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Au cœur de l'Auvergne

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CHAPITRE VIII

Les troubadours d’Auvergne ; Le Puy. — Le Velay et la littérature. — De Nostradamus à M. Joseph Anglade. — Les troubadours cantaliens. M. le duc de la Salle de Rochemaure ; les récits Carladéziens. — Pierre de Vic. La cour de l’Épervier. — Le moine de Montaudon. « Tensons entre Dieu et le moine ». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du moine-troubadour. Ce qui lui plaît. — Un troubadour contre les femmes.

I

Le Puy…

Le Puy-Sainte-Marie…

Où l’on songe à Orvieto, dressée sur son rocher de tuf isolé, dans la région volcanique de Bolsena, — à Orvieto, à Sienne, avec leurs cathédrales à façades polychromes, leurs assises de basalte noir, de calcaire blanc…

Le Puy, qui a sa légende miraculeuse, son histoire pathétique ou gracieuse, avec les heures nationales où Charles VII venait implorer la Vierge d’Anis, où Jeanne d’Arc faisait porter ses oraisons par sa mère et par ses amis[13], où le sanctuaire du Puy était en même temps le sanctuaire et le palladium de la royauté française, Le Puy, la capitale des Vellaves, dont l’évêque Aymard de Monteil, en 1096, entraînait les chevaliers à la croisade ! Le Puy, où montèrent des papes et des rois, de Charlemagne à François Ier, où siégèrent des Conciles et des Assemblées des États du Languedoc, — et qui subit la disette, la peste, les assauts violents des Huguenots ; Le Puy, où l’église Saint-Laurent montre la statue de Du Guesclin et le tombeau renfermant les entrailles du héros ! Le Puy, dont les siècles ont épargné la carrure féodale, une des villes, une des filles de France qui ont le mieux gardé leur visage du moyen âge… On a visité Orvieto, Sienne. Mais non Le Puy ! Ce n’est pas sur les itinéraires en vogue :

[13] Le Velay et la Littérature, par P. de Nolhac (feuilleton du Journal des Débats, 14 décembre 1912).

On visiterait davantage le Velay, écrit M. Pierre de Nolhac, s’il ne manquait un peu de « littérature »…

— Ce n’est pas l’Italie, c’est plus beau, proclamait George Sand, qui a situé deux de ses romans dans le Velay ; ils n’ont pas suffi à consacrer l’étonnant pays que « les gens qui l’habitent ne connaissent pas plus que les étrangers ».

Ce n’est pas l’Italie ! Ce n’est pas l’Espagne, non plus ! Pourtant, du château de Polignac, ou du rocher Corneille, quels aspects de nature frénétique et désespérée (comme n’en déroulent pas d’aussi hallucinants, aux soirs de lune romantique, les environs de la fauve Tolède et du rude Tage) ! avec ces pics solitaires, ces colonnes géantes, ces aiguilles, ces orgues basaltiques, ces buttes de scories agglutinées, témoins informes et prodigieux des heurts forcenés de la matière, debout depuis l’orée des temps comme les bornes inusables et les points de repère les plus reculés du Néant et de la Création…

Peut-être, malgré le charme champêtre des vallons où circule la jeune Loire, si le voyageur n’est pas attiré et retenu ici faut-il en accuser ces horizons comme hantés de menaçants écueils, de farouches épaves, — où, dans la pierre furieuse et immobile dressée contre le ciel, s’enferme, impénétrable, une malédiction mystérieuse de l’origine des choses.


Il fallait, pour que l’homme se passionnât à ces vertigineux parages, l’ardeur épique et religieuse des époques de guerre et de foi où l’esprit ne se lassait point d’une incessante confrontation, par l’action ou la pensée, avec la Mort ; où les châteaux, et surtout, les abbayes s’imposaient aux sites les moins accessibles aux passants, et les plus propices à la prière, parmi le silence et la solitude qui sont les enfants de chœur de l’Éternité !

Comme il est des lectures trop sévères, il est des spectacles trop forts pour les siècles raffinés où le goût s’affole du bibelot et se détourne du monument. Combien de gens connaissez-vous — en dehors des sociétés de gymnastique ! — qui acceptent de gaîté de jambe de gravir des ruelles escarpées et cailloutées, et les cent quarante marches composant à Notre-Dame-du-Puy l’avenue verticale où, dans le passé, se pressaient les pèlerins de l’univers, — qui ne faisaient que du centimètre à l’heure, sur les genoux !…


La Vellavie manque de littérature ? Pas tellement !

Certes, guides et dictionnaires ne sont point abondants sur ce thème. Ils signalent bien les incursions des Sarrazins, les rapines des Routiers contre qui s’instituait la Confrérie des Capuchons blancs, l’invasion des Anglais, la dévastation des Bourguignons. Tous les manuels du tourisme renseignent sur la Vierge Noire, en bois de cèdre.


Mais, sur les Troubadours, — silence !

Silence même chez M. de Nolhac, qui n’entend que « la prière du Puy » ; chez M. Louis de Romeuf, dans son « Éternelle Prière du Puy »[14]. Pourtant, durant deux siècles, les chants et controverses d’amour attirèrent au Puy une clientèle moins grave et douloureuse que les croyants et les souffrants en quête de guérisons merveilleuses ! Comment omettre ces joutes brillantes des « Trouveurs », qui suivaient les tournois et les jeux des chevaliers, à l’époque des magnificences et largesses de Guillaume-Robert Ier, dauphin d’Auvergne (1169-1234), dans cette cour du Puy où fondit sa fortune, rapidement.

[14] L’âme des villes (La Chaise-Dieu, Le Puy, etc.), Perrin.

Mais il la réédifia, assez vite, jusqu’à se faire reprocher sa lésine, dans un couplet de l’Évêque de Clermont, d’où, riposte du Dauphin, l’accusant d’avoir une maîtresse, dont il aurait fait assassiner le mari. Ainsi le prince des Troubadours maniait furieusement l’invective ; l’adversaire n’était pas en repos :

Le Comte veut enseigner à un évêque à donner des bénédictions. Il ferait mieux d’apprendre lui-même à jouter dans un tournoi ; car, je ne crois pas qu’il en ait jamais vu aucun…

Cependant, la Cour du Puy entendait d’autre poésie, comme nous le rappellera la biographie de Pierre de Vic, le moine de Montaudon, qui en avait été fait seigneur, et chargé de donner l’épervier.


L’histoire des troubadours d’Auvergne et du Velay ne diffère pas de celle des autres troubadours, à laquelle le lecteur devra se reporter. En effet, un volume entier ne suffirait pas à contenir les généralités maintenant acquises sur cette période si longtemps mal connue et négligée, où, pourtant, les maîtres du Gai-savoir assuraient l’hégémonie littéraire de la France méridionale sur les contrées voisines. D’ailleurs, ce Précis existe, des vies, des œuvres, de l’influence des troubadours, par M. Joseph Anglade. L’érudit professeur fournit la critique décisive qui ruine le fatras d’erreurs accumulées depuis Nostradamus et Raynouard. Il élucide la doctrine de l’Amour courtois, source de la perfection poétique et morale. Il montre le culte de la « forme » en tant de genres, admirée par Dante et Pétrarque. Du premier troubadour jusqu’à la Renaissance félibréenne M. Anglade a projeté la lumière sur les légendes et la réalité, les théories, les écoles, les hommes et les œuvres.

Il a doté nos bibliothèques d’un livre assez clair et assez simple pour qu’il fût à la portée de tout le monde. Il a réalisé le vœu de Giraut de Bornelh :

Je ferais, si j’avais assez de talent, une chansonnette assez claire pour que mon petit-fils la comprît.


