Véritables mémoires de Cagliostro
X
D’une salle noire, d’une salle blanche ; de diverses choses
que je crus voir, et d’un homme que je vis.
Un soir, — j’étais depuis quatre ans le mari toujours amoureux de ma belle Lorenza, et je me trouvais à Francfort-sur-le-Mein, qui est une cité remarquable par son palais de ville où l’on couronne les empereurs, et par sa rue des Juifs où l’on prête au denier trois, — un soir, dis-je, je sortais d’un tripot en compagnie de mon ami de cœur le marquis Agliata. Bien qu’il m’eût joué un assez vilain tour naguère, en nous abandonnant sans un florin vaillant, ma chère Lorenza et moi, dans une hôtellerie de Dantzig, je le fréquentais avec plaisir. Je lui pardonnais volontiers quelques défauts, comme d’être menteur, escroc, ivrogne, — car il faut tenir compte des imperfections de la nature humaine, — et je ne lui en voulais sérieusement que de porter un nom de gentilhomme, quand il était avéré qu’il était le bâtard d’un tripier de la ville de Berne, en Suisse. Il n’y a rien de plus répréhensible, à mon avis, que d’usurper des titres de noblesse, et en même temps rien de plus puéril, car la vraie noblesse est celle de l’âme.
Donc, le chevalier Pellegrini, c’était le nom que je portais alors, et le marquis Agliata sortaient d’un honnête tripot de Francfort-sur-le-Mein, et je me disposais à rentrer chez moi, lorsque mon compagnon me dit :
— Entends-tu sonner l’heure ?
Je prêtai l’oreille, et après avoir compté les coups d’une horloge lointaine :
— C’est minuit, répondis-je.
— Frère, c’est à pareille heure que je te rencontrai, il y a aujourd’hui trois ans, à Rome, au pied de la potence où était encore suspendu mon digne ami Ottavio Nicastro.
— Il est vrai, dis-je ; Ottavio Nicastro, un jour qu’il jouait avec son poignard, avait eu l’étourderie de l’enfoncer dans la gorge d’un passant au lieu de le remettre tout simplement au fourreau.
— Ce passant, qui était-il ? le sais-tu ?
— Non.
— C’était l’évêque de Messine qui, la veille, avait obtenu du saint-père une bulle d’excommunication contre les Illuminés d’Allemagne ! Je reprends. Il y a trois années que je te suis, que je t’observe, frère, je suis heureux de te l’apprendre : ton noviciat est achevé, et tu seras initié, dès ce soir, aux travaux de l’Aréopage.
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Es-tu donc, lui dis-je, affilié à cette secte ? Pour ce qui est de moi, il y a longtemps que j’ai conquis les plus hauts grades de la maçonnerie et que je suis le chef de mes égaux.
Il sourit à son tour.
— Oui, dit-il d’un ton railleur, tu as été admis dans la loge de la Haute Observance à Londres ; Lorenza y fut admise aussi ; crois-tu que nous ne sachions pas cela ? vous reçûtes, dans la même Tenue, le Tablier, le Cordon, l’Équerre et le Compas ; ta femme obtint, en outre, une jarretière sur laquelle sont brodés ces mots : « Union, Silence, Vertu » et il lui fut ordonné de coucher désormais avec cette jarretière à la cuisse. Des personnes dignes de foi m’ont affirmé qu’elle ne s’est pas soustraite à cette obligation.
Comme je savais que le marquis aimait à rire, je ne m’arrêtai pas à ce qu’il y avait dans ces dernières paroles de désobligeant pour ma chère Lorenza ; mais je m’étonnai de le voir si bien informé des détails de notre initiation.
— Nous savons aussi, continua-t-il, que, dans d’autres loges, à Nuremberg, à Berlin, à Stuttgard, à Heidelberg, tu as tenu des discours surprenants et fait apparaître des anges.
— En es-tu certain ? lui demandai-je.
— Certain.
