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Véritables mémoires de Cagliostro

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V
La loge d’Isis.

En ce temps là, les soixante-douze loges maçonniques de Paris révéraient en moi un Voyant dont elles avaient deviné la puissance ; elles sentaient que je recevais la lumière du foyer central et se soumettaient à mes décisions. Philippe d’Orléans, grand maître des nouveaux Templiers, ne faisait rien sans mon avis et sans celui du duc de Luxembourg, qui exerçait effectivement l’autorité dont Philippe n’était que le titulaire.

Appuyé que j’étais par les maçons d’Allemagne et d’Italie, j’obtins des maîtres de l’ordre l’autorisation de créer une loge androgyne, dans laquelle les deux sexes jouiraient de privilèges égaux. C’était sur ces bases que j’avais établi déjà, pendant mon séjour à Lyon, la MÈRE-LOGE ÉGYPTIENNE, sous le vocable de la Sagesse Triomphante. Je dois confesser que les Lyonnais se montrèrent effarouchés de cette innovation ; les pères, les frères, les maris scrupuleux voulurent connaître d’avance les cérémonies d’initiation auxquelles j’entendais soumettre les dames de la ville ; cette prétention me parut outrecuidante, et je la repoussai comme il convient. Au reste, je ne cherchai pas à faire des prosélytes, assuré que la valeur de mon idée suffirait à en assurer le succès. Si j’ai quelques doutes sur l’égalité que je voulais proclamer, ils sont tous en faveur des femmes, dont la supériorité me paraît incontestable ; elles l’emporteront toujours sur nous dans les questions de générosité, d’enthousiasme et de dévouement. Pour ce qui est de la puérile objection tirée de leur indiscrétion naturelle, il existe un moyen bien simple de les empêcher de trahir un secret maçonnique, c’est de n’en point avoir.

Paris me parut un centre admirablement préparé pour recevoir les fondements de la nouvelle Loge. Mais il fallait éviter de blesser l’opinion et de se heurter à la malignité française, qui a bientôt fait de vous tuer avec un vaudeville ou un couplet de chanson. Lorenza, sur mon conseil, annonça que le vénérable duc de Luxembourg, l’ayant instituée Grande-Maîtresse de la Règle d’Isis, qui comprend les trois degrés d’initiation : l’Apprentissage, le Compagnonnage et la Maîtrise, elle ouvrirait « un Temple » exclusivement réservé aux femmes. De peur d’effrayer les dames parisiennes, qui passent fort injustement pour un peu frivoles, elle se garda bien, dans la réunion préparatoire qui eut lieu chez moi, de révéler le but sublime et profond de la Loge, qui n’était autre, à proprement parler, que le salut de l’humanité par l’apostolat de la femme. Il s’agissait simplement, selon Lorenza, de préparer la régénération physique et morale du sexe féminin, au moyen de l’ACACIA, ou matière première, qui procure la longévité, la jeunesse et la santé ; et l’opération symbolique devait consister dans l’application du pentagone mystique, qui restituerait aux initiées l’innocence perdue par le péché originel — ou de toute autre façon. On pourrait supposer, si l’on était pourvu de quelque malice, que beaucoup de femmes éprouvaient le besoin de réparer des pertes de cette espèce, car plus de trois cents souscriptions nous furent adressées, bien que le prix de l’admission eût été fixé à cent louis ; j’avais élevé ce chiffre tout exprès pour décourager les bourgeoises et les robines. Trente-six solliciteuses seulement furent jugées dignes d’être admises à la Lumière, et je les triai sur le volet parmi les plus grands noms de France et les plus intelligentes femmes de la cour. Je ne pousserai pas la discrétion jusqu’à ne point citer, entre autres, Mme Charlotte de Polignac, les comtesses de Brienne et Dessalles, la marquise d’Havrincourt, Mmes de Brissac, de Choiseul, d’Espinchal, de Boursennes, de Trévières, de la Blache, de Montchenu, d’Ailly, d’Auvet, d’Évreux, d’Erbach, de la Fare, de Monteil, de Bréhan, de Bercy, de Baussin, de Genlis et de Loménie. Si j’ai gardé pour la fin le nom de la comtesse Jeanne de Valois, qui venait de faire reconnaître son royal apparentage, et dont la faveur était si grande, à ce qu’on racontait, qu’elle disposait des carrosses de la cour, c’est afin de dire qu’elle m’avait demandé un brevet d’admission pour une personne qui ne voulait être ni connue, ni nommée. Ce mystère pouvait être toléré par nos règlements et je me gardai bien d’en tirer aucune conséquence audacieuse.

Cependant l’heure marquée pour l’inauguration du Temple arriva.