Nous ne détacherons donc des « Troubadours », les Auvergnats, que pour leurs origines. Car ils n’ont pas laissé d’œuvres de terroir. Sans doute, voilà la raison de l’oubli où s’est affaissée leur mémoire dans un pays, d’habitude, fidèle au souvenir de ses enfants célèbres. Mais « l’amour courtois », de mode à travers les châteaux et les assemblées du moyen âge, ne devait guère toucher nos peuplades montagnardes, seules fixées au sol, alors que se désagrégeait la société féodale. Chanteurs, musiciens et jongleurs, avec leurs chansons, sirventes, tensons, complaintes, aubades et sérénades, pastourelles, ballades, estampies, ne pouvaient être que des amuseurs, dont les jeux n’offrent pas d’attrait pour une race peu sentimentale, sans penchant vers le féminisme. D’Auvergne, nos troubadours avaient vite fait d’émigrer jusqu’à l’étranger. Je comprends que, si légers et fugaces, on omette de les situer parmi le décor énorme et comme foudroyé du Puy, et de ses monts tout boursouflés de scories et hérissés de dykes volcaniques. Des centaines de noms se sont perdus. De ces « tournées » fastueuses, dont les « vedettes » imposaient à l’Italie, à l’Espagne, au Portugal, aux contrées germaniques, le génie lyrique provençal, il ne reste que de maigres fragments dispersés dans les bibliothèques de Paris, de Milan, de Florence, de Rome, d’Oxford, et jusqu’ici mal identifiés ! Nulle publication, nulle traduction d’ensemble ; et c’est à la philologie allemande qu’est dû le grand courant des études romanes. Comment nos esprits seraient-ils entraînés à l’évocation de ces visages incertains. Des troubadours, la foule ne sait que le mot qui les désigne, avec une nuance de raillerie…

....... .......... ...
Icil d’Alverne i sunt lis plus curteis
(Ceux d’Auvergne sont les plus courtois.)

Par une erreur fréquente, on rapporte l’éloge à l’honneur de nos troubadours, paisibles poètes. Or, il s’applique à nos guerriers : les plus courtois, c’est-à-dire les plus loyaux et les plus braves, à nos preux, défenseurs de France la douce, contre le Sarrazin, — qu’en une revue homérique nous montre la Chanson de Roland.

Cependant, nos troubadours d’Auvergne se recommandent par assez de mérites personnels pour qu’il soit inutile de détourner à leur profit des compliments qui ne leur furent pas destinés.


Les troubadours d’Auvergne ! La délimitation n’est pas commode. Tantôt ils sont mêlés à ceux du Velay. Ou bien, l’on essaie de mettre à part ceux du Cantal. Mais, en vérité, ici ou là, ils ne sont guère Auvergnats, que de naissance. Ils n’ont rien laissé sur l’Auvergne qui atteste leurs hérédités montagnardes. Ils ne chantent pas le pays. Ils ne s’expriment pas dans le parler populaire. Ils sont des troubadours, pareils à ceux d’Aquitaine, de Languedoc, de Provence, de Roussillon, de Catalogne, écrivant tous à peu près la même langue littéraire limousine provençale, qui avait gagné partie de la péninsule ibérique et de l’italique. Ils sont des troubadours, lyriques et satiriques, des adeptes exclusifs de la doctrine chevaleresque de l’amour courtois. Ils sont des troubadours, à la dévotion des nobles dames et des puissants seigneurs, des poètes de l’art le plus raffiné : leur richesse de technique est inouïe ; près d’un millier de formes de strophes attestent leur incomparable virtuosité !

Aussi, est bien vaine la classification des Troubadours Cantaliens, imaginée par M. le duc de la Salle de Rochemaure. Même, elle ne va pas sans danger, en provoquant l’illusion qu’un troubadour cantalien présente des caractéristiques régionalistes évidentes. Mais ce n’est pas tout. Sous ce titre : Les Troubadours Cantaliens, XIIe-XXe siècle, l’auteur, comme par une chaîne ininterrompue, relie tous poètes romans et patois natifs du futur, ou présent département du Cantal, de Pierre de Vic à J.-B. Brayat !

Il eût suffi d’une différence de quelques mètres dans le bornage administratif pour que tels troubadours ne fussent plus cantaliens, mais de la Haute-Loire ou du Puy-de-Dôme. C’est écrire l’histoire littéraire d’une manière bien hasardeuse. Nous avons approché Arsène Vermenouze d’assez près pour être en mesure d’affirmer qu’il ne connaissait guère les ancêtres médiévaux qu’on lui octroie si délibérément. Sans doute, on l’eût fort étonné en le saluant comme de la lignée de Pierre de Vic, Guillaume Moisset de la Moissetrie, Pierre de Rogiers, Ebles de Saignes, la dame de Casteldoze, Pierre de Cère de Cols, Faydit du Bellestat, Bernard Amouroux, Astorg d’Aurillac, Astorg de Segret, Guillaume Borzats, et d’autres, incertains : Gavaudan-le-Vieux, Hugues de Brunet, Raymond Vidal de Bezaudun ! Troubadour, le rude chantre réaliste du pays et du paysan cantalien ! C’est le patoisant qui lui a succédé comme majoral au consistoire félibréen qui commet telle hérésie ! Il est vrai que M. le duc de la Salle de Rochemaure n’avait pas publié son ouvrage, quand il s’agit de remplacer Vermenouze. Les Récits Carladéziens pouvaient mériter les suffrages méridionaux à leur auteur. Non qu’ils vaillent par des qualités d’invention et de composition. Mais ils abritent de la destruction quotidienne le dialecte de Carladez que M. le duc de la Salle possède intimement, — de l’avoir appris, tout enfant, avec les pâtres du Doux, et de le pratiquer couramment avec ses gens et les fermiers de son village. Ce n’est donc pas un divertissement d’amateur. Lui, non plus, ne s’apparente guère aux troubadours, quand il déchaîne le rire des assemblées par sa verve drue, toute farcie des savoureuses expressions du terroir.

Dans un ouvrage de deux volumes, à prétentions savantes et artistiques, curieusement imprimé et illustré, voici des reproductions de miniatures (manuscrits de la Bibliothèque Nationale), portraits des Troubadours Cantaliens. Voici des photographies de nos patoisants modernes. Voici une transcription de la musique faite sur une pièce du Moine de Montaudon. Car les récitations des troubadours sont soutenues d’un accompagnement musical : « Le couplet sans musique est un moulin sans eau », dit Carbonel, de Marseille. Enfin, tome II, voici les textes des œuvres des Troubadours, revus, corrigés, traduits et annotés par René Lavaud, agrégé de Lettres.

Dans le monument bizarre, de tous styles et de toutes époques, où M. le duc de la Salle de Rochemaure a recueilli tant de littérature douteuse, un pavillon spécial, heureusement, abrite les vrais troubadours, amenés par M. René Lavaud. Ils viennent de loin, publiés en Allemagne, pour la plupart. Désormais, les voici réunis à la halte provisoire, sans doute, où ils se reposent, en attendant la maison définitive où les installera leur introducteur, enfin seuls et chez eux. Mais, déjà, dans l’annexe de M. le duc de la Salle de Rochemaure, ils ont pu se défaire de toutes les souillures d’un voyage de sept et huit siècles. Enfin, ils sont eux-mêmes avec un état civil en règle, avec des références contrôlées, — avec une traduction exacte en regard d’un texte authentique.


Nous nous retrouvons au Puy, à la cort del Puoi Santa Maria dont Pierre Vic fo faitz seingner et de dar l’esparvier. Le dauphin d’Auvergne l’en avait fait seigneur avec la charge de décerner l’épervier… A l’origine de ces fêtes périodiques de la cour de l’Épervier « on plaçait un épervier en mue sur une lance. Or, quiconque se sentait assez puissant d’avoir et de courage venait et prenait le dit épervier sur son poing ; il convenait que celui-là fournît aux dépenses de cette année. » C’était la ruine, quand il s’agissait de tournois de chevalerie où le prix était disputé en pompeux appareil, devant de nobles et brillantes assemblées, par nombre de réputés combattants, sous le regard des dames de leurs pensées. Le Moine de Montaudon n’était guère en mesure de pourvoir à de tels frais somptuaires. Mais des luttes poétiques suivaient les joutes guerrières, et le vainqueur, aussi, recevait un épervier, — sans doute un épervier d’or. Pierre de Vic dut présider à ces concours ; des miniatures le représentent, dans les manuscrits, en « moine à cheval avec un épervier au poing ».