— J’ai parlé, oui. Mais es-tu sûr que j’aie fait apparaître des anges ?
— Sûr. Les Illuminés ne se trompent jamais.
— Après tout, c’est possible, répondis-je en rêvant un peu.
— N’en doute pas, Joseph Balsamo. Le ciel, qui a de grands desseins sur toi, t’a infusé une vertu étrange, qui fait obéir les êtres célestes non moins que les terrestres. Cette force, tu n’y crois pas toi-même, et tu attribues fréquemment à tes mensonges et à tes artifices des effets qui sont dus en réalité à une mystérieuse puissance. Tu es une espèce de prophète malgré soi, qui raille ses prophéties, un faiseur de miracles qui pense être un escamoteur. C’est pourquoi le dirigeant suprême m’a délégué près de toi comme Initiateur. Viens à nous ! tu seras un chef de notre Œuvre, et nous te révèlerons ta mission. Viens, mon frère, si tu ne crains pas de regarder face à face la vérité, et si tu portes un cœur capable de ne pas pâlir au milieu des épreuves !
J’étais de plus en plus surpris des paroles de mon compagnon et surtout du ton dont il les prononçait.
— Qui êtes-vous donc ? m’écriai-je.
— Tu le sauras, dit-il.
Il achevait à peine, que je me sentis enlevé par de robustes bras ; avant que j’eusse pu tourner la tête et protester, j’avais un bandeau sur les yeux, un bâillon sur la bouche ; je fus emporté. Un bruit de roues sur le pavé m’apprit qu’on m’avait mis en carrosse. Tout cela ne me déplut pas ; j’ai un esprit qui s’accommode volontiers des aventures inattendues, et je m’étais désaccoutumé des craintes habituelles aux autres hommes. D’ailleurs, il me paraissait certain, d’après ce que m’avait dit le marquis Agliata, qu’on me conduisait dans quelque repaire d’Illuminés, et j’avais toujours eu le dessein d’entrer dans cette association sur laquelle il courait mille histoires ténébreuses.
On sait qu’il est assez malaisé de se rendre compte du temps qui s’écoule, lorsqu’on est plongé dans l’ombre ; je pense pourtant que le voyage ne dura pas plus de deux ou trois heures ; ce dut être à peu de distance de Francfort que s’arrêta la voiture. Une main me saisit par le bras, solidement, mais sans violence, et une voix, qui n’était pas celle du marquis, me dit avec politesse :
— Veuillez descendre, seigneur Balsamo.
J’obéis. Mes guides — car au bruit de leurs pas je reconnus qu’ils étaient trois ou quatre — mes guides et moi nous marchâmes assez longtemps ; je sentis un vent frais me passer dans les cheveux ; puis il y eut une halte de quelques minutes, pendant laquelle un son de ferraille grinçante m’indiqua qu’on ouvrait une porte. On me dit :
— Passez. Quand vous aurez compté soixante marches descendantes, vous vous arrêterez et vous attendrez.
Je m’avançai sans hésitation ; je me mis à descendre un escalier qui me parut être de pierre. Chose bien faite pour m’étonner, à mesure que je m’enfonçais dans les profondeurs du sol, je n’éprouvais pas cette sensation d’humidité renfermée, de compression, d’air plus rare, que l’on subit lorsqu’on pénètre dans une cave ou dans un autre lieu souterrain. Au contraire, il me semblait que l’espace s’élargissait autour de moi, qu’un souffle pur et sain comme les vents du large m’enveloppait, me poussait doucement ; cette descente me faisait l’effet d’une ascension ; si mon bandeau était tombé en ce moment, je n’eusse pas été surpris de me trouver sur le sommet d’une montagne, dans la vivante clarté de l’air libre, au dessus des nuées.
Après la soixantième marche, je me tins immobile, ainsi qu’on m’avait dit de le faire.
Qu’allait-il se passer ? Je ne me sentais pas inquiet, mais ma curiosité était passablement éveillée.
