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Véritables mémoires de Cagliostro

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V
Je sens que je deviens dieu.

C’est après le mariage de ma cousine que s’éveilla en moi la passion des voyages, qui ne m’a jamais quitté, et que je satisfais si insuffisamment dans le préau de cette prison d’État ! Mais je ne pouvais songer à voyager dans la médiocre situation qui m’était faite. Le monde me semblait une conquête qui m’était due ; on ne part pas en guerre sans munitions, c’est-à-dire sans argent. Toute mon activité, à travers mes occupations et mes faiblesses, ne tendait qu’à trouver les moyens de me mettre en campagne.

J’avais à défricher et à mettre en rapport le champ immense de la bêtise humaine, et j’étais homme à en tirer deux récoltes pour une. Non que je fusse sans scrupules et sans principes ; mais, en admettant que le fait de s’approprier l’argent des autres soit un vol, le tribut que les imbéciles payent aux gens d’esprit est une simple redevance.

Palerme était un trop étroit théâtre pour que je pusse y déployer mes talents. On m’y avait fait d’ailleurs une assez mauvaise réputation. Je jouissais d’une grande popularité parmi les vauriens de la ville, mais cette popularité même n’était pas pour me faire bien venir des personnes de la bonne société, et j’étais obligé, ne pouvant vivre seul, de fréquenter bien des gens à qui je n’aurais pas confié ma bourse, si j’en avais eu une.

Je m’étais lié d’amitié, au cabaret, je crois, avec un marchand d’orviétan fort connu dans la ville, où il faisait d’assez belles recettes. Je l’aidais dans ses manipulations, un peu par attrait pour la chimie, beaucoup par une fantaisie amoureuse que m’inspirait une jolie fille, nommée Fiorella, laquelle jouait les Francisquines dans les parades du charlatan.

C’était une jeune blonde, mince et bien prise, avec de grands yeux bleus aussi changeants que le ciel. Elle avait des allures étrangement provocantes, tantôt à force de langueur, tantôt par de brusques sursauts ; elle cessait de se ressembler toutes les cinq minutes ; nerveuse et fantasque, pleine de caprices, il était impossible de savoir son dernier mot. Elle pleurait pour un rien, riait pour moins encore, et ce qui m’ahurissait, c’est qu’elle riait souvent quand il fallait pleurer et pleurait quand il fallait rire. Il y avait toujours un soupir dans ses sourires, un arc-en-ciel dans ses larmes. D’ailleurs elle était vertueuse, à ce qu’elle affirmait.

Sans répondre de sa vertu, je puis assurer qu’elle dansait fort bien sur la corde et qu’elle avait une jolie jambe. En un mot, un sujet précieux. Elle mimait, chantait, faisait des armes et au besoin avalait des sabres, mais pas trop gros, car elle avait une toute petite bouche. D’ailleurs, très mauvaise tête ; il y avait des jours où l’on n’en pouvait rien faire. Elle refusait de jouer sans dire pourquoi et allait se promener à l’heure de la représentation. On la mettait à l’amende ; elle payait, mais ne consentait à remonter sur les tréteaux que lorsqu’on lui avait rendu son argent. Plus d’une fois elle s’obstina, malgré le dénouement écrit, à vouloir épouser le Pancrace ou le Cassandre à la fin de la pièce. On n’en venait pas à bout. Elle lançait sa pantoufle à la tête du public, quand il n’était pas content. On l’arrêtait pour la conduire devant le juge criminel : elle l’emmenait souper chez elle, et au dessert envoyait chercher la femme du juge pour lui livrer le délinquant. Un jour d’orage, — c’étaient ses mauvais jours, — un gendarme mal élevé ayant osé la siffler, parce qu’elle s’était interrompue au moment le plus intéressant de la comédie pour acheter un cocomero à un marchand qui passait, elle lança le melon à la tête du malhonnête, et comme celui-ci la menaçait, elle arracha son épée au beau Léandre et courut sus au gendarme, qui n’eut que le temps de se mettre en défense. Elle lui logea un pouce de fer entre les côtes, ce qui lui fit beaucoup d’honneur dans la ville. Mais, après ce bel exploit, elle chancela, se trouva mal, et je dus la prendre dans mes bras pour l’emporter dans les coulisses du théâtre.