Pierre de Vic, de son nom de famille, dont le château dominait Vic-sur-Cère, y naquit vers 1145 ou 1150 (estime M. le duc de la Salle de Rochemaure, dans le tome I de l’ouvrage où M. René Lavaud fixe 1155, au tome II. Ainsi, de page en page, abondent les indications approximatives et contradictoires). L’enfant accomplit son noviciat à l’abbaye d’Aurillac, alors en lutte armée contre la ville ; la prière s’entrecoupait de fréquentes échauffourées ; la vocation religieuse du jeune gentilhomme ne devait guère s’affirmer au milieu de ces moines batailleurs. Il avait hâte d’être pourvu. Il reçut le prieuré de Montaudon que l’on ne sait où placer. Il ne s’y tint guère, toujours voyageant, gagnant la faveur de Philippe-Auguste, de Richard-Cœur-de-Lion, du roi d’Aragon, admis à Ventadour, en Limousin, où il pouvait s’exercer à l’école des maîtres, comme Pons de Capdeuil et Guy d’Ussel ; mollement, il encensait la vicomtesse Marie ; le compliment et les grâces n’étaient point son fort. De composer sirventes et chansons sur les événements du pays et de s’absenter des mois, voire des années, ne l’empêchait pas de faire beaucoup de bien à la maison. Il était autorisé à suivre ses goûts ambulants, à condition d’en rapporter les bénéfices à son prieuré ; il n’y manquait pas, et les présents étaient de prix, que lui valaient l’admiration et l’amitié de haute et puissante châtelaine…

Non, ce n’est pas par les hommages aux dames, par le savoir « de galanterie » (sabor de drudaria), par le maniérisme voluptueux et sentimental que se distingua le moine de Montaudon. Comme le froc qu’il ne quitta jamais, il garda le caractère le plus auvergnat, rude et réaliste ; il n’est pas le plus courtois, mais le plus bourru des troubadours.

Sans doute, dans les « Tensons entre Dieu et le Moine », où, accueillant la plainte des Images Saintes, Dieu veut interdire le fard aux dames, le Troubadour prend leur défense ; il ne semble pas qu’il tienne à gagner sa cause. Le choix même de son si puissant contradicteur le prouve assez :

— Moine, dit Dieu, vous excusez[15]
Une grande faute et une grande imposture,
A savoir que ma créature
Se pare sans ma volonté.
Donc elles seraient chose égale à moi, celles
Que je fais vieillir tous les jours,
Si, à force de se peindre et de se fourbir,
Elles pouvaient redevenir plus jeunes !
Seigneur, vous parlez trop fièrement
Parce que vous vous sentez au faîte de la grandeur,
Et malgré cela l’usage du fard
Ne cessera pas sans une convention :
C’est que vous fassiez durer leur beauté,
Aux dames jusqu’à la mort,
Ou que vous fassiez périr le fard,
Qu’on n’en puisse plus trouver au monde.

[15] Nous ne donnerons des pièces citées que le début du texte original.

— Monges, dis Dieus, gran faillimen
Razonatz e gran falzura
Que la mia creatura
Se genssa ses mon maudamen.
Doncs serion cellas mien par
Qu’ieu fatz totz jorns enveillezir,
Si per peigner ni per forbir
Podion plus joves tornar !
Etc.

Cependant, on arrête une transaction, comme il s’en pratique au marché, ou par devant le juge rural. Dieu est de bonne composition :

— Dieu dit aux Images : Si cela vous semble bon
Au-dessus de vingt-cinq ans je leur permets.
Concédez cela
Qu’elles en aient vingt pour se peindre,
Si vous en tombez d’accord.

Les Images ne veulent concéder que dix ans. Il faut recourir à l’arbitrage :

Alors vinrent Saint Pierre et Saint Laurent,
Et ils ont fait de bons accords
Et les ont garantis ;
Et des deux côtés avec des serments
Ils les ont jurés.
Et ils ont retiré cinq ans des vingt
Et avec les dix ils les ont additionnés
Et réunis :
C’est ainsi que leur débat s’est arrêté
Et achevé.

Pauvres images, qui se plaignaient de la hausse des prix du fard, alors que les Dames n’en usaient que de vingt-cinq, trente à quarante, cinquante ans ! Mais déjà beaucoup ne respectaient pas le serment et trahissaient le pacte. Tant de blanc et de vermillon elles se mettent sur la figure qu’il ne reste pas une parcelle de leur peau reconnaissable !

Devant Dieu et devant les Dames, le moine de Montaudon parle le langage le plus crûment réaliste ; par là, il décèle une marque auvergnate ; par là, quelques troubadours de souche montagnarde mêlent la rudesse natale à la mièvrerie et aux grâces alambiquées de la poésie courtoise. M. le duc de la Salle de Rochemaure se hâte de pallier cette caractéristique savoureuse. Le moine de Montaudon est « trop gaulois, trop rabelaisien ». Hardi ! la gomme à effacer…

Le Latin dans les mots brave l’honnêteté,
Mais le lecteur François veut être respecté.

Ainsi, nombre de vers seront traduits en latin. A ceux qui ne savent pas le latin cela fera supposer de l’obscénité où il n’y a que de la vigueur, de la franchise, de la santé d’expression. Par ces réserves gênées, M. le duc de la Salle de Rochemaure n’est pas éloigné de faire un satyre — du poète satirique bien auvergnat. Gardons notre poète tel qu’il est ; il nous intéresse davantage ainsi. Nous l’avons vu au ciel plaidant de manière bien terre-à-terre. Il ne se départ que rarement de sa sincérité première. Il y a comme un prélude de Villon dans ses plaintes sur les maigres soupers et les mauvais gîtes, quand il est sevré de la chère fastueuse de la cour du Puy, ou de la Catalogne… C’est saint Julien qui se plaint à Dieu de l’hospitalité mal observée. Mais le Moine se trouvant là, par hasard, la réclamation lui plut fort. On peut croire que son témoignage est pour bonne part dans l’hommage rendu à l’Auvergne :

En Auvergne, sans réception préalable[16]
Vous pouvez loger, et venir
Sans invitation ;
Car ils ne savent pas le dire très gracieusement,
Mais cela lui plaît bien.

[16]

En Alvergne ses accoillir
Podetz albergar e venir…
Etc…

Pour nous dire ses « Ennuis », point n’est besoin d’intermédiaire au moine attristé de la dureté des temps. Sa plainte s’exhale sans vains ornements, avec un accent tout humain, et peu désintéressé :

Un chevalier pauvre et orgueilleux[17]
Qui ne peut faire ni festins ni dons
M’ennuie, ainsi qu’un riche ignorant
Qui croit être intelligent
Et ne sait dans un objet ce qui va dessus ou dessous.
Il m’ennuie aussi celui qui se croit bon,
Lorsqu’il dit peu de bien et en fait encore moins.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Certes, il m’ennuie, par les Saints de Cologne,
L’ami qui me fait défaut en un grand besoin,
Et le traître qui n’a point de honte,
Et celui qui se couche auprès de moi avec une forte gale.
Ce qui m’ennuie fort — aussi vrai Dieu m’aide ! —
C’est quand le pain me manque sur la nappe,
Et que quelqu’un me le taille petit à petit,
Car sans cesse il me semble qu’il va me manquer ;
Une longue modération m’ennuie,
Et de la viande quand elle est mal cuite et dure,
Et un prêtre qui ment et se parjure,
Et une vieille catin qui dure trop.
Et il m’ennuie, par la vie éternelle,
De manger sans feu, quand il fait très froid
Et d’être couché auprès d’une vieille lampe fumeuse
Quand elle sent mauvais dans la taverne.

[17]

Cavaliers paubres erguillos
Que no pot far condugz ni dos,
Etc…

Le moine de Montaudon craint-il de ne pas se faire comprendre ? Après ce qui l’ennuie, il énumère ce qui lui plaît :

Fort me plaît amusement et gaîté[18]
Festin et cadeau et prouesse,
Et dame aimable et courtoise
Et pour répondre bien apprise ;
Et me plaît la bonté chez l’homme puissant,
Et envers son ennemi la rigueur
Et bien me plaît là-bas[19], en été,
Quand je me repose au bord d’une fontaine ou d’un ruisseau,
Et que les prés sont verts et que la fleur revit,
Et que les oiselets chantent piou,
Et que mon amie vient en cachette
Et que je lui fais un baiser en hâte.

[18]

Molt mi platz deportz e gaieza,
Condugz e donars e proeza…
Etc…

[19] En Auvergne.

Ainsi, parfois, le brillant troubadour ne serait plus qu’un moine mendiant, à qui la route est pénible. Peut-être ses récriminations sont-elles exagérées et Pierre de Vic ne connut-il pas un sort aussi dépenaillé ? Pourtant, ses doléances pitoyables n’autorisent guère à présenter le poète comme « taquinant la muse anacréontique » avec des rêveries poétiques, des facultés imaginatives, le joyeux drille… dont il est permis d’affirmer qu’il ne fut pas un fanfaron de vices comme porterait à le faire croire le ton licencieux de certaines de ses productions[20] !

