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Véritables mémoires de Cagliostro

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III
Qui traite d’une nouvelle façon d’interpréter les livres sacrés.

A quelques pas du couvent demeurait une très belle fille, nommée Rosaura ; et il me semblait que ce nom, — car j’avais appris un peu de latin, — voulait dire à la fois rose, brise, aurore.

Il y avait un peu de tout cela dans notre jolie voisine.

Elle se tenait ordinairement à sa fenêtre. Quand je sortais du couvent avec Althotas, je ne manquais jamais de la voir, et je remerciais Dieu de lui avoir fait aimer le grand air à ce point. Il va sans dire que je la regardais avec des yeux fort allumés. De son côté, elle n’était point avare de sourires ni de jolis coups d’œil, qui me brûlaient la fressure, comme on dit ; tout cela donnait beaucoup à penser à mes seize ans de novice.

Mais j’avais la timidité de l’adolescence, avec toute son effronterie, et les cent pas qui me séparaient de Rosaura me paraissaient infranchissables.

La belle fille finit par obséder à tel point mes pensées que je commis sans doute de graves erreurs dans nos mélanges pharmaceutiques ; le père Timothée, notre prieur, ayant pris médecine pour la goutte qu’il avait, faillit trépasser, non de la maladie, mais du remède ; pour me punir et me corriger de mon étourderie, on me nomma lecteur au réfectoire, avec jeûne obligé.

Encore que la pitance du couvent fût assez médiocre, ce fut un crève-cœur pour moi que de voir les frères se régaler de soupes à l’oignon et de légumes assaisonnés de sel, pendant que j’étais réduit au pain sec et à l’eau pure. Aussi m’abandonnais-je avec ardeur à mes rêves d’amour, et il me sembla plus d’une fois voir se former dans la fumée des soupes une image féminine qui était la Rosaura elle-même, habillée de cette seule vapeur.

Ma distraction donna lieu à des scandales qui firent plus de brunit qu’il n’était nécessaire.

Une fois, je lisais à notre table le chapitre de la Bible qui traite de l’arche de Noé, et qui est assurément l’un des plus intéressants de cette merveilleuse histoire…

« Et le Seigneur dit à Noé : Je veux faire alliance avec toi. Tu entreras dans l’arche avec ta femme, tes fils et les femmes de tes fils. Prends une paire de chaque espèce d’êtres vivants qui sont sur la terre ou dans le ciel ; prends avant tout la Rosaura, de Castelgirone, et fais-lui la meilleure place dans ton bateau ! C’est la plus belle des créatures que tu y feras entrer ; tu la serviras à genoux, et ses yeux t’éclaireront pendant les jours de pluie. Va la chercher : tu la trouveras à sa fenêtre, inclinée comme une fleur, avec de blanches épaules qu’on voit sortir de sa robe de soie. Tu l’envelopperas de chauds vêtements, pour qu’elle ne s’enrhume pas, car il va faire humide, et quand le beau temps reviendra, je t’enverrai mon arc-en-ciel pour lui faire une ceinture… »

On me laissa poursuivre assez longtemps, car les moines qui mangent écoutent d’une oreille fort distraite les pieuses lectures qu’on leur fait. Quelques mots principaux, perçus confusément dans une histoire qu’ils savent par cœur, leur suffisent pour en suivre le fil par l’imagination plus que par l’ouïe. Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que des murmures croissants, des rires étouffés me rappelèrent à moi ; et je fus terriblement fouetté par le père prieur lui-même, redoutable dévot qui, quelquefois, prenait par plaisir la place du frère fouetteur, et qui, au surplus, m’en voulait particulièrement à cause de mon remède.

Une autre fois, je commis une faute bien plus grave. Poussé par je ne sais quelle chaleur de sang, je montai dans la chaire de lecture avec des intentions agressives. J’avais la Rosaura dans la tête et dans les veines, et quand j’ouvris les évangiles placés devant moi, je l’aperçus en marge, gracieusement enluminée, en toilette de visite, avec un page qui portait la queue de sa robe. Le livre la nommait… je ne sais plus de quel nom. Mais que m’importait ! Je l’appelais Rosaura, moi. Feignant de lire, je la dépeignis avec enthousiasme à mes auditeurs, et, Dieu me pardonne, je leur parlai de ses bras nus dont j’avais rêvé la nuit précédente.

Rosaura cherchait son fils, un chérubin, qu’elle avait égaré quelques jours auparavant. Elle le trouva à l’église, le gronda, voulut l’emmener, et demeura stupéfaite quand l’enfant lui répondit : « Femme, pourquoi me cherchez-vous ? » Alors je m’indignai d’une telle réponse à une pareille mère ! je déclarai qu’à sa place j’aurais appliqué de bons soufflets à cet impertinent. Rumeur. On m’enjoint de descendre. Je refuse ; j’affirme avoir lu le texte ; je compromets la Vierge et la Rosaura dans une telle histoire qu’on ne peut les distinguer l’une de l’autre ; on me tire violemment par ma robe ; je lance un coup de pied dans la figure de l’agresseur qui n’est autre que le père Timothée ; cris, tumulte ; je suis renversé, garrotté, houspillé et plongé dans un cachot où l’on m’abandonne à mes pensées.

Jamais je n’avais été soumis à pareille épreuve. Après quelques heures de rage impuissante, je m’endormis. Quand je me réveillai dans une atmosphère lourde, épaisse et froide, dans une humidité malsaine, avec une faim dévorante, je crus être à jamais enfoui dans un in-pace et condamné à mourir de privations.

On racontait dans le couvent de sinistres légendes sur des moines disparus tout à coup, dont on n’avait jamais plus entendu parler. La punition me parut hors de proportion avec ma faute. Cependant le temps s’écoulait. Je parcourus ma prison ; je n’y trouvai qu’un amas de paille pourrie, avec les débris d’une grosse cruche cassée. Les heures me parurent bien longues. Je croyais avoir passé deux ou trois jours dans ce tombeau, quand des pas traînants et une lueur rougeâtre m’apprirent qu’on venait vers moi. Je reconnus deux mauvaises figures, le frère porte-clefs et le père Timothée. Ce dernier avait sous son bras l’instrument de supplice, — un martinet orné de fort beaux nœuds, — qu’il caressait avec complaisance. Je frémis de colère, et je sentis dans mes nerfs une tension formidable ! Mon affaiblissement, mon découragement avaient fait place à une résolution énergique. Je regardai ces monstres comme s’ils étaient venus pour me tuer et m’ensevelir. Puisant dans mon désespoir une intrépidité dont je me souviens encore, je me mis en défense. Aux clignements d’yeux des survenants, je devinai qu’en sortant du grand jour ils étaient aveuglés par l’obscurité. Prompt à profiter de cet avantage, je saisis un énorme fragment de poterie, et j’en assénai un coup violent sur la tonsure du prieur ; il tomba à la renverse. Je me retournai vers le frère geôlier qui n’était point capable d’une grande résistance. Je m’emparai de son trousseau de ferrailles, et je sortis, après avoir refermé la porte sur mes ennemis vaincus.

J’avais les clefs, et je connaissais la maison. Précisément c’était l’heure où les frères étaient presque tous à l’office. Je me fis petit, je me dissimulai, j’attendis, j’évitai de rencontrer personne ; enfin j’arrivai dans la rue, étourdi de ma réussite, suffoqué par le grand air ! Rosaura était à sa fenêtre, je poussai sa porte toujours entre-bâillée, et un moment après j’étais à ses pieds.

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