Car j’étais un peu devenu de la boutique, ou de la baraque, à force d’en suivre les parades, et par suite de ma collaboration aux travaux scientifiques du marchand d’orviétan.

Fiorella me remercia avec beaucoup d’effusion, et notre amitié data de ce jour.

Elle, qui n’écoutait personne, m’écoutait un peu. Je n’avais ni à me plaindre de ses rigueurs, ni à me louer de ses complaisances. Elle ne faisait aucune difficulté pour souper au cabaret ou passer des journées à la campagne avec moi. Nous nous roulions dans l’herbe, en disant mille folies, et quand elle montrait un peu plus de bas blanc qu’il n’aurait fallu, elle criait : Tant pis ! Après quoi nous rentrions à Palerme, extrêmement mélancoliques, et nous allions visiter quelque cimetière. Ou bien nous allions au bal. Quand nous étions séparés par les figures de la danse, il lui arrivait quelquefois de m’envoyer un baiser soufflé sur ses doigts.

— Eh bien ! c’est mon amant ! dit-elle un soir à un bourgeois scandalisé par cet aimable manège.

Après le bal, je la reconduisis chez elle, et je lui demandai de m’expliquer la bonne parole qu’elle avait prononcée.

— J’ai dit que tu étais mon amant, répondit-elle, pour que les autres ne s’avisent pas de m’en conter. En quoi cela t’intéresse-t-il ? Est-ce que tu voudrais être mon amant, par hasard ?

— Je ne pense pas à autre chose ! repris-je avec une sincérité violente.

— En ce cas, fit-elle avec un étonnement qui n’était pas joué, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

— Mais je te l’ai dit mille fois !

— C’est vrai. Je n’y faisais pas attention. L’habitude de jouer la comédie. Tu m’aimes donc, mon pauvre Joseph ?

— Et toi, tu ne m’aimes pas, Fiorella ?

— Je ne sais pas. Peut-être bien. Il me semble que oui quand tu me regardes. Voyons, regarde-moi sans rien dire. Je verrai bien si je t’aime.

Nous nous regardâmes longuement, et je cherchai à lire l’énigme qui se cachait dans l’azur de ses yeux. Cet azur donnait le vertige, et je ne pus d’abord en supporter l’éclat. Mais il se voila lentement sous la caresse dont je l’enveloppai.

Je sentis s’éveiller en moi mille sentiments confus que je traduisis dans l’adorable bavardage de l’amour. Je l’avais enlacée peu à peu de mes bras, et nos visages se touchaient. Sa poitrine se soulevait contre la mienne ; sa respiration était oppressée. Elle ne m’opposait aucune résistance, et se laissait bercer comme une poupée ; mais je n’obtenais d’elle aucune réponse ; elle n’avait pas l’air de m’entendre ; ses yeux fatigués se fermaient lentement. Je la soulevai vers moi, et, à défaut d’autre réponse, je voulus savoir si ses lèvres se détourneraient des miennes. Non. Seulement elle s’endormit.

Je demeurai stupéfait, ne sachant que croire, ne sachant que supposer. D’où me venait donc cet étrange pouvoir de lui fermer les yeux sous la fixité de mon regard ?

Je serrais Fiorella dans mes bras, fort indécis sur ce que j’avais à faire. Mes caresses semblaient augmenter son engourdissement. Je la plaçai sur un fauteuil ; elle éprouva une sorte de soulagement quand je l’abandonnai. De profonds soupirs s’échappèrent de ses lèvres ; je dégrafai son corsage pour qu’elle respirât avec plus de facilité. Ce ne fut pourtant qu’au bout d’une demi-heure qu’elle sortit de son évanouissement, après m’avoir fait passer par toutes sortes d’angoisses. Elle semblait revenir de l’autre monde ; ses yeux étaient pleins de visions mourantes.

— Cher ange, lui dis-je, me reconnais-tu ? Je suis Joseph, ton ami. Qu’as-tu donc éprouvé ?

— Je ne sais, dit-elle, j’ai perdu connaissance ; ne me regarde plus comme tu l’as fait, cela est dangereux. Tes yeux m’entrent dans l’âme et me causent une voluptueuse douleur. Tout s’efface, je ne vois plus rien ; — et que de choses j’ai rêvées dont je ne me souviens pas !