[20] Les Troubadours Cantaliens (duc de la Salle de Rochemaure).

En vérité, les compositions d’amour du moine de Montaudon sont des moins éclatantes :

Ses chansons manquent de naturel et conviction. Il avait trop de bon sens pour répéter ce que disaient les poètes d’amour de son époque. Il paya son tribut à l’amour, à la beauté, suivant l’usage des cours ; mais ses armes préférées, qu’il manie de main de maître, sont la raillerie et la plaisanterie, et ses traits sont dirigés contre le plus sacré des sentiments chevaleresques : contre les femmes[21].

[21] Philippson.

Son originalité fut, et demeure, d’avoir, parmi la poésie apprêtée de son époque, fait entendre une voix de montagnard pratique, à qui le luxe, la grandeur et les apparences n’en imposaient pas. Par la Provence, la Catalogne, l’Espagne, il représente l’Auvergne. L’empreinte de Vic et d’Aurillac avait été définitive. A travers les tournois, les fêtes, la robe sobre du Moine de Montaudon tranche sur la soie, le velours, les brocarts, l’or, les bijoux et les armes des cours magnifiques… Oh ! un Moine chanteur, et buveur, plus que prêcheur. Dans le Moine de Montaudon persistait indéfectiblement Pierre de Vic, pareil à ces blocs erratiques de la vallée que ne touche point le sourire de la saison, qui ne se laissent pas gagner par les grâces de la prairie, des fleurs, des arbres, autour de leurs corps immuablement frustes et sombres…

Le Moine de Montaudon resta de Vic, même alors qu’il adressait ses chansons à Marie de Ventadour : il n’y apportait point la souplesse précieuse, ni le charme compliqué de la casuistique amoureuse du siècle.

Quand il fut las de la vie nomade, il sollicita sa retraite monastique, et obtint le prieuré de Villefranche, en Espagne. Il y mourut, non sans l’avoir enrichi et amélioré. L’ancien prieur de Montaudon, qui faisait du bien à la maison, tout en composant et chantant, n’avait point perdu son adresse ni sa ténacité ; l’émigrant aux royaumes de l’amour chevaleresque et courtois avait conservé les traits saillants de la race.

II

Pierre d’Auvergne aurait dû être cité avant Pierre de Vic ; mais, au Puy, il était impossible de ne pas rencontrer le Moine de Montaudon, l’épervier au poing.

« Peire d’Alvernhe », savant, lettré, avenant de sa personne, était fils d’un bourgeois de Clermont-Ferrand. Très honoré et fêté par les vaillants barons et les nobles dames, il ne doutait point de son mérite : « Jamais avant moi ne furent écrits de vers parfaits. » (Du temps de Pierre d’Auvergne, toutes les sortes de poésies étaient comprises sous ce nom générique. Chanson ne vient que plus tard, pour désigner les pièces galantes qu’on chantait.) Sa célébrité se répandait, en ses voyages et séjours, à la Cour de Sanche III de Castille, à la Cour d’Ermengarde, comtesse de Narbonne, à celle de Raimond V de Toulouse. Selon Nostradamus, — dont l’autorité est faible, — il était si bien accueilli de toutes les dames qu’après leur avoir récité ses pièces il s’en récompensait en embrassant celle qui lui plaisait davantage ; et, presque toujours, la belle Clarette de Baux avait la préférence… Cependant, au bout de tant de succès terrestres, il songea au salut de son âme, rentra au pays, et, dans l’état monastique, fit longue pénitence, avant de mourir, très âgé.

Celui-ci fut un troubadour — expert en gracieuses trouvailles ; ainsi, quand il fait du rossignol son messager d’amour[22] :

[22] J. Anglade, les Troubadours.

Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes sentiments et qu’elle te dise sincèrement les siens ; qu’elle me les fasse connaître ici…, et que d’aucune manière elle ne te garde auprès d’elle…

L’oiseau gracieux s’en va aussitôt, droit vers le pays où elle règne ; il part de bon cœur et sans crainte jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée.

Quand l’oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se mit à chanter doucement, comme il fait d’ordinaire vers le soir. Puis il se tait et cherche ingénieusement comment il pourra lui faire entendre, sans la surprendre, des paroles qu’elle daigne ouïr :

Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre pouvoir pour chanter selon votre plaisir…

Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui ait pour vous tant d’amour, je partirai et volerai avec joie où que j’aille ; mais non, car je n’ai pas dit encore mon plaidoyer.

Et voici ce que je veux plaider : qui met son espoir en amour ne devrait guère tarder, tant d’amour a des loisirs ; car bientôt les cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme la fleur change de couleur sur la branche…

L’oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l’ai envoyé ; et il m’a fait tenir un message, suivant la promesse qu’il m’a faite : « Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît ; or, écoutez — pour le lui dire — ce que j’ai au cœur.

« J’ai bien sujet d’être triste, car mon ami est loin de moi… la séparation fut trop rapide, et, si j’avais su, je lui aurais témoigné plus de bonté, c’est ce remords qui m’attriste.

« Je l’aime de si bon cœur qu’aussitôt que je pense à lui me viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs ; et la joie dont je jouis secrètement aucune créature ne la connaît…

« Même avant de le voir il m’a toujours plu ; je ne voudrais pas en avoir conquis qui fût de plus haute naissance…

« Le bon amour est semblable à l’or, quand il est épuré ; il s’affine de bonté pour celui qui le sert, avec bonté, et croyez que l’amitié chaque jour s’améliore…

« Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure et vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui obéis. » Et l’oiseau est revenu très vite, bien renseigné et parlant volontiers de son heureuse aventure[23].

[23]

Rossinhol en son repaire
M’iras ma donna nezer
E dignas lil men affaire…

Chrestomathie Provençale, Karl Bartsch, Elberfeld, 1875.

Mais, Pierre d’Auvergne peut chanter que « l’homme sans amour ne vaut pas mieux que l’été sans grain », on n’est pas toujours assuré de sa sincérité amoureuse. Par contre, les poètes contemporains n’ont point à douter de ses sentiments caustiques qu’il expose dans un sirvente, plus tard repris et continué par le moine de Montaudon :

Je chanterai de ces troubadours qui chantent de plusieurs façons. Les plus mauvais croient faire des prodiges ; mais je leur conseille d’aller chanter ailleurs ; car il y en a une centaine qui n’entendent pas la force des mots, et qui ne sont faits que pour garder les moutons.

Chacun recevait son couplet, d’une virulence qui ne serait pas reniée de nos polémiques d’actualité.

De ces vers, courtois ou satiriques, Pierre d’Auvergne devait se repentir :

Amour, vous auriez bien sujet de vous plaindre, si un autre que le juge juste m’éloignait de vous, car c’est à vous que je dois les honneurs de la gloire. Mais ceci ne peut durer, Amour courtois ; je cesse d’être votre ami, je suis trop heureux d’aller où le Saint-Esprit me guide ; c’est lui qui me mène ; ne vous fâchez pas, si je ne reviens pas vers vous.

La poésie des troubadours, à ses origines, et longtemps après, est toute profane, malgré tant d’adeptes ecclésiastiques : on l’a vu par le moine de Montaudon. Pierre d’Auvergne aura été un des premiers à tourner sa pensée vers des fins religieuses :

Il faudra mourir et passer par le chemin où sont passés nos pères… nous mourrons tous ; les richesses ne nous sauveront pas… Contre la mort ne peuvent se défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis.

Ce sont là, conclut J. Anglade, des thèmes lyriques par excellence ; d’autres poètes, même parmi les troubadours, les ont développés avec plus de bonheur, mais Pierre d’Auvergne est un des premiers à les traiter ; cette priorité, d’abord, et, ensuite, une certaine originalité dans l’expression des sentiments, que la poésie des troubadours ne connaissait guère encore, justifie l’attention que l’on doit donner dans l’histoire de la littérature provençale à ces poésies religieuses[24].

[24] « Les chants de croisade » renferment bien une partie religieuse, mais factice, accessoire ; ils sont historiques, satiriques, plus que religieux.


C’est un autre Auvergnat, un vellave, Peire Cardenal, qui fera entendre, dans ce genre, la voix la plus hardie, d’une éloquence vengeresse, toute chargée de foi et de colère, toute tonnante d’imprécations orageuses.