Mon bandeau s’envola de mes yeux. Je dis qu’il s’envola, car il fut dénoué comme par magie, et j’eus l’impression d’un battement d’ailes au-dessus de mon front.
Je regardai. J’étais dans une salle très vaste et très sombre, carrée, toute de marbre noir. Du plafond à peine visible, tant il était élevé, pendait, au bout d’une longue chaîne d’or, une lampe ronde, toute rouge, qui avait l’air d’un énorme rubis.
Pas un siège, sinon un escabeau de marbre devant une table, de marbre également, où se trouvait un parchemin déroulé à côté d’une espèce de calame. Cette salle avait la majesté sinistre d’un temple sépulcral dont le dieu serait mort.
Sur l’une des parois noires, des signes apparurent, formant ces mots :
« Oui, c’est un sépulcre. L’homme qui entre ici n’en remporte pas son cadavre, mais son âme purifiée et renouvelée. »
Je demeurai confondu de cette muette réponse à ma pensée ; peut-être avais-je pensé tout haut.
Les signes s’effacèrent et firent place à d’autres qui me dirent :
« Assieds-toi, écris, avoue. »
Cet ordre n’avait rien qui pût me surprendre ; ces sortes de « confessions écrites » ou de « testaments » précédent d’ordinaire les initiations maçonniques. Je m’assis, je pris le calame, mais il n’y avait pas d’encrier sur la table. Ne sachant comment écrire, je levai la tête, instinctivement, et je lus sur le mur sombre :
« Que ta vie trace ta vie. »
Il n’était pas difficile de comprendre que je devais écrire avec mon sang. Je tirai mon épée, et comme j’étais bon chirurgien, je pratiquai une très légère saignée à la veine de mon bras gauche, le sang en sortit goutte à goutte, et j’y mouillai la plume de roseau.
Je dois l’avouer : comme je n’avais aucune raison pour être aussi sincère avec des inconnus qui m’interrogeaient par l’intermédiaire d’une muraille, qu’avec Fra Pancrazio, mon digne geôlier et ami, je jugeai bon d’ajouter quelques agréments au récit de mes aventures. Je glissai aussi rapidement que possible sur les peccadilles qui auraient pu ne pas me faire honneur, et je mis complaisamment en lumière celles de mes actions que je crus propres à donner du relief à mes vertus. Je ne cachai pas que j’avais longtemps porté le nom d’Acharat, que j’étais assurément le fils d’un des plus puissants souverains du monde, et j’avais à peine achevé de confectionner ce panégyrique, qu’un éclat de rire retentit derrière mes épaules. Je me retournai ; personne. Quand je levai le regard vers la paroi de marbre qui s’élevait en face de moi, je lus ces deux mots flamboyants : « Tu mens ! » Un peu humilié, je reconnus que j’avais eu tort de celer la vérité, — qui, en somme, ne pouvait m’être qu’assez avantageuse, — et je repris le calame, avec l’intention formelle de montrer cette fois la plus entière franchise. Je demeurai stupide : la feuille de parchemin sur laquelle j’avais écrit n’était plus là ; une autre l’avait remplacée, en tête de laquelle je lus : « Extrait du code scrutateur » ; et cette feuille relatait les faits les plus intimes de mon existence, depuis mon entrée au couvent de Castelgirone jusqu’à l’heure présente, sans omettre un détail, sans me faire grâce même de quelques mauvaises pensées que j’avais pu avoir çà et là. Telle était la véracité de cette biographie que mes confessions sont à peine aussi véridiques. Mais ce qui me surprit plus que tout le reste, c’est que l’écriture tracée sur le parchemin ressemblait parfaitement à la mienne, ou plutôt était la mienne véritablement. Étais-je donc dans un lieu où la nécessité de dire vrai annulait la faculté de mentir ? Je me sentis pénétré de respect, et j’attendis avec une certaine angoisse.
