← Retour

Au cœur de l'Auvergne

16px
100%

CHAPITRE XVIII

Royat au XVIIIe siècle. — Nicolas de Champfort. — De la jeune Indienne à la Révolution. — Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. — Champfort peint par Chateaubriand.

Or, je laisse à Legrand d’Aussy la vaste et plantureuse Limagne pour monter à Royat, où, dit-il :

« On ne peut s’empêcher de plaindre ceux qui se sont dévoués à l’habiter… Royat est renommé à Clermont pour ses fruits et ses fontaines ; mais il était difficile de donner à ce village un emplacement plus horrible… C’est surtout dans la partie basse de la gorge, dans celle qui est arrosée par le ruisseau de Fontanat, qu’on éprouve cette sorte de pitié. Là, les maisons, dominées des deux côtés par des massifs de basalte coupés à pic, sont comme dans un précipice. Pour y voir le ciel, il faut lever la tête, et porter les yeux au zénith… Au milieu de toutes ces horreurs… »

Sans doute, le ci-devant d’Aussy voyageait seul, et il ne revenait pas des tropiques. Sans quoi, il eût apprécié différemment la retraite d’ombre, de fraîcheur et de mystère qui s’offre, par le ravin de la Tiretaine, à quelques minutes de l’élégante ville d’eaux, à quelque demi-heure des sources de Fontanat. Par là, était l’auberge savoureuse et discrète où venait expirer la vague épuisée des musiques du casino. On n’y entendait guère parler de « tirage à cinq » ni de résultats du traitement et du régime. Il n’y montait que des amateurs de bonne chère assurés d’y trouver une cuisine loyale. Il n’y séjournait que des artistes épris du site, et fuyant la contrainte des hôtels mondains. C’était aussi un calme refuge d’intimité et de rêve… D’ailleurs, l’endroit avait été fréquenté d’amants illustres, d’un général qui bouleversa l’opinion française, et qui finit par un coup de revolver, en terre d’exil, sur la tombe où l’avait précédé sa compagne inoubliée… Qui se les rappelle aujourd’hui, hormis quelque familier de la brusque et courte poussée prétorienne achevée en fait divers, à la rubrique des accidents du cœur.

Si le Moi est haïssable, ce serait surtout en matière de sentiment et de volupté où, finalement, les histoires de chacun ne diffèrent guère de celles du voisin, tous croyant la leur unique et supérieure. Aussi, n’ai-je nul désir de m’attendrir aux remembrances d’adolescence ou d’arrière-saison : « La vie de l’homme est misérablement courte » d’autant qu’elle ne compte pas depuis la naissance, mais seulement, en vérité, depuis que le cœur est ébranlé par l’amour ! Mieux vaut ne pas gaspiller le temps à se souvenir. La plus heureuse mémoire, comme le meilleur vin, dépose, et de la lie est au fond… et puis :

… tous les êtres aimés
Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés.

a écrit Baudelaire.

Ici, il est aisé de se défendre contre l’obsession du passé. Ce n’est pas une terre hantée de rêveries et de caprices ; l’air n’y est pas chargé de romanesque ; ce n’est pas une province qui fournisse de suaves ou farouches exemples d’aventures tendres ou sensuelles. L’Auvergne est rude et chaste. La femme n’y occupe qu’une place discrète, retirée, matrimoniale. C’est Champfort, originaire des environs de Clermont, qui, dans ses maximes corrosives, a écrit : « L’amour tel qu’il existe dans la société n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. » Encore, l’intérêt supprime-t-il souvent la fantaisie. Pas plus que dans Pascal, nous ne trouverons aux pensées de Champfort, d’une âpreté dévorante, des motifs d’exaltation mondaine. Enfant naturel (1741-1794), comme J. Delille, il eut tôt fait, dès la fin du collège, d’ajouter : de Champfort à son pauvre de Nicolas. (Il attachait beaucoup d’importance au nom.)