Peire Cardenal naquit au Puy, de souche noble. Au chapitre de la cathédrale il apprit ses lettres, et sut bien réciter et bien chanter. La cléricature ne l’attira pas : « Il s’éprit de la joie de ce monde, car il se sentait gai, beau et jeune », tout ce qu’il fallait pour réussir auprès des dames, par les cours où il se présentait avec son jongleur qui interprétait ses compositions. Or, ce n’est point par de frivoles chansons que s’illustra Peire Cardenal. Tout de suite éclate à son esprit le néant des vanités du monde. Encore, le Moine de Montaudon, Pierre d’Auvergne, avait, si peu que ce fût, sacrifié au goût du temps. Pour l’amour Peire Cardenal n’a que de virulentes critiques :

Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. L’une a un amant, parce qu’elle est de grande naissance, et l’autre, parce que la pauvreté la tue ; l’autre a un vieillard et dit qu’elle est jeune fille, l’autre est vieille et a pour amant un jeune homme ; l’une se livre à l’amour parce qu’elle n’a pas de manteau d’étoffe brune ; l’autre en a deux et s’y livre autant.

N’est-ce point là du meilleur réalisme auvergnat, d’un moraliste du théâtre ou de la chaire plus que d’un poète lyrique ? Avec quelle ironie passionnée il raille l’amour et la phraséologie amoureuse :

Maintenant, je puis me louer d’Amour, car il ne m’enlève ni le manger ni le dormir, je ne sens ni la froidure ni la chaleur ; il ne me fait pas soupirer ni errer la nuit à l’aventure ; je ne me déclare pas conquis ni vaincu ; il ne me rend pas triste et affligé ; je ne suis trahi ni trompé, je suis parti avec mes dés.

J’ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas, et je ne fais pas trahir — je ne crains ni traîtresse, ni traître, ni féroce jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les longues attentes, je ne prétends pas être vaincu par amour.

Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus belle me fait languir, je ne la prie ni ne l’adore, je ne la demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, je ne lui suis point soumis, elle n’a pas mon cœur en gage, je ne suis pas son prisonnier.

Tout de même, un jour, il exprime quelque regret de sa solitude :

Je voudrais essayer une fois de voir comment je pourrais chanter mon amie, si j’en avais une. Je serais l’amant le plus parfait qui soit jamais né. J’ai aimé une fois et je sais comment vont les choses d’amour et comment j’aimerais encore[25].

[25] Peire Cardenal n’est pas le seul troubadour misogyne. Il y a Marcobrun, de Gascogne, qui déclare : « Je n’aimai jamais et ne fus jamais aimé. » De l’amour il parle ainsi : « Famine, épidémie ni guerre ne font tant de mal sur cette terre comme l’amour ; quand il nous verra dans la bière, son œil ne se mouillera pas… Amour pique plus doucement qu’une mouche, mais la guérison est bien plus difficile… »

Nous n’en apprendrons pas davantage. D’ailleurs, il s’égarait sans doute sur ses mérites latents d’amant et de chanteur. D’autres vertus et d’autres qualités, plus puissantes, ont été les siennes. Au service d’une superbe élévation de pensée et de convictions ardentes, il a mis les dons les plus solides du satiriste, l’originalité du tour et de l’expression, le courage de l’attaque, une combativité forcenée ; et ses mœurs, son caractère commandaient l’estime. Tout de même, on n’est pas peu surpris de la liberté dont il en usait avec toutes les puissances, sans aucune précaution de langage : ce fut un maître de l’invective farouche, ne faisant grâce à personne. D’autre part, en cette implacable période albigeoise, il ne fut rien moins que tendre aux croisés et au Clergé. C’était un de ces croyants redoutables, qui fourbissent les meilleures armes des hérétiques. Cependant, il n’apparaît pas qu’il ait été jamais inquiété. Le notaire qui fournit les seuls renseignements insérés dans la bibliographie provençale, Maître Michel de la Tour, nous fait savoir que Pierre Cardenal avait bien environ cent ans quand il mourut. C’est-à-dire à la fin du XIIIe siècle. Long espace d’humanité, aux mœurs peu resplendissantes, s’il faut écouter les sirventes impitoyables du troubadour, dont la vie et l’œuvre ne répondent guère aux images habituelles que l’on se fait du poète médiéval, honoré par les rois et les barons.

Des hommes en général, Peire Cardenal ne parle qu’avec un pessimisme définitif :

Il existait une cité, je ne sais où ; il y tomba une pluie de telle nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent fous : tous, à l’exception d’un seul ; il se trouvait dans sa maison, et dormait quand la pluie tombait. Quand la pluie eut cessé il se leva et vint parmi le public, il vit faire toutes sortes de folies ; l’un lançait des pierres, l’autre des bâtons, l’autre déchirait son manteau ; celui-ci frappe son voisin ; celui-là pense être roi, l’autre saute à travers les boues. Celui qui avait son bon sens fut fort étonné de ce spectacle, mais les autres manifestaient encore plus d’étonnement ; ils pensent qu’il a perdu son bon sens car ils ne le voient pas faire ce qu’ils font, il leur semble que ce sont eux qui sont sages et sensés et que c’est lui le fou.

Bref, ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il s’enfuit à demi-mort. C’est bien l’image du monde, dit Peire Cardenal ; les hommes sont les fous, mais ils regardent comme un fou celui qui ne leur ressemble pas, parce qu’il a le sens de Dieu, et non celui du monde[26].

[26] Joseph Anglade, les Troubadours.

Entre tous, les gens d’église, voilà l’ennemi. Le clergé est sa bête noire ! Il lui reproche tous les vices, tous les calculs, toutes les turpitudes :

Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais ce sont des criminels ; quand je les vois habiller, il me souvient d’Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l’enclos des brebis ; mais, par peur des chiens, il se vêtit d’une peau de mouton, puis mangea tous ceux qu’il voulut…

Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent d’ordinaire le monde ; maintenant, ce sont les clercs qui ont le pouvoir, ils l’ont gagné en volant ou en trahissant, par l’hypocrisie, les sermons ou la force… Je parle des faux-prêtres qui ont toujours été les plus grands ennemis de Dieu.

Il s’emporte contre l’opinion, accréditée par le pape et les cardinaux, que l’aumône rachète tous les péchés :

Les riches auraient donc plus de facilité pour le salut que les pauvres.

Il faudra venir jusqu’à Pascal pour retrouver cette verve drue, précise et brûlante, auvergnate :

Indulgence, pardons, Dieu et le diable, ils mettent tout en usage. A ceux-là ils accordent le paradis par leurs pardons ; ils envoient ceux-ci en enfer par leurs excommunications. Ils portent des coups qu’on ne peut parer ; et nul ne sait si bien forger des tromperies qu’ils ne le trompent encore mieux.

Voyez les jacobins, sur lesquels s’acharna Peire Cardenal :

Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en été, épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelle à la française, et quand il fait grand froid en bon cuir de Marseille, bien cousu, ils vont prêchant et disant qu’au service de Dieu ils mettent leur cœur et leur avoir… Si j’étais mari, je me garderais de laisser approcher de ma femme ces gens-là : car ces moines ont des robes de même ampleur que celles des femmes : rien ne s’allume si aisément que la graisse avec le feu…

Certaines pièces sont d’une véhémence biblique, qui semble monter de l’Ecclésiaste :

Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante que les clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est la richesse ; aussitôt, ils deviennent l’ami du riche, et si la maladie l’accable, ils se font faire des donations. Mais savez-vous que devient la richesse mal acquise ? il viendra un fort voleur qui ne leur laissera rien ; c’est la mort qui les abat, et, avec quatre aunes de drap, les envoie dans une demeure où les maux ne leur manqueront pas.

Évidemment, Peire Cardenal ne s’attaquait, il le répétait sans cesse, qu’aux mauvais prêtres « larges en convoitises mais chiches de bonté »… Cependant, soit d’élan, soit à la réflexion, il croit utile de préciser sa croyance en Dieu — et à Rome. En effet, plus d’une fois, Peire Cardenal fulmine en marge du dogme et tient à Dieu des discours d’une énergie bien profane :

Je veux commencer un nouveau sirvente que je réciterai au jour du jugement à celui qui me créa et me forma du néant ; s’il veut m’accuser de quelque faute et me mettre parmi les damnés, je lui dirai : Seigneur, pitié, arrêtez ; j’ai combattu toute ma vie les méchants ; gardez-moi, s’il vous plaît, des tourments de l’enfer.