L’attente ne fut pas longue. Je ne tardai pas à remarquer je ne sais quelle lente agitation de formes nuageuses de l’autre côté des murailles. Les parois que j’avais crues de marbre devaient être formées d’immenses lames de verre ou de cristal ; je regardai attentivement ce qui s’ébauchait derrière leur transparence obscure. Des lignes, des couleurs s’affirmèrent bientôt, composant des visages, des costumes, des attitudes ; et tous ces êtres, qui se mouvaient silencieusement, paraissaient vivants, mais d’une vie singulière qui éveillait l’idée d’une résurrection plutôt que de la vie elle-même.
A travers le mur qui me faisait face se dessina un palais de granit rose, sur la terrasse duquel deux hommes en robes somptueuses étaient couchés nonchalamment, le coude dans des coussins de soie ; autour de ce groupie, de jeunes esclaves nues formaient des rondes silencieuses, en agitant leurs bras où étaient attachées des ailes d’ibis et de cigognes qui rafraîchissaient l’air ; l’un des hommes portait la couronne à douze pointes des premiers Pharaons, et tenait dans sa main pendante un sceptre de métal incrusté de pierreries, qui semblait près de tomber, comme la houlette d’un pâtre endormi ; l’autre, coiffé de la mitre des grands-prêtres, avait auprès de lui, sur sa couche, une longue crosse d’ébène, où s’enroulait une couleuvre d’or, image de son dieu. Le prêtre et le roi demeuraient immobiles, le front vers le ciel. Au pied du palais s’étendait une plaine énorme, toute jaune de sable, où une multitude d’hommes, ceux-ci attelés à des chariots, ceux-là portant sur leurs épaules des pierres et des sacs de terre, cheminaient péniblement vers une colossale pyramide, encore inachevée, là-bas, sous l’azur éclatant du ciel. Ils se courbaient, ils chancelaient ; plusieurs se laissaient choir et ne se relevaient pas. Bien qu’ils fussent assez éloignés, il m’était possible de distinguer leurs traits ; il y avait sur tous les visages l’expression d’une antique fatigue, d’un incomparable désespoir. Par instants, la multitude faisait halte ; elle regardait avec des yeux pleins de colère le monument gigantesque, jamais terminé, et l’on eût dit qu’elle ne voulait plus peiner, suer, souffrir. Mais alors le pharaon et le pontife se dressaient sur la terrasse du palais de granit rose, abaissant vers la foule, l’un son sceptre, l’autre sa crosse, qui s’allongeaient, se multipliaient, devenaient démesurés et innombrables ; et cette nuée de bâtons, où la couleuvre divine ajoutait des milliers de lanières, fouaillait furieusement la multitude, la forçant à reprendre, défaillante et pantelante, son éternel labeur.
Je me tournai vers une autre paroi.
Un peuple victorieux revenait vers sa ville, dans une poussière de soleil. A leur mâle fierté, autant qu’à leurs boucliers de bronze, je reconnus des Grecs Lacédémoniens. Avec des fleurs et des sourires, de belles jeunes femmes accouraient au-devant des vainqueurs ; celles-là qui cherchaient en vain leurs époux ou leurs frères, n’avaient pas de larmes dans les yeux ; plus loin, sur les murs de la cité glorieuse, les vieillards étaient rassemblés, paisibles, augustes, pleins d’une joie sereine, et levant vers le ciel leurs bras reconnaissants. Mais, autour de la ville, dans les plaines où le bœuf creuse son sillon, il y avait, en grand nombre, des créatures lasses, viles, courbées, qui ne se réjouissaient pas ; c’étaient les esclaves des hommes libres ; ceux qui n’avaient d’autre patrie que l’ignominie et le travail sans salaire, et dont la vie n’était qu’une éternelle défaite.
Devant la troisième muraille, je frissonnai d’horreur.
