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Véritables mémoires de Cagliostro

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VIII
Où je ne cache pas mon opinion sur les autres et sur moi-même.

Le souper que j’avais « prophétisé » n’eut pas lieu, et cela faute de convives. En revanche, il y eut un déjeuner fort divertissant à l’abbaye de Clairvaux. Je n’y étais point, mais le père Loth m’en a raconté les incidents, et je crois qu’ils sont dignes d’être conservés pour l’édification de la postérité.

Trois jours après les indiscrétions du cardinal de Rohan, — et depuis, il m’avait montré bien d’autres lettres ! — Dom Rocourt, le digne abbé de vingt abbayes qui lui rapportaient cinq cent mille livres de rentes, faisait fête à une jolie petite femme, grande amie de la reine de France et toute dorée des reflets de sa royale faveur. L’abbé n’était autre que ce robuste révérend à la vue duquel Marie-Antoinette s’était écriée : « Oh ! le beau moine ! » Exclamation naïve dont l’abbé s’enorgueillissait avec justice. La petite femme, c’était Mme de Valois. Une espèce de cour l’entourait : le marquis de Saissevax, l’abbé de Cabres, le comte d’Estaing, Rouillé d’Orfeuil, intendant de Champagne, Dorcy, receveur général, et le vieux maréchal de Richelieu lui-même avaient tenu à honneur et à plaisir d’être de cette petite fête à la fois dévote et galante. Donc, tout allait pour le mieux, et le vin de Champagne moussait dans les cornets quand le comte Beugnot arriva avec une mine mélancolique.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-on.

— Il y a, répondit-il, que le cardinal de Rohan vient d’être arrêté.

Vous pensez les exclamations, les bras au ciel ! Seule, Mme de Valois eut le sang-froid de demander des explications, et le comte Beugnot raconta ce qui s’était passé, en meilleurs termes que je ne saurais le faire, car il était fort lettré et fort agréable dans ses propos ; mais j’y ajouterai quelques détails qui m’ont été donnés par le père Loth, et ne sont connus, je pense, de personne.

Le matin même, jour de l’Assomption, 15 août 1785, Monseigneur le prince Louis de Rohan, cardinal, grand aumônier de France, revêtu de ses habits pontificaux et entouré de son clergé, attendait dans la grande galerie de Versailles l’arrivée de leurs majestés, lorsque M. le baron de Breteuil parut et cria au capitaine des gardes : Arrêtez le cardinal de Rohan ! Le duc de Villeroy s’avança et dit quelques mots au cardinal qui s’inclina. L’aide-major des gardes-du-corps vint se placer auprès du prince. Pendant que la foule des courtisans qui remplissait la galerie s’interrogeait sur cet événement, le cardinal suivait le duc de Villeroy. Tout à coup il s’arrête et se baisse pour arranger la boucle de son soulier ; on cesse un instant de le surveiller ; il écrit quelques mots sur un chiffon de papier qu’il cache sous sa barrette ; puis il se relève et reprend sa marche. On monte en carrosse ; le prisonnier apprend qu’on le conduit à la Bastille. Alors il demande à passer chez lui pour y prendre quelques hardes. On y consent ; en traversant son antichambre, il glisse le papier qu’il a écrit dans la main d’un valet de confiance qui part pour Paris à franc étrier. Le cheval tombe mort en arrivant au Marais, mais l’abbé Georgel, vicaire de la Grande Aumônerie, reçoit l’estafette, qui ne peut que lui tendre le papier et s’évanouit soudain. L’abbé déploie le billet ; il n’y trouve que des caractères à peine déchiffrables ; il devine cependant ce qu’on exige de lui et brûle la correspondance intime du cardinal, renfermée dans un petit portefeuille rouge. Pendant ce temps, Mgr de Rohan faisait son entrée à la Bastille, qui était fort loin d’être aussi plaisante à habiter que le palais cardinalice.

— Diavolo ! dis-je au père Loth qui me communiquait tous ces détails en présence de Lorenza, voilà d’étranges histoires. Et quelle attitude a gardée la petite comtesse pendant le récit de Beugnot ?

— La meilleure du monde. Elle dit seulement : « Cela me donne des affaires. » Elle a ajouté, parlant à Beugnot : « Voulez-vous m’accompagner ? » et ils sont partis tous les deux, laissant la compagnie sous le coup de la terrible nouvelle. Une heure auprès, les chevaux de leur carrosse galopaient vers Bar-sur-Aube ; Beugnot soupirait en regardant son ancienne amie : « Ah ! Jeannette, disait-il, que nous sommes loin d’autrefois ! Vous souvient-il des trois douzaines d’échaudés que vous mangiez, en buvant du cidre, au cabaret de la Bastille ? » et Mme de Valois répondait : « Oui, cela m’arrivait lorsque je n’avais pas dîné et que je n’osais pas vous le dire. Je n’aime pas le nom de ce cabaret-là… » Tout en s’entretenant ainsi…

Lorenza, pour si inquiète qu’elle fût, ne put s’empêcher de rire au nez du père Loth.

— Eh ! comment savez-vous tout cela, mon père ? demanda-t-elle.

— Mon cocher a tenu compagnie au cocher de la comtesse jusqu’à la première poste. Mais ne prenons pas souci des minuties. Vous, mon cher comte, que dites-vous de l’événement, et qu’en résultera-t-il ?

— Il arrivera, dis-je gravement, ce que les Maîtres ont voulu qu’il arrivât. Le collier de la reine, c’est le carcan de la royauté.

— Mais que pensez-vous du cardinal ?

— Que c’est un homme d’esprit qui est un imbécile.

— Et de Mme de Valois ?

— Que c’est une princesse qui est une gueuse.

— Et de vous-même ?

— Que j’ai plus d’esprit que le cardinal, mais que j’ai été encore plus bête. Savez-vous ce que je vois en ce moment ? Le commissaire Chesnon, dans un fort beau carrosse ; il tourne l’angle du boulevard Saint-Antoine, suivi d’un gros d’exempts ; si bien que je serai arrêté avant que Lorenza ait eu le temps de me donner cinq ou six baisers d’adieu.

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