Je ferai émerveiller toute sa Cour quand on entendra mon plaidoyer ; car, je dis que Dieu est injuste avec les siens, s’il pense les détruire et les mettre en enfer ; car il est juste que celui qui perd ce qu’il pourrait gagner au lieu d’abondance gagne la disette : Dieu doit être doux et libéral pour retenir à la mort des âmes de ses créatures.

Sa porte ne devrait pas se fermer, pourvu que toute âme qui voudrait y entrer y passât joyeusement ; car jamais cour ne sera parfaite si une partie pleure pendant que l’autre rit ; et quoique Dieu soit souverain et tout-puissant, s’il n’ouvre pas sa porte, on lui en demandera raison…


Il devrait bien anéantir les diables ; il en aurait plus d’âmes et plus souvent ; cette exécution plairait à tout le monde et il pourrait s’en absoudre lui-même.

Beau Seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous ; au contraire, j’ai en vous le ferme espoir que vous m’assisterez à l’heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon corps et mon âme. Et je vous ferai une belle proposition : renvoyez-moi où j’étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi tous mes péchés ; car je ne les aurais pas commis si je n’avais pas existé.

Peire Cardenal fut vraiment un trouveur de poésie religieuse, — qui se développera ; encore il introduisit cette nouveauté d’écrire en l’honneur de la Vierge ; ce qui deviendra fréquent après lui, mais n’existait pas avant :

Si, ayant souffert en ce monde, j’allais brûler en enfer, ce serait tort et péché ; car, je puis vous reprocher que pour un bien vous m’avez donné mille maux. Par pitié, je vous prie, dame Sainte Marie, qu’auprès de votre fils vous nous serviez de guide !

Par cette intercession, Peire Cardenal achevait le précédent sirvente. Il a laissé des invocations à la Vierge d’une suavité qui contraste avec ses satires. Nous en resterons à celles-ci qui émanent plus sûrement du montagnard vellave.

Il nous faut dire que les gens d’église ne lui faisaient pas oublier rois et seigneurs :

Vous les perceriez (les méchants barons) en deux ou trois endroits pour en faire sortir la vérité, qu’il n’en sortirait que des mensonges, qui se déborderaient comme un torrent… Lorsqu’un grand se met en route, il a comme compagnon — devant, à côté, derrière lui — le crime ; la convoitise est du cortège ; le Tort porte la bannière et l’Orgueil le guidon…

Les gens de justice ne sont point épargnés non plus. Mais nous revenons à la terrible opinion que Peire Cardenal avait de tout son siècle :

Depuis le levant jusqu’au couchant, je fais cette proposition à tout le monde : je promets un besan à tout homme loyal pourvu que chaque homme déloyal me donne un clou ; un marc d’or au courtois si le discourtois me donne un denier ; un monceau d’or à chaque homme vrai, si chaque menteur veut me donner seulement un œuf. J’écrirais sur un parchemin, large comme la moitié du pouce de mon gant, toutes les vertus qui sont dans la plupart des hommes ; d’un petit gâteau, je nourrirais tout ce qu’il y a d’honnêtes gens, mais si je voulais donner à manger aux méchants, j’irais sans regarder criant partout : Messieurs, venez manger chez moi…

Tel est le thème de furieuse misanthropie où il excelle. Ces diverses citations montrent assez l’originalité, la vigueur du tempérament littéraire, la franchise et le courage du Peire Cardenal, troubadour sans amour.

III

Pierre de Rogiers, de naissance auvergnate (vers 1160-1180, dans le Carladès), n’apporte guère d’autre contribution à notre point de vue que sa biographie, d’ailleurs semblable par beaucoup d’endroits à celles du Moine de Montaudon, de Pierre d’Auvergne, de Peire Cardenal : il était d’Auvergne, gentilhomme, beau, avenant ; chanoine de Clermont, il manquait de zèle pour la piété et la retraite ; comme il chantait et composait agréablement, il se fit troubadour et même jongleur. Ainsi plus d’un de ceux que leur famille destinait à l’état ecclésiastique succombaient à la tentation de la vie nomade, brillante et courtoise. Mais où d’autres, de leur première affectation, gardaient l’empreinte de moralistes, prenaient tournure de prédicateurs, Pierre de Rogiers n’apporta que son ardeur profane, nullement encombrée des vestiges de sa foi, reléguée pour longtemps avec le camail et l’aumusse.

Pierre d’Auvergne le lui reprochait vivement dans le sirvente où il s’irrite « d’entendre se mêler de chanter cent poètes pastoureaux dont nul ne sait quelle note monte ou descend » :

En ceci Pierre Rogiers mérite mal — (et pour cela il en sera accusé le premier) — qu’il chante d’amour publiquement ; — et il lui vaudrait mieux porter — un psautier dans l’église ou un chandelier — avec une grande chandelle ardente[27].

[27]

D’aisso mer mal Peire Rogier
Per quel n’er encolpatz premier…

En effet, les amours de Pierre de Rogiers ne furent rien moins que discrètes. Il se rend à la cour fastueuse de la vicomtesse de Narbonne, dont les exploits guerriers, l’intelligence politique, le jeune veuvage font une rare souveraine, royalement entourée et adulée. Pierre de Rogiers soupire, se déclare, est écouté, jusqu’où ? longtemps il est en faveur, tant que la réputation d’Ermengarde n’est pas trop déchirée par la jalousie des courtisans. Pour ce motif, ou d’autres, vient la disgrâce, et, dolent, meurtri, inconsolable, le troubadour doit quitter la Cour de Tort n’avetz, — comme il désignait la noble protectrice, dont l’opinion voulait qu’il eût eu toutes joies d’amour.

Désormais, Pierre de Rogiers traîne sa désolation chez Raimbaud, comte d’Orange, jusqu’à la mort de ce grand seigneur, troubadour aussi. Puis, il gagne l’Espagne ; après des séjours en Castille et en Aragon, il revient en France où il fut traité avec honneur par le comte Raymond de Toulouse. Pierre de Rogiers se retirera du monde. Il enfermera son désespoir inapaisé dans l’austérité sévère du monastère de Grammont.

Enfin, dans une chanson publiée par M. René Lavaud, qui a réalisé la première interprétation française de Pierre de Rogiers, le troubadour dont on chercherait vainement une autre marque originelle, et chez qui manque toute caractéristique du terroir, a laissé un vers de regret tardif, à l’adresse du pays :

Je ne puis m’empêcher de me lamenter
De ce que notre compagnie se rompt ;
Moi je m’en vais en terre étrangère :
Certes, j’aime mieux froidure et montagne
Que je ne fais figue et châtaigne
Et plaine et chaleur[28].

[28]

Non puesc mudar que nom plagna
Quar se part nostra compagna…
Etc…

Du moins voulons-nous croire qu’aux vallées ou aux plaines chaudes et fertiles en fleurs et en fruits ce sont les froidures de la montagne d’Auvergne que préfère l’émigrant obligé de partir :

Là-bas s’en va mon corps marri,
Par ici demeure mon âme…[29].

[29]

Lai s’en vai mos cors marritz
Et co remou l’esperiz…

Il y avait donc, en Auvergne, une « douce amie » qui pouvait faire oublier Ermengarde ?

IV

Si, de Pierre de Rogiers, l’on peut répéter une ligne qui, peut-être, fait allusion à la montagne natale, d’autres troubadours, auvergnats ou vellaves, n’ont à être évoqués ici que pour le hasard de leur naissance : Pierre et Astorg de Manzat, Hugues de Peirols (à Rochefort-Montagne), Bertrand II, Sire de la Tour, Michel de la Tour, Pons de Chapteuil, Garin-le-Brun, Gasmar, Guillaume de Saint-Didier, Gausseran de Saint-Didier, Guillaume Moissat de la Moissetrie, Pierre de Cère de Cols, Faydit du Bellestat, Bernard Amouroux (de Saint-Flour), Astorg d’Aurillac, baron de Conros, Astor de Segret.