Les uns suspendus à un plafond de pierre par des cordes noueuses qui leur déchiraient les aisselles, les autres étendus sur des chevalets, ceux-ci les pieds dans les ceps, ceux-là le cou dans le carcan, des hommes, des femmes, des enfants aussi, nus, saignants, tordus, crispaient affreusement leurs membres, et toutes les faces étaient convulsées par la grimace des suprêmes douleurs. Au milieu de l’espèce de caveau où palpitaient ces formes tragiques, une large cuve fumait au-dessus d’un grand feu, et dans la cuve se tordaient d’effrayants suppliciés. Cependant, assis sur de grands sièges au fond du souterrain, et dominant les tourmenteurs et les tourmentés, des prêtres vêtus de rouge considéraient cette scène ; il y avait sur le mur un grand crucifix de bois noir.
Je fermai les yeux ; quand je les rouvris, j’avais été transporté devant le quatrième mur, et je ne pus m’empêcher de sourire.
Dans un boudoir de dentelle et de soie, des lampes, où tremblaient des flammes parfumées, faisaient miroiter les étoffes, étinceler les dorures des boiseries ajourées, et mettaient comme du soleil dans les paysages des tapisseries et dans les camaïeux des portes, où l’on voyait des nymphes grasses et roses ne se dérober qu’à demi aux étreintes de quelque satyre ou bien mouiller, avec une audace provocante, le bout de leur pied blanc dans l’eau. Accoudés à une table où la mousse du vin de champagne débordait des verres, il y avait un homme et une femme qui soupaient. Je les reconnus, ayant souvent vu leurs images. C’était un roi de France, et la reine de ce roi. Elle était toute jolie avec sa lèvre impertinente qui riait, avec ses deux ou trois mouches qui endiablaient son visage d’ange, sous la poudre qui s’envolait un peu à chaque mouvement de sa tête. Le roi bâillait. Mais elle tendit le bras comme pour dire : « Regarde ! » et de l’autre côté d’une tenture à demi soulevée, le roi put apercevoir, dans la pénombre d’une petite chambre, une pâle figure de jeune fille nue, qui reculait tout effarée. Il regarda longtemps ; sa bouche lasse, dont la lèvre pendait, eut un sale sourire. Alors Louis XV et Mme du Barry se mirent à manger et à boire, en causant ; ce qu’ils se disaient devait être étrange, car leurs yeux s’allumaient, et quoique seuls, ils n’osaient se parler que tout bas. Ce spectacle n’était pas pour me déplaire tout à fait ; ma vertu s’accommode volontiers d’un peu de débauche. Mais soudain, je pensai que je devenais fou. Le champagne dans les cornets apparut épais et rouge, et chaque fois que le couteau de l’un des convives tranchait l’aile d’une perdrix, il me semblait que, de la bête morte, il suintait quelque chose de rouge aussi ; en même temps je vis que, sur les peintures et sur les tapisseries des cloisons, les figures n’étaient plus des nymphes ni des satyres, mais de misérables hommes, assis sur des pierres de cachots, la tête appesantie, ou des bûcherons dans des forêts, le visage tout baigné d’une sueur mêlée de larmes, ou des laboureurs, le pied sur leur pioche, déguenillés, livides, ou des femmes furtives, en haillons, tenant entre leurs bras quelque chose d’enveloppé, qui était un enfant, et le déposant, sans oser le regarder une dernière fois, dans le trou noir d’une muraille. Ni le roi ni la favorite ne paraissaient remarquer ces changements. Non, ils ne s’apercevaient pas que les parois de la chambre étaient maintenant décorées de leurs victimes vivantes ! Louis XV buvait le vin rouge et d’un air satisfait faisait claquer sa langue. Il eut même un geste d’insouciance dédaigneuse, et je crus comprendre, au mouvement de ses lèvres, qu’il prononça cette parole qui lui a été, depuis, si souvent reprochée : « Après moi la fin du monde ! » Tout à coup le flacon de champagne, sans que personne l’eût poussé, se renversa sur la table, et avec d’horribles glous-glous il en sortit un flot écumeux, qui couvrit toute la nappe, souilla les vêtements des convives, se répandit sur les fleurs du tapis, s’enfla, bouillonna, devint très large et gagna les murs, comme si tout le sang de la France martyrisée eût jailli de la bouteille. Sous cette marée montante disparurent, toujours souriants, Louis XV et Mme du Barry, et les meubles, et les sinistres tentures, et toute la chambre. Je ne vis plus rien qu’un vaste ruissellement pourpre qui fumait et moussait, et c’était comme un sanglant déluge dont l’opacité ne laissait même pas transparaître les ruines qu’il roulait, et où je distinguai seulement, après quelques minutes qui me parurent démesurément longues, deux épaves flottantes, bientôt submergées : Un sceptre et une croix.