Elle était inquiète, fatiguée, nerveuse, et je ne voulus pas pousser plus loin un interrogatoire qui ne lui plaisait pas. Mais, à partir de ce jour, une intimité plus étroite s’établit entre nous, et bien qu’elle fût devenue ma maîtresse, je sentais que j’étais véritablement son maître.

Je ne cessai pas d’en être éperdument épris. Il m’arriva même de songer sérieusement à l’épouser. Une seule chose m’arrêtait ; je ne possédais pas un sou vaillant, et, pour faire d’elle l’heureuse créature qu’elle méritait d’être, il m’eût fallu toutes les richesses, toutes les renommées qui passaient dans mes songes.

Ces idées ambitieuses me conduisirent à une imagination dont les résultats ont été singulièrement terribles.

Il était de notoriété publique, à Palerme, que la duchesse de P…, une des plus grandes dames de la Sicile, avait pris le voile à la suite de la perte d’une enfant que des Juifs lui avaient volée. On affirmait que les gens de cette nation maudite se livraient à des opérations de magie pour lesquelles un sang innocent était nécessaire. Navrée de douleur, la pauvre mère avait prononcé des vœux éternels et s’était réfugiée dans la paix du cloître. Elle était devenue abbesse des Dames-Nobles de Sainte-Rosalie, maison où l’on ne recevait que des personnes de haut rang.

Plus d’une fois il m’arriva de songer à cette histoire, en regardant ma chère Fiorella. Pourquoi ? Je ne le démêlai pas bien clairement d’abord. Mais il est certain que je pensais en même temps à ce que la jeune ballerine me racontait souvent de ses premières années. Elle avait vécu, dormant sous les étoiles, mangeant au bord des fossés, au milieu d’une troupe de bohémiens ; elle ne quitta ses maîtres que le jour où ils commencèrent à se montrer galants. Or, son teint presque nacré ne permettait pas de lui assigner une origine égyptiaque. Fiorella devait être quelque enfant dérobée à une grande famille italienne ; et ce qui ne permettait guère d’en douter, c’était la distinction de ses traits, l’aristocratique élégance de ses moindres mouvements. Je lui avais prédit qu’elle se réveillerait un jour princesse, et nous nous amusions de ces rêveries.

Le fait est que Fiorella m’arriva un soir fort émue. Elle avait été mandée au couvent de Sainte-Rosalie, où les religieuses l’avaient reçue avec effusion. La révérende mère abbesse, particulièrement, lui avait fait mille amitiés, l’embrassant à chaque minute et se plaisant à la faire jaser.

Fiorella avait dû raconter les aventures de sa jeunesse errante, et aussi ses amours. On la gronda bien un peu, mais en riant beaucoup et en la bourrant de liqueurs et de friandises. Quand elle demanda ce qui lui valait tant d’honneur, une religieuse futée répondit que le bon Dieu, qui prend en pitié les faiblesses humaines, n’interdisait pas les distractions à ses filles, et que les nonnes avaient été bien aises de voir de près une artiste dont tout Palerme s’entretenait. Il est vrai que le régime des couvents, en ce temps-là, ne proscrivait pas les amusements mondains ; il y avait dans la ville des parloirs très fréquentés, qui étaient presque des salons, et plus d’une abbesse avait son jour de réception où s’empressaient les personnes du bel air. Il me souvient d’avoir vu une bernardine tenir tête fort galamment à deux ou trois coquettes et à quelques beaux esprits, tout en jouant d’un éventail où était peinte, il est vrai, une Descente de Croix ; d’ailleurs, elle s’interrompait quelquefois de la causerie pour réciter son rosaire. Il n’y avait donc rien de surprenant à ce que la Fiorella eût été mandée par les Rosaliennes. Pourtant elle se montra inquiète en me racontant son aventure. Elle pensait qu’une telle affabilité devait cacher quelque secret ou quelque piège, d’autant qu’on lui avait recommandé, en la congédiant, de ne pas manquer d’apporter, le lendemain, des lettres, des papiers de famille et autres grimoires, qui devaient se trouver chez elle, dans un coffre, parmi ses loques de théâtre.

— Que penses-tu de cela ? dit ma belle amie. L’abbesse doit être un peu folle, car je n’ai pas de papiers de famille, moi.

— Eh ! qui sait ? répondis-je ; tu n’as pas de papiers réguliers, sans doute, puisque tu es née, ma jolie rose, sur le premier églantier venu. Mais j’ai souvenir qu’il y a en effet, au fond de ta malle, un parquet de paperasses jaunies.