On a répandu tant d’histoires mensongères sur cette réunion et sur les cérémonies d’initiation, empruntées au rite égyptien, que je crois devoir rétablir la vérité, offensée par l’ignorance et la malveillance.

Nos belles profanes s’étaient préparées par un jeûne peu sévère, mais régulier, et par des purifications personnelles ; pendant huit jours, elles durent se lever et se coucher avec le soleil, — cela dérangea quelque peu leurs habitudes, — et ce fut le sept août, à onze heures du soir, que Lorenza frappa d’un marteau d’or la porte du sanctuaire, qui s’écroula devant elle.

Les trente-six élues, après avoir été introduites par des spectres d’un aspect pacifique et d’une discrétion parfaite, furent distribuées par chambrées de six personnes ; on leur enjoignit de quitter leurs bouffantes, leurs soutiens, leurs corps, leurs faux chignons et ce qu’on appelait assez improprement leurs « culs ». Quand elles furent en chemise, elles revêtirent des lévites blanches de laine très fine, qui laissaient à découvert le cou et croisaient sur la poitrine. Ces habits, d’une simplicité gracieuse, étaient retenus par des ceintures de couleur différente, suivant la diversité des groupes. Il y eut six ceintures noires, six bleues, six coquelicot, six violettes, six roses et six impossible, du nom d’une couleur à la mode que je ne saurais désigner autrement. Les aspirantes avaient en outre les cheveux épars sur les épaules, sans poudre, retenus sur le front par une fontange de même nuance que la ceinture. Toutes étaient chaussées de mules et de bas de soie blanche, et leurs jarretières se nouaient au-dessus du genou. Enfin un grand voile couvrait leur tête et ne permettait pas de distinguer leurs traits. La division des groupes avait été faite d’après le désir des disciples, de façon à grouper les personnes que réunissaient d’ordinaire des raisons de convenance ou de sympathie.

Il n’entrait pas dans mes idées de faire subir à ces grandes dames, la plupart fort belles et un peu sceptiques, des épreuves terrifiantes, bonnes tout au plus à émouvoir les esprits vulgaires. Pourtant, il fallait les intéresser et frapper leur imagination ; elles seraient évidemment parties mécontentes, si elles n’avaient pas eu peur.

On les conduisit vers de larges fauteuils, en les engageant à s’y asseoir et à garder le silence. Une musique céleste se fit entendre ; des nuages odorants s’élevèrent dans les airs. Les parfums ont toujours joué un grand rôle dans les initiations, car ils prédisposent admirablement l’esprit aux choses merveilleuses. Une chaîne d’acier, de main en main, relia les assistantes, et il leur fut enjoint de la serrer très fort et de ne la quitter sous aucun prétexte. Cette chaîne, chargée d’effluves magnétiques, développa rapidement en elles une tension nerveuse, qui ne laissait pas d’avoir quelque chose d’agréable. Les lampes dont s’éclairait la cérémonie parurent s’éteindre peu à peu, et un point lumineux d’une grande intensité s’ébaucha au-dessus d’une sorte d’autel de marbre blanc qui occupait la partie la plus reculée du temple. Tous les yeux se fixèrent sur cette clarté qui projetait l’éblouissement. En même temps, de hautes figures pâles apparurent dans les nuages de fumée qui montaient aux voûtes, figures insaisissables flottant dans les airs comme des visions douteuses, mais dont on distinguait les gracieux contours et les formes féminines.

La musique se tut ; le point lumineux grandit, s’élargit et devint comme une gloire céleste, au milieu de laquelle le Grand-Cophte apparut — le Grand-Cophte, c’était moi — en magnifiques habits resplendissants de pierreries.

Je dis alors la misère du peuple, l’insouciance des riches, le désordre des cours ; j’annonçai que les temps étaient proches ; je prédis le déluge, le cataclysme, la catastrophe qui allait emporter le vieux monde, — et le bruit des respirations haletantes de mon aimable auditoire arrivait jusqu’à moi.

Soudain, un écroulement subit, les trompettes du jugement dernier, des cris déchirants, des sifflements aigus, des grondement d’orage et les éclats de la foudre ! tout cela résonne, retentit et se croise au-dessus des têtes épouvantées. La clarté s’efface ; l’obscurité ajoute son horreur à ce fracas surhumain ; la chaîne d’acier vibre et jette des étincelles ; des flammes circulent dans les airs ; les néophytes éperdues se réunissent en essaims et poussent de longs gémissements…

Au bout d’un moment tout s’apaise, la lumière renaît et se projette sur une figure divine, debout sur l’autel de marbre blanc.