Les visions s’effacèrent. Je n’avais plus autour de moi que le silence, la solitude, l’ombre ; je méditais, sentant des pensées nouvelles sourdre en mon cerveau.
Bientôt il me sembla que la dalle sur laquelle je me tenais debout remuait, s’élevait ; si, par pusillanimité, j’avais fait un pas en avant ou en arrière, je serais tombé et me serais rompu le crâne contre le marbre ; je ne bougeai pas, prêt à tous les périls, résolu à braver toutes les épouvantes. La dalle ne cessait pas de monter, me portant. Une splendeur de torches enflammées éblouit mes yeux ; mon corps émergea dans une autre salle, de marbre blanc, où, sur des gradins circulaires, étaient assis des hommes en nombre imposant, vêtus de longs frocs rouges, le visage à demi-caché sous des cagoules, sans insignes, immobiles.
L’un d’entre eux, — j’ai su plus tard que c’était le chef des époptes, — me dit sans se lever :
— Tu as vu ?
— J’ai vu, répondis-je.
— As-tu compris ?
— J’ai compris.
Il ajouta :
— Regarde encore.
A quelques pas devant moi resplendissait une table surchargée de pierreries et de monnaies d’or ; sur cet amas de richesses étincelaient un sceptre, une couronne, une épée ; et j’admirai, au pied de la table, sur un coussin de pourpre, une crosse d’évêque avec des ornements épiscopaux.
Le chef des Époptes reprit :
— Si cette couronne, ce sceptre, et ces autres monuments de la dégradation et de l’imbécillité humaines tentent ton orgueil, si c’est là qu’est ton rêve, si tu veux aider les rois à opprimer les hommes, nous pouvons te placer sur un trône, car notre volonté a ce nom : la toute-puissance ! Mais notre sanctuaire te sera fermé, et nous t’abandonnerons aux suites de ta folie. Veux-tu, au contraire, te dévouer à rendre les hommes heureux et libres ? sois alors le bienvenu. Homme, interroge ton cœur et choisis.
Je ne pus m’empêcher de songer, à part moi, qu’il y avait quelque chose de plaisant dans cette offre de la royauté, faite au fils d’un passementier de Palerme, qui, naguère, eût volontiers cédé pour un plat de macaroni tous les droits qu’il aurait pu avoir aux trônes de la terre. Mais je me gardai bien de paraître surpris ; je promenai un regard de dédain sur ces insignes de la grandeur terrestre, et faisant un pas en avant, je renversai de la main la couronne, les florins d’or et les pierreries. J’avoue que les spectacles que l’on m’avait offerts avaient fait une profonde impression sur mon esprit ; d’ailleurs, j’avais une manière de soupçon que, si j’avais accepté la couronne, on se fût bien gardé de me la donner.
Je m’écriai, avec une emphase convenable :
— Que tous les rois périssent écrasés sous leurs trônes !
Alors le grand Épopte se leva :
— Joseph Balsamo, je vais recevoir ton serment.