Un jour, le marquis de Créqui lui disait :

— Mais, monsieur de Champfort, il me semble qu’aujourd’hui un homme d’esprit est égal de tout le monde, et que le nom n’y fait rien.

— Vous en parlez bien à votre aise, monsieur le Marquis, répliqua Champfort, mais supposez qu’au lieu de vous appeler monsieur de Créqui, vous vous appeliez monsieur Criquet, entrez dans un salon et vous verrez si l’effet sera le même.

Il eut une jeunesse précoce, orageuse et triomphale.

« Enfant de l’amour, beau comme lui, plein de feu, de gaieté, impétueux et malin, studieux et espiègle », tel le peignait un de ses camarades. Précepteur, il jette le trouble dans les deux maisons où il devait enseigner la vertu. En 1764, la Comédie-Française lui jouait un acte en vers, La jeune Indienne, « un ouvrage d’enfant, dans lequel il y a de la facilité et du sentiment », disait Grimm. On s’étonne, de nos jours, des efforts des artistes pour approcher la nature : la jeune actrice qui faisait l’Indienne[47] en habit de sauvage, en longue chevelure, portait, en guise de robe, une peau de taffetas tigré.

[47] Sainte-Beuve, Champfort, Causeries du lundi.

Le public demeura froid. Le public ?

— Combien faut-il de sots pour faire un public ? demandait le poète mécontent.


Il s’exerce en divers genres, il produit des épîtres couronnées par l’Académie, il a des ballets à la Cour, une autre pièce, le Marchand de Smyrne. Il est heureux, plein d’espoirs avec des avantages réels et positifs : « Je vis, depuis trois mois, sous la baguette de la Fée bienfaisante. » Une tragédie, Mustapha et Zéangir, lui vaut faveurs et pensions royales. Fêté, logé, renté, académicien sollicité de toutes parts, on pourrait le croire satisfait ? Or, sa pensée a tourné au sombre. Il n’est pas dupe des apparences. Il est resté Auvergnat, sous son masque léger des salons. A vingt ans, il a dégrafé le collet d’abbé, pour aller aux plaisirs et aux vanités du siècle. Et voici qu’il se lamente sur le néant d’une existence factice. Les encouragements de Voltaire, le suffrage de Mlle de Lespinasse, les applaudissements de Marie-Antoinette, « quatre amies, qui l’aiment chacune d’elles comme quatre, mesdames de Grammont, de Rancé, d’Amblimont, la Comtesse de Choiseul, » le Secrétariat des Commandements du prince de Condé, et d’être logé par M. de Vandreuil, et l’Académie à quarante ans, — tout cela n’a pas comblé Champfort. L’amertume s’est amassée en lui. Sainte-Beuve en accuse la stérilité d’un talent qui n’était pas au niveau de son intelligence et de son esprit, une fatigue prématurée, la nécessité de faire figure dans ce monde « qui lui était à la fois insupportable et nécessaire ». Mais que de traits communs aussi avec tant de nos grands hommes d’Auvergne, avec la foule de nos émigrants. N’est-ce pas de son origine montagnarde qu’il tenait cet instinct de solitude que n’avait point étouffé le succès de paraître et de briller ? D’une âpreté foncière accrue avec le sérieux de l’âge, il se révoltait de la tendance que l’on avait à le considérer comme un amuseur de luxe. Aussi de quelle encre virulente il protestait :