— Bon ! des chansons, des scénarios de pantomimes et des billets d’amour.

— N’importe ! Puisque la duchesse de P… a la fantaisie de voir tes papiers, montre-les-lui ; elle t’a prise en tendresse, et c’est une connaissance à ménager.

— Comme tu voudras, dit-elle.

Le matin du jour suivant, au moment où elle allait partir pour faire visite à sa protectrice, je l’embrassai longuement, amoureusement.

— Ma chère âme, lui dis-je, si, par quelque aventure, tu devenais grande dame, que ferais-tu de moi ?

— Je t’épouserais ! dit-elle.

Je me sentis bien heureux, et j’attendis avec confiance ce qui ne devait pas tarder à arriver.

Il est temps de dire que j’avais conçu le dessein de rendre à l’abbesse de Sainte-Rosalie l’enfant perdue, regrettée depuis si longtemps, et, par la même occasion, d’assurer à ma bien-aimée et à moi-même une fortune considérable. Quel mal y avait-il à cela ? Aucun. La Révérende cherchait une fille, et, quoique Fiorella ne cherchât point de mère, elle pouvait très bien s’accommoder de celle que je lui destinais. Quant aux moyens imaginés pour parvenir à mon but, ils n’étaient pas très compliqués. J’avais fait tenir à la supérieure une lettre mystérieuse qui lui désignait la petite comédienne comme la fille qu’elle pleurait. La lettre n’affirmait rien d’une façon absolue : on engageait seulement la noble dame à se munir des preuves qui se trouveraient peut-être dans une grande malle, où Fiorella avait coutume d’enfermer ses costumes de baladine. Or, ces preuves, j’étais bien sur qu’on les trouverait dans le coffre, puisque je les y avais mises. C’étaient, entre autres paperasses, une confession écrite, au moment de trépasser, par la vieille juive repentante qui avait enlevé l’enfant. En outre, j’avais ajouté çà et là, dans les autres papiers, des circonstances, des noms qui devaient développer chez l’abbesse une conviction d’autant plus ardente qu’elle ne reposerait sur rien de positif. J’aurais pu mettre Fiorella dans le secret ; mais les rôles qu’on joue le mieux, ce sont les rôles qu’on joue naturellement. Je comptais aussi sur cette voix du sang qui porte toutes les mères à aimer tous les enfants, et tous les enfants à aimer toutes les mères.

Le soir, Fiorella ne vint pas au théâtre ; l’impresario reçut une assez forte somme, accompagnée de l’avis qu’il ne reverrait jamais sa pensionnaire ; un petit billet anonyme, apporté par une sœur tourière, m’invitait à passer au couvent dans la journée du lendemain.

Ainsi j’avais réussi ! Fiorella n’était plus la pauvre ballerine qui faisait jadis des ronds de jambes sur la corde tendue ; elle était la fille de l’opulente duchesse de P… Et moi, s’il vous plaît, je ne serais plus le petit moinillon défroqué, arrachant çà et là quelques piastres au hasard des tripots, mais un riche seigneur, mari d’une belle femme du monde, et faisant l’aumône dans les rues, avec un geste fier, à ses compagnons de la veille.

Je fus reçu par la révérende abbesse elle-même. Elle était sévère et rayonnante à la fois. Elle me parla de Fiorella sans aucune gêne, mais très gravement. Instruite, disait-elle, de mon amour pour sa fille, elle savait aussi que cette tendresse n’avait pas dépassé les limites d’une chaste inclination ; — évidemment il ne m’appartenait pas de la démentir ; — elle me savait gré de mon dévouement et de mon respect ; elle m’en récompenserait dignement. Mais il me fallait renoncer à toute espérance, à toute idée de rapprochement. Un pauvre hère tel que j’étais ne pourrait obtenir — je devais le comprendre — la main de la plus riche héritière de Sicile. Fiorella, d’ailleurs, s’était résignée à passer sa vie dans la sainte maison que sa mère gouvernait ; elle y serait reine et maîtresse, et y ferait son salut, passablement compromis par les erreurs de sa jeunesse.