Derrière le chef des prêtres, le mur de marbre blanc se disjoignit, et dans l’écartement apparut un autel, où un grand crucifié, — qui n’était pas une vaine image, mais un homme véritable avec une plaie saignante au côté, — soupirait dans les affres de l’agonie.
Je m’agenouillai.
— Au nom de Jésus de Nazareth, qui est le Dieu des pauvres et des opprimés, dit le prêtre, jure de briser les liens charnels qui t’attachent encore à père, mère, frère, sœur, épouse, parents, amis, maîtresses, rois, chefs, bienfaiteurs, et tout être quelconque à qui tu aurais promis foi, obéissance, gratitude ou service.
L’obligation de renoncer aux liens charnels qui m’attachaient à ma femme me troubla quelque peu. Je pensai que ma chère Lorenza ne manquerait pas de désapprouver cet engagement-là ; mais, remarquant que ces mots « liens charnels » pouvaient être entendus de diverses façons, je répondis :
— Je le jure.
— Jures-tu de renier le lieu qui te vit naître, pour monter dans une autre sphère, où tu n’arriveras qu’après avoir abandonné ce globe empesté, vil rebut des cieux ?
Comme Palerme est, à tout prendre, une ville assez maussade, où j’avais beaucoup de créanciers, je ne vis aucun inconvénient à la renier et je dis :
— Je le jure.
— Jures-tu de révéler au chef, qui te sera connu dès aujourd’hui, ce que tu auras vu ou fait, lu ou entendu, appris ou deviné, et même de rechercher et d’épier ce qui ne s’offrirait pas à tes yeux ou à tes oreilles, pour le lui confier ?
Cela ne me déplut pas, car je suis curieux et bavard.
— Je le jure.
— Jures-tu d’honorer et de respecter le poignard, l’épée et les autres lames, l’aqua-tofana, la cantarelle et les autres poisons, comme des moyens sûrs, prompts et prudents, de délivrer le monde, par la mort ou par la folie, de ceux qui cherchent à avilir la vérité ou à l’arracher de nos mains ?
— Je le jure.
— Jure encore que tu éviteras l’Espagne, Naples, et toute terre maudite.
— Je le jure.
— Jure enfin, ô mon frère ! que tu fuiras la tentation de dévoiler les mystères auxquels tu vas être initié et le secret qui te sera connu. Songe que le tonnerre n’est pas plus rapide que la mort qui te frapperait à l’heure même de ta trahison, en quelque lieu du monde que tu fusses !
— Je le jure.
Un grand silence se fit. J’attendais, toujours à genoux, un peu inquiet. La curiosité d’être initié aux derniers mystères, de connaître le secret suprême, ne m’empêchait pas de penser avec une espèce de frisson aux cérémonies cruelles par lesquelles se complétait, à ce qu’on m’avait assuré, l’affiliation à la secte des Illuminés.
Le chef des Époptes dit
— Lève-toi. Ce n’est pas dans cette salle que la Parole te sera communiquée. Vois-tu cette porte qui est dans la muraille, à ta droite, et qui paraît fermée ? Va vers elle, pousse-la, entre, et que le grand Architecte de l’Univers te protège !
On voudra bien convenir que ces mots n’avaient rien de très rassurant ; le grand Architecte de l’Univers pouvait avoir d’autres soins en tête ; néanmoins, je fis bonne contenance, et je me dirigeai vers la porte que l’on m’avait indiquée.
Qu’allais-je voir ? quelles épouvantes allais-je rencontrer ?
J’avais ouï parler de fantômes agitant des chaînes autour de précipices où ils vous forçaient à vous jeter, de cent poignards dirigés sur votre poitrine, de verres de sang qu’il fallait boire, de cuves bouillantes où il fallait se plonger tout entier.
Je poussai la porte de marbre et m’engageai dans un corridor absolument obscur, qui me parut très étroit.
Pourquoi le célerais-je ? j’avais peur ; je sentais des gouttes de sueur froide me mouiller le front et les tempes.