J’ai toujours été choqué de la ridicule et insolente opinion répandue presque partout qu’un homme de lettres qui a quatre ou cinq mille livres de rente est à l’apogée de la fortune. Arrivé à peu près à ce terme, j’ai senti que j’avais assez d’aisance pour vivre solitaire, et mon goût m’y portait naturellement. Mais comme le hasard a fait que ma société est recherchée par plusieurs personnes d’une fortune beaucoup plus considérable, il est arrivé que mon aisance est devenue une véritable détresse, par une suite de devoirs que m’imposait la fréquentation d’un monde que je n’avais pas recherché. Je me suis trouvé dans la nécessité absolue ou de faire de la littérature un métier pour suppléer à ce qui me manquait du côté de la fortune, ou de solliciter des grâces, ou, enfin, de m’enrichir tout d’un coup par une retraite subite. Les deux premiers partis ne me convenaient pas ; j’ai pris intrépidement le dernier. On a beaucoup crié, on m’a trouvé bizarre, extraordinaire. Sottises que toutes ces clameurs ! Vous savez que j’excelle à traduire la pensée de mon prochain. Tout ce qu’on a dit à ce sujet voulait dire : « Quoi, n’est-il pas suffisamment payé, de ses peines et de ses courses par l’honneur de nous fréquenter, par le plaisir de nous amuser, par l’agrément d’être traité par nous comme ne l’est aucun homme de lettres ? »

A cela je réponds :

« J’ai quarante ans. De ces petits triomphes de vanité dont les gens de lettres sont épris, j’en ai par-dessus la tête. Puisque, de votre aveu, je n’ai presque rien à prétendre, trouvez bon que je me retire… »

Mais cette indépendance matérielle allait lui être ravie. La Révolution avance, et Champfort va au-devant. Ses pensions sont englouties. Spectateur de sang-froid, il a des formules saisissantes : Guerre aux Châteaux, paix aux chaumières. Il traduisait la devise révolutionnaire : Fraternité ou la mort par : Sois mon frère ou je te tue.

Il jugeait les violences de la Terreur avec la foi et désinvolture :

« On ne nettoie pas les écuries d’Augias avec un plumeau. »

Il demandait à Marmontel :

« Voulez-vous donc que l’on vous fasse des révolutions à l’eau de rose ? »

Il était avec le peuple neuf contre l’ancienne société. Mme Roland le protégeait, friande de cet esprit qui faisait « chose très rare, rire et penser tout à la fois ». Grâce à elle, il devint conservateur de la Bibliothèque nationale. Il avait donné à Sieyès le titre et le début de la brochure : Qu’est-ce que le Tiers État ? Tout. Qu’a-t-il ? Rien. Pour Mirabeau, il était l’ami le plus inspirateur, « la tête la plus électrique » qu’il eût jamais connue. Champfort préparait au tribun le discours contre les académiciens, — lui, qui avait été l’homme d’académie par excellence, qui s’était enorgueilli de ses prix, d’abord, et avait tout fait pour y entrer. Son ardeur révolutionnaire, qui n’hésita qu’au fort de 93, et lui faisait condamner tant d’hommes, La Fayette, Barnave, qui n’avaient pas suivi jusqu’au bout le mouvement, — sa fougue, sa sincérité étonnaient Chateaubriand :

« Champfort était d’une taille au-dessus de la médiocre, un peu courbé, d’une figure pâle, d’un teint maladif. Son œil bleu, souvent froid et couvert dans le repos, lançait l’éclair quand il venait à s’animer. Ses narines un peu ouvertes donnaient à sa physionomie l’expression de la sensibilité et de l’énergie. Sa voix était flexible, ses modulations suivaient les mouvements de son âme ; mais, dans les derniers temps de mon séjour à Paris, elle avait pris de l’aspérité, et on y démêlait l’accent agité et impérieux des factions. Je me suis toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance des hommes, ait pu épouser si chaudement une cause quelconque. »

Cependant, tant de gages fournis aux maîtres successifs de l’heure, ne devaient pas sauver de la suspicion démagogique le ci-devant poète de la Jeune Indienne, naguère encore secrétaire de Mme Élisabeth. Arrêté, relâché, menacé à nouveau, il tente de se faire sauter la cervelle ; l’œil crevé seulement, il se taillade le cou, la poitrine, les jarrets, d’