Elle est vêtue d’une robe de laine, mais cette robe, ouverte des pieds à la tête, laisse apercevoir une jeune déesse qui porte, attaché à la cuisse gauche, un large ruban de feu orné du monogramme d’Isis. Elle est sculpturale dans sa beauté superbe ; sa fière nudité soulève de longs murmures d’admiration. Je descends de ma gloire, m’agenouille devant la Grande-Maîtresse, et, relevé, je baise son pied blanc qu’elle retire pour l’appuyer doucement sur ma tête.

Je disparais. Un rugissement d’orgue, suivi d’une symphonie douce et pénétrante, annonce que la cérémonie de l’Initiation commence.

Chaque groupe s’avance à son tour et se place, sur un rang, en face de Lorenza, qui s’incline lentement et dont la robe s’est refermée.

Les six néophytes découvrent leur sein gauche et tendent la main. La Grande-Maîtresse leur dicte le serment qui les engage, et sur leur réponse : « Je le jure ! » leur remet la « pièce magique » où le pentagramme est tracé. De ses doigts elle donne l’onction cruciale à chaque sein découvert, et elle baise l’une des initiées sur les lèvres. Celle-ci rend le baiser à toutes les sœurs présentes, en leur confiant à voix basse le mot de reconnaissance qu’on vient de lui apprendre.

Une dernière cérémonie reste à accomplir. Lorenza prend sur l’autel une corbeille d’or, remplie de rubans de couleur éclatante. Elle s’assied sur un trépied de bronze, et les néophytes viennent devant elle l’une après l’autre, entr’ouvrant leurs robes flottantes pour recevoir l’écharpe d’Isis. Lorenza l’attache à leur cuisse gauche, — accordant des dispenses aux initiées que des raisons sociales empêcheront de porter ce glorieux insigne. Tout cela se fait dans le crépuscule, dans l’harmonie et les parfums, avec un respect religieux et un recueillement profond ; car, sous l’empire d’une exaltation factice, ces têtes étourdies et coquettes ont compris qu’il y avait au fond de ces rites un but élevé, une grande idée, un vœu de régénération sociale, supérieur aux puérilités des dogmes de la magie.

Cependant, caché sous les plis d’un rideau, derrière Lorenza, dans un endroit obscur d’où je puis tout observer, je regarde.

Le groupe noir s’avance le dernier ; c’est celui où s’est mêlée l’adepte inconnue. En dépit des voiles épais dont elle s’enveloppe, je reconnais d’abord la comtesse de Valois à sa taille, à sa jambe élégante et à son petit pied. Mais la personne qui la suit la dépasse presque de la tête ; elle a la majesté et l’ondulation du cygne, bien que sa démarche soit un peu embarrassée. On sent qu’elle est en proie à une vive émotion. Ses compagnes la soutiennent doucement avec une sorte de respect, et semblent l’encourager. Elle reçoit le ruban d’Isis, et je pâlis, et je me sens devenir fou devant la blancheur neigeuse et la splendeur magistrale de ses formes. J’ai reconnu, oui, j’ai reconnu l’original du portrait que m’a montré le cardinal de Rohan ! Quoi ! il serait possible que Myria… Mais soudain, un coup de gong retentit, remplissant la nef de vibrations métalliques. Lorenza se lève, frissonnante comme une pythonisse, étend la main sur les fronts qui se courbent devant elle, et crie : « Allez en paix, femmes, et faites des hommes ! » Au même instant, le Temple se remplit de lumière ; une marche guerrière se fait entendre, et les groupes se dispersent dans les appartements d’où ils sont sortis.

Voilà, je le dis hautement, tout ce qui s’est passé dans la loge de la rue Verte le jour de l’ouverture. Les mêmes cérémonies ont été répétées, avec de légères variantes, à l’occasion de nouvelles initiations. Je proteste, avec toute l’indignation d’un cœur honnête, contre les libelles et les pamphlets qui ont essayé de déshonorer une noble idée, une sublime création. On m’a accusé d’avoir convoqué à ces solennités « les amants de ces dames ! » Voilà qui est tout à fait impertinent. Si l’on poussait l’audace jusqu’à prêter à l’une de nos initiées quelque faiblesse de cœur, — Dieu me garde d’une telle pensée ! — on ne saurait raisonnablement admettre qu’elle eût voulu donner audience à un adorateur devant tant de témoins ; et, quant à supposer qu’il y eût des hommes déguisés parmi les néophytes, cela serait parfaitement absurde, après ce que j’ai dit du costume obligatoire. Lorenza ne s’y fût pas trompée. On m’a reproché, avec plus de justice, il est vrai, d’avoir assisté, en tant que Grand-Cophte, à cette solennité. J’ai avoué cette présence. Mais je me suis toujours dissimulé suffisamment pour ne causer aucun embarras aux initiées, et les secrets de beauté qu’elles m’ont révélés sont restés entre Dieu et moi.

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