Soudain le sol manqua sous mes pieds ; je me crus englouti, et je fis entendre un cri désespéré, en fermant les yeux.
Il est probable que je ne tombai pas de bien haut, car je ne me fis aucun mal ; mais mon étonnement fut plus grand que si je fusse arrivé dans le plus profond des enfers, au milieu de diables agitant leurs fourches.
J’étais dans un cabinet de travail, peu vaste et simplement meublé d’une table, de quelques chaises, d’une bibliothèque qui devait contenir deux ou trois cents volumes. Sous la lueur d’une lampe, dont un abat-jour vert isolait la clarté, un homme, qui me parut jeune encore, feuilletait un gros livre, la tête penchée ; il avait devant lui deux tasses de porcelaine blanche, à côté d’une théière d’où sortait une légère fumée.
— Ah ! ah ! c’est vous, monsieur Joseph Balsamo ? dit-il.
Il avait tourné son visage vers moi. C’était un jeune homme, en effet ; il ne devait pas avoir plus de trente ans. Sous des cheveux si blonds qu’ils paraissaient presque blancs, comme ceux des tout petits enfants, sa figure, un peu pâle, était souriante ; il avait dans ses yeux bleus, très grands, une douceur profonde, et comme une candeur de vierge. Je remarquai qu’il portait une robe de chambre à ramages, d’une couleur presque éteinte, et qu’il avait aux pieds des pantoufles brodées.
— Donnez-vous la peine de vous asseoir, reprit-il en italien, mais avec un accent allemand très prononcé ; je suis heureux de faire votre connaissance.
Je pris place sur le siège qu’il m’indiquait, ne sachant que croire ni que dire. Il poursuivit :
— Eh bien, que pensez-vous de nos petites diableries ? Au reste, j’avais bien recommandé qu’on vous épargnât les épreuves grossières qui ne sont utiles que pour frapper et confondre les âmes banales ; je suppose que l’on s’est conformé à mes instructions.
Il avait des façons familières, cordiales, un air très simple qui ne paraissait nullement affecté.
— Qui êtes-vous donc, monsieur ? demandai-je.
— Ah ! c’est juste ; vous ne me connaissez pas ; votre curiosité est légitime. Eh bien ! mon cher comte, je suis le baron Spartacus de Weisshaupt, pour vous servir, si j’en suis capable.
Le baron de Weisshaupt ! cet homme qui était là, devant moi, sous sa lampe, au coin de son feu, c’était le terrible rêveur qui, avec le baron de Knige, qu’on appelait Philon, avec Swach, qu’on nommait Caton, avec le marquis de Constanza, qu’on appelait Diomède, avec le libraire Nicholaï, qu’on nommait Lucien, avait fondé l’association de l’Aréopage ; le chef à qui obéissaient les initiés de tout grade, les Novices, les Minervaux, les Mineurs, les Majeurs, les Époptes, les Régents, les Philosophes et les Hommes-rois eux-mêmes ; le tout-puissant qui d’un signe pouvait faire se lever cent poignards et tomber cent cadavres, et qui, lorsqu’il lui plairait, précipiterait contre les trônes les cinquante mille initiés de Bavière, les quatre-vingt mille maçons de Prusse, et les deux cent mille Illuminés de Russie, de Hollande et de France !
— On exagère un peu, dit-il avec un sourire, car il comprit à quoi je songeais. Mais le fait est que nous disposons de quelque influence, et que nous avons des projets assez élevés. Tenez, au moment où vous êtes entré, je m’occupais précisément d’une affaire passablement importante, dans laquelle vous nous serez de quelque utilité, je suppose.
— Parlez, répondis-je.
— Oh ! ce n’est qu’un commencement. Il s’agit de déshonorer la royauté en compromettant la reine de France. Mais restez donc assis, mon cher monsieur Balsamo, et permettez-moi de vous verser une tasse de thé.
FIN DU LIVRE PREMIER