dire quelques mots.

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