Il est aisé d’imaginer quel fut mon désespoir. En voulant accommoder les choses pour le mieux, j’avais fait non seulement mon malheur, mais celui de la pauvre Fiorella, qui, certainement, ne demeurait pas au couvent de son plein gré. Elle devait souffrir autant que je souffrais, et je sentais mon cœur se briser à l’idée que j’avais voué mon amie à toute une existence de regrets et d’angoisses.

Je voulus protester ; je voulus même, au risque d’être envoyé aux galères, avouer la supercherie dont j’avais fait usage. Mais la duchesse avait une façon de regarder les gens qui glaçait les paroles dans la bouche. Elle appartenait à ces races patriciennes qui dénouent volontiers les situations embarrassantes et leurs affaires de famille par un coup de stylet ou par un verre de Malvoisie amalgamé de quelque subtile mixture. Une lutte découverte avec une pareille adversaire me parut impossible. Je me retirai, saluant jusqu’à terre, étourdi, subjugué et humilié par une bourse de cent ducats que la digne Révérende me glissa dans la main. J’eus d’abord envie de la lui jeter au visage. Je résistai à ce méchant mouvement et me promis d’employer cet argent à reconquérir l’ange que j’avais perdu.

Hélas ! comment ? Les premières journées, je rongeai mon frein ; j’attendais une inspiration, un avis, quelque chose. Je connaissais Fiorella. En admettant qu’on l’eût séduite pendant quelques heures, sa libre nature se réveillerait bientôt dans sa violence et secouerait les obstacles.

Mais les jours se passèrent sans me fournir aucun sujet d’espérance.

Tout ce que j’appris, d’après les bruits courant Palerme, ce fut qu’il se produisait des révolutions intimes dans le couvent des Dames-Nobles, et qu’une prise de voile prochaine y occasionnait d’étranges résistances. On sait quels moyens invincibles possèdent les nonnes pour courber sous l’obéissance les brebis rebelles à la voix du Seigneur. Fiorella ! Ma pauvre Fiorella ! Et c’est moi qui l’avais poussée dans ce gouffre où elle allait disparaître à jamais !

J’en devins mezzo-matto, comme on dit chez nous. Sous peine d’être proscrit par une police ombrageuse, il ne faut pas regarder de trop près les couvents au grand jour. Aussi passais-je mes journées à errer dans les champs, combinant des projets téméraires où l’incendie figurait parmi les inventions les plus douces. Mais, dès la nuit montante, je venais m’asseoir sous les grands arbres d’une promenade qui longeait les murs de Sainte-Rosalie, et j’épiais, avec une ardente attention, les moindres bruits qui s’échappaient du monastère lugubre comme un sépulcre. Parfois des chants lointains m’envoyaient de vagues bouffées d’harmonie. Alors des nuages passaient devant mon regard ; des images indécises s’ébauchaient dans ces brouillards. Fiorella m’apparaissait, pâle, échevelée, dans de longs habits religieux qui la couvraient comme un suaire… Oh ! ma séduisante ballerine ! — ce diable d’ange, comme je l’appelais quelquefois, — qui bondissait, le rire aux lèvres, la joie aux yeux, l’amour partout, dans un envolement de jupes où pétillaient des paillettes, qu’était-elle devenue ? Allait-on étouffer cette jeunesse, cette lumière, cet enivrement, cet amour ? La Fiorella que je voyais maintenant avait l’œil fixe et farouche ; elle se débattait contre une implacable tyrannie, et ses bras tendus vers moi semblaient me demander secours. Je la voyais, — un soir surtout, je la vis, — et je ne perdais pas un seul de ses gestes. L’abbesse était inclinée vers elle, la dominant de ses grands yeux froids, et la délicate créature, agenouillée, se tordait les mains, baissait le front, demandait grâce, pleurante et suppliante…

— Fiorella ! m’écriai-je, elle ne t’écoute pas ! Elle est de marbre, cette religieuse, comme le sera son image, un jour, sur son tombeau. Ce n’est pas ta mère, je te le jure ! C’est moi qui ai inventé toute cette histoire ; il faut que je te l’avoue enfin. Ne perds pas ton temps à l’implorer. Ne vois-tu pas, dans le regard dont elle te couvre, l’immuable résolution qui te condamne, le châtiment dont elle va te frapper ? Fiorella, défends-toi ! ne la laisse pas appeler, tu serais perdue… Bien… bien, ma lionne !… Tu te relèves, l’œil en feu, superbe d’audace et de révolte ! Que tu es belle et terrible ! Oui, tu as le droit de vivre et d’aimer. Ah ! c’est elle qui tremble devant toi à présent. Elle a peur, elle te supplie ! Prends garde ! les nonnes sont comme les tigres ; elle te trompe. Elle rampe, elle se ramasse, elle va bondir !