Cependant, notons quelque trait de rudesse auvergnate chez Ebles de Saignes ; c’était le troubadour économe, qui mettait la peine d’argent au-dessus des chagrins de cœur : On ne souffre d’amour que si l’on veut. Lequel est le plus malheureux, du débiteur ou de l’amant sans espoir ? dialoguent Ebles et Guillaume Gasmar dans le tenson qui nous a conservé cette pâle dispute ; et le comtour de Saignes de se lamenter :

Guillaume Gasmar, jamais par amour[30],
Homme ne supporta pis, en sa jeunesse,
Que je n’ai fait moi-même en action et en pensée,
Et nul ne doit à présent davantage de son bien :
Aussi je sais, comme on sait par l’épreuve,
Qu’aucun mal ne se laisse
Comparer à la douleur d’amour ;
Toutefois il n’est pas d’homme dans le monde entier qui souffre pire mal
Que celui à qui chacun dit : « Paye-moi, paye ! »

[30]

Guillaume Guaysmar, anc per amor
No trays piegz hom, de son joven,
Etc…

Ebles de Saignes ne fut pas épargné de Pierre d’Auvergne qui le mentionnait dans sa galerie des mauvais troubadours :

Et maître Ebles de Saigne le dixième à qui jamais n’échut bien d’amour, — quoiqu’il chante comme on bataille ; — un petit vilain chicaneur bouffi, — qui, dit-on, pour deux deniers du Puy — là-bas se loue et ici se vend[31].

[31]

E’nn de Sagna I dezez,
A cuy anc d’amor non cenec bes,
Etc…

Mais, alors comme aujourd’hui, l’éreintement, souvent, prouvait que la victime n’était pas si négligeable… L’effet des abatages de Pierre d’Auvergne fut d’assurer la mémoire des troubadours qu’il massacrait et dont la plupart n’ont laissé que leur nom sauvé par l’invective.

Décidément, les dames ne sont pas prisées des troubadours auvergnats, comme c’est la règle courtoise. Ebles de Saignes redoutait l’assaut des créanciers plus que les vicissitudes de la passion. Le tenson de Cavaire et de Bonnafos est plus significatif encore, de l’infirme et laid plébéien et de l’élégant seigneur qui préfère à une dame sa vengeance contre les bourgeois d’Aurillac. Sur les origines de Cavaire et de Bonafos on n’est pas exactement fixé (vers 1225-1250) ; mais, sans doute, ils habitèrent Aurillac, où ils situent leur haineux différend. Cavaire voyagea en Vénétie ; il fut à la Cour du marquis d’Este, où il se rencontra encore un concurrent, Folco, pour lui demander s’il avait perdu le pied, mutilé par châtiment, pour sacrilège, à la suite de l’effraction d’une sacristie. Cavaire ripostait en accusant Folco de n’être qu’un bas comparse, vêtu et employé par un jongleur. Mais reproduisons le tenson de Cavaire et de Bonafos, à titre documentaire de polémique locale ; les troubadours non plus ne craignaient de se ruer aux querelles de personnalités :

I. CAVAIRE[32]
Bonafos, je vous invite
Et vous fais une proposition double :
C’est de posséder une dame au corps achevé,
Belle et bonne et aimable,
Ou bien de tenir à votre entière discrétion
Dix bourgeois, de ceux qui habitent
A Aurillac pour votre malheur.
Présentement il paraîtra, sire Bonafos,
Si vous êtes plus méchant qu’amoureux.
II. BONAFOS
Cavaire, j’ai vite choisi
Et je vous répondrai tout court :
J’aime mieux, étant honni
Les tenir, eux, ainsi immédiatement
Que non pas la belle en qui j’ai ma pensée ;
Et je vous dis, quoi qu’il doive en résulter :
Si j’en tiens dix à ma discrétion
Je leur arracherai les yeux et autres organes
Et par le pied ils vous ressembleront.
III. CAVAIRE
Maître chevaucheur de roussins, vil,
Cupide, pauvre et mal embouché,
Vous avez laissé de côté ce qui a du prix,
Et la dame gracieuse,
Pour dire des grossièretés
Sur le peuple honoré et respectable
D’Aurillac qui vous aime tant
Que, s’il en avait le pouvoir,
Vous auriez nom Malafos ! (Maudit soit-il) !
IV. BONAFOS
Bénit soit celui qui vous frappa
Cavaire, de son fer[33].
Car il vous a si joliment déprécié
Que jamais depuis, courant le monde,
Vous n’avez fait chose méritoire ni convenable ;
Les pèlerins même — c’est ce qu’on va racontant —
En vos courses vous les étrangliez,
Et celui qui va avec les voleurs,
C’est récompense pareille à la vôtre qui lui convient.
V. CAVAIRE
Vieux roussin, truand détesté,
Comme après un loup, ils vont criant après vous,
Ceux d’Aurillac et qu’il vous souvienne
Toujours de vos trahisons !
VI. BONAFOS
Voici pourquoi vous vous en allez clochant,
Cavaire, — vous ne savez même pas cela !
Et pourquoi votre talon est plus court ;
Parce que vous dites des paroles haineuses.

[32]

Bonafos, yen vos envit
E fatz vos un partimen.

[33] Cavaire eut le talon tranché ou « raccourci » (vers 43) par un instrument ou outil en fer. S’agit-il d’un accident ou fut-il réellement ainsi châtié des méfaits que Folco lui impute ?

C’est dans les chansons de la dame de Casteldoze, — Dona Casteldoza, — qu’il faut chercher l’amour, si rare dans nos troubadours auvergnats. La poétesse était mariée, — mal mariée, peut-on supposer, — à Turc de Mayronne que le Dauphin d’Auvergne nous montre plus occupé de guerroyer que d’aimer. La dame de Casteldoze s’est éprise d’Armand de Bréon, tendre et beau, mais inconstant, — qui aurait habité le château de Merdoye, dont la ruine illustre encore les hauteurs de Neussargues. Or, il ne s’agit plus de fadaises élégantes, de supplications courtoises, de désespoirs rimés et chantés. Il semble que la plainte de l’amoureuse délaissée monte d’un sentiment profond, sincère. La dame de Casteldoze n’est pas la noble châtelaine à qui vont les hommages des poètes et des galants seigneurs. Ici, la prière tendre et douloureuse émane de la femme. Elle était très belle et très instruite, dit la biographie. Mais l’instruction des dames, à l’époque, ne s’étendait guère. Leurs courtes études même expliqueraient la différence remarquée dans l’expression naturelle et touchante de la sensibilité de quelques poétesses méridionales et le langage apprêté des troubadours. Aussi ne composaient-elles point par profession.

Comme la châtelaine trahie se fait humble et soumise, en quels termes implorants elle s’adresse au trompeur qu’il lui sied d’aimer malgré sa dureté, et dont elle ne veut pas que le monde ait à blâmer la traîtrise :

Ami, si je vous trouvais gracieux[34],
Humble, franc et de bon mérite,
Je vous aimerais bien, tandis qu’à présent il me souvient
Que je vous trouve à mon égard méchant, félon et trompeur
Et je fais des chansons afin que je fasse entendre
Votre bon mérite, pour lequel je ne puis me résigner
A ne pas vous faire louer par tout le monde,
Au moment où vous me causez le plus de mal et de courroux
Je sais vraiment que ceci me sied fort bien,
Quoique tous prétendent qu’il est très inconvenant
Qu’une dame prie un cavalier au sujet d’elle-même
Et qu’elle lui tienne sans cesse un si long discours,
Mais celui qui le dit ne sait point bien juger,
Car je veux prouver, plutôt que de me laisser mourir,
Que dans la prière je trouve un grand réconfort
Quand je prie celui-là même par qui j’éprouve un dur chagrin.
Il est passablement fou celui qui me blâme
De vous aimer, puisque cela me convient si bien,
Et celui qui parle ainsi ne sait ce qu’il en est de moi ;
Et il ne vous voit pas en cet instant comme je vous vis,
Quand vous me dites de n’avoir point de tristesse :
Qu’à quelque moment il pourrait arriver
Que de vous revoir j’aurais encore la joie.
Rien que de la promesse, j’en ai le cœur joyeux.
Tout autre amour, je le tiens à néant,
Et sachez bien que plus aucune joie ne me soutient
Sauf celle qui vient de vous, qui me réjouit et me ranime
Quand je sens le plus de peine et d’angoisse ;
Et toujours je m’imagine avoir joie et contentement
De vous, ami, que je ne puis changer,
Et je n’ai point de joie ni n’attends de secours
Sauf autant que j’en aurais en dormant.
Désormais, je ne sais ce qu’en ma faveur je puis vous offrir
Car j’ai tenté par le mal et par le bien
Votre dur cœur, dont le mien ne se lasse point ;
Et je ne vous mande pas par autrui, car je vous le dis moi-même,
Que je mourrai, si vous ne voulez pas me réjouir
De quelque joie ; et si vous me laissez mourir,
Vous ferez péché, et je serai par là dans la souffrance,
Et par là vous serez blâmé vilainement.