J’étais à peu près fou. La scène que j’avais évoquée me dominait moi-même et se détachait dans l’ombre avec le relief de la réalité.

Haletant, je suivais les péripéties d’une lutte affreuse, et j’encourageais Fiorella de mes paroles insensées.

— Défends-toi ! Qu’elle n’appelle pas ! Tu es la plus forte, et je t’aime. A la gorge ! à la gorge ! je le veux ! je l’ordonne ! Serre le cou de la vieille pour qu’elle ne puisse pas crier ; serre-le de tes petites mains d’acier. Encore ! il le faut ! Obéis-moi tu seras libre ! A présent, bâillonne-la. Non, c’est inutile, elle tombe, affaissée. Achève, achève ton œuvre ! Ne regarde pas le sang qu’il y a sur tes mains. Il faut fuir, Fiorella ; prends les clefs, ne perds pas de temps. Éteins la lampe avec tes mains rouges ; il fait noir. Ton cœur bat, pauvre martyre ; tu te traînes le long des murs. Reprends courage, va. Ferme la porte et descends. Suis le corridor. Descends encore. Il y a une issue au bas de l’escalier. La vois-tu ? Oui, tu la vois. Qu’importe l’obscurité ! la clef qui ouvre cette porte dérobée est la plus petite du trousseau. Tu l’as trouvée. Bien, hâte-toi ! Oh ! des rumeurs s’éveillent dans le couvent. On va te poursuivre. Ne chancelle pas, sois hardie, tu seras sauvée ! Vois mes bras qui te sont ouverts et qui t’emporteront dans la liberté et dans l’amour !

Je criais avec des râles dans le gosier. Une pesanteur formidable écrasait mes poumons. Tout à coup il me sembla que je venais d’entendre un battement de porte, suivi d’un bruit de pas nombreux, et ce fut comme si tous ces pas m’avaient marché sur la poitrine. J’eus peur, je ne savais de quoi, de quelque chose de sinistre qui allait se passer, de quelqu’un de terrible qui allait surgir, et je crus, tant les bruits redoublaient et se rapprochaient, que j’étais entouré d’une multitude invisible, menaçante. Je voulus échapper à cette épouvante, me lever, m’éloigner. Impossible. Je me sentis incapable de vaincre ma terreur. Je souffrais de cette attente anxieuse que l’on subit sous l’approche magnétique d’un orage, quand c’est sur vous peut-être que la foudre va tomber. Et voici que j’entendis, à travers le tumulte, — très nettement, cette fois, — un pied qui pressait le sol, une robe qui traînait dans l’herbe ; et une main, une main longue, très froide — oh ! j’en sentis la glace à travers mes habits — se posa lentement sur mon épaule.

— Je t’ai obéi, Joseph ! je l’ai tuée. Me voici.

C’était sa voix ! la voix de Fiorella !

Sans oser regarder celle qui me parlait, sans rien vouloir entendre de plus, je pris une course folle à travers champs, en ligne droite, fuyant les routes et les sentiers frayés, enjambant les haies, escaladant les murs, sautant les fossés, tombant quelquefois, me relevant, grimpant des pieds et des mains, dévalant aux descentes, me meurtrissant aux ronces, aux pierres, aux arbres, comprenant que ce serait dans un complet épuisement physique que je pourrais anéantir la pensée de terreur et d’horreur !

Après bien des heures de fuite forcenée, je tombai presque mort le long d’une haie. Si je ne me relevai pas pour courir encore, c’est qu’une fatigue invincible ferma mes paupières, m’engourdit et me plongea dans un sommeil profond.

Il faisait grand jour quand je me réveillai. Deux personnages de bonne mine, inclinés vers le fossé où je m’étais endormi, me secouaient doucement, et, pendant que je frottais mes yeux encore tout sillés de sommeil, j’entendis l’un des passants dire à l’autre :

— Voilà, compère orfèvre, une heureuse rencontre, et, grâce à Joseph Balsamo, notre fortune est faite.

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