[34]

Amics, s’ie-us trobes avinen,
Humil e franc e de bona merce

Il est passablement fou, celui qui me blâme : Il ne vous voit pas en cet instant comme je vous vis…!

Car j’ai tenté par le mal et par le bien : votre dur cœur dont le mien ne se lasse point, ne se décourage point !

(Comment ne pas songer à Marceline Desbordes-Valmore :

Si tu voyais ses yeux ! Or ! l’ange qui pardonne,
Doit regarder ainsi quand il ouvre les cieux !
. . . . . . . . . . . . . . . .
Non, dit-il, non jamais tu n’as connu l’amour !
J’ai voulu me sauver… Il pleurait à son tour ;
J’ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante :
Ma sœur, elle est encor sur sa bouche brûlante.

Quelle sublime résignation dans ces deux cœurs qui se rencontrent à des siècles de distance pour souhaiter, au plus fort de leur détresse, le bonheur de l’infidèle. « Priez pour lui », dit Marceline :

Dieu, créez à sa vie un objet plein de charmes
Une voix qui réponde aux secrets de sa voix !
Donnez-lui du bonheur, Dieu ! Donnez-lui des larmes ;
Du bonheur de le voir, j’ai pleuré tant de fois.
J’ai pleuré, mais ma voix se tait devant la sienne,
Mais tout ce qu’il m’apprend lui seul l’ignorera ;
Il ne dira jamais : « Soyons heureux, sois mienne ! »
L’aimera-t-elle assez celle qui l’entendra ?
Qu’il la trouve demain, qu’il m’oublie et l’adore !
Demain ! à mon courage il reste peu d’instants !
Pour une autre, aujourd’hui, je peux prier encore ;
Mais… Dieu ! Vous savez tout, vous savez s’il est temps.

Enfin :

Qu’il vive pour une autre, et m’oublie à jamais !)

Écoutez Na Casteldoza :

Mais jamais envers vous je n’aurai cœur vil[35]
Ni plein de fourberie,
Bien qu’en échange je vous trouve pire à mon égard,
Car je tiens à grand bonheur
Pour moi cette conduite, au fond de mon cœur,
Au contraire je suis pensive, quand il me souvient
Du riche mérite qui vous protège
Et je sais bien qu’il vous convient
Une dame de plus haut parage.

[35] Mas ja vas vos non aurai cor truan, etc…

Et ailleurs :

Car je ne le prie pas que pour moi il s’abstienne
De l’aimer ni de la servir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qu’il la serve elle ; mais qu’il me ranime en cette angoisse
De manière qu’il ne me laisse pas tout à fait mourir.

N’est-ce pas les cris, les soupirs, la plainte de Marceline :

Tout change, il a changé ; d’où vient que j’en murmure ?
Que l’amour a de pleurs quand il est dédaigné !
Tout change, il a changé. C’est là sa seule injure ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oui, tout change, ma sœur, tout s’efface et je sens
Que la paix ou la mort a coulé dans mes sens !

La dame de Casteldoze ne nous est connue que par quatre morceaux, à peine une centaine de vers : quelques-uns n’ont-ils pas mérité de survivre, si délicats, si émus, si simples de sentiment éternel, — de cette troubadouresse d’Auvergne ; — si peu « troubadour », et si peu « auvergnate » ! Du moins, nous en jugeons de la sorte, parce que nous avons accoutumé de considérer les troubadours tout d’une pièce et l’Auvergne tout d’un bloc ; que de diversités, au contraire !…


Nous étions partis du Puy, avec les troubadours — qui nous ont mené loin…

Pourtant, point n’était besoin de tant courir pour faire jaillir de la littérature du sol vellave.

Jules Vallès, n’est-il point d’ici ? Jules Vallès, un grand écrivain, sobre et ramassé, dont les mots volcaniques crèvent la page sombre de leur jet igné, comme les dykes de basalte érigent leurs fusées de flamme pétrifiée à travers la campagne hallucinée.

Oui, les révoltes de l’enfant contre la famille, les violences du réfractaire et de l’insurgé sont récentes, — et Jacques Vingtras n’a pas bénéficié encore de l’amnistie du temps ! Sa bohème de barricade n’a pas les suffrages du lecteur ami des gentilles aventures du pays latin. La vie de bohème n’a qu’un temps, et puis l’étudiant se range. Jacques Vingtras ne désarme pas.

Le Puy ! L’enfant a aimé le Martouret, s’il détestait l’amer collège. Il a aimé la porte de Pannesac, la rue qui sent la graine et le grain : il y a pris le respect du pain. Par là, il a rêvé de chasse et de pêche, devant les boutiques où se vendaient les engins merveilleux ! Le chaudronnier « en train de taper sur du beau cuivre rouge », le décrotteur Poustache, la tannerie « avec ses pains de tourbe, ses peaux qui sèchent, son odeur aigre », cette odeur montante, qu’il retrouvera à deux lieues des fabriques pareilles, et vers laquelle il tournera son nez reconnaissant. Voici les vacances, le village, les fêtes du Reinage.

On a du lard et du pain blanc, on boit du Vivarais… Je danse la bourrée aussi, et j’embrasse tant que je peux… Il y a aussi la promenade d’Aiguilhe, toute bordée de grands peupliers. De loin, ils font du bruit comme une fontaine.

Après une année à Saint-Étienne, avec quelle fièvre le collégien revient « au pays » ! Il fait le grand garçon. Il casse la « croûte chez Marcelin, qui a la réputation pour le vin blanc et les grillades de cochon… On dit des bêtises en patois et l’on se verse le vin à rasades…

Qui, dans la littérature française, a laissé des pages rustiques préférables à celle-ci ?

Ici, le ciel est clair, et s’il monte un peu de fumée, c’est une gaieté dans l’espace, — elle monte, comme un encens du feu de bois mort allumé là-bas par un berger, ou du feu de sarment frais sur lequel un petit vacher souffle dans cette hutte, près de ce bouquet de sapins… Il y a le vivier, où toute l’eau de la montagne court en moussant, et si froide qu’elle brûle les doigts. Quelques poissons s’y jouent. On a fait un petit grillage pour empêcher qu’ils ne passent. Et je dépense des quarts d’heure à voir bouillonner cette eau, à l’écouter venir, à la regarder s’en aller, en s’écartant comme une jupe blanche sur les pierres…

La rivière est pleine de truites. J’y suis entré une fois jusqu’aux cuisses ; j’ai cru que j’avais les jambes coupées avec une scie de glace. C’est ma joie, maintenant, d’éprouver ce premier frisson. Puis, j’enfonce mes mains dans tous les trous et je les fouille. Les truites glissent entre mes doigts ; mais le père Régis est là, qui sait les prendre et les jette sur l’herbe, où elles ont l’air de lames d’argent avec des piqûres d’or et de petites taches de sang.

On oublie trop ce Vallès faraud et joyeux dès qu’il est lâché en pleine nature, loin du triste logis paternel. Avec quels éloges Théodore de Banville citait ce fragment où il trouvait toute la grâce et la pureté de l’antique :

Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le verger ! et j’y entre en sautant par-dessus la barrière à pieds joints.

Voilà comme je suis, moi.

Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant à elles pour leur tendre la main et les aider à enjamber. Une, deux, voyons.

Elles poussent de petits cris et me retombent dans les bras en mettant pied à terre ; elles s’appuient et s’accrochent, et nous allons dégringoler. Nous dégringolons, ma foi, on perd tous l’équilibre, et nous tombons sur le gazon. Elles ont des jarretières bleues.

Comme il fait beau ! Un soleil d’or ! De larges gouttes de sueur me tombent des tempes, et elles ont aussi des perles qui jouent sur leurs joues roses. Le bourdonnement des abeilles qui ronflent autour des ruches, derrière ces groseilliers, fait une musique dans l’air…

— Qu’est-ce que vous faites donc là-bas ? crie une voix du seuil de la maison.

Ce que nous faisons ? Nous sommes heureux, heureux comme je ne l’ai jamais été, comme je ne le serai jamais. J’enfonce jusqu’aux chevilles dans les fleurs, et je viens d’embrasser des joues qui sentent la fraise.

Comment peut-on dire, que de ses troubadours médiévaux à Jules Vallès, et à tout à l’heure, Le Puy a manqué de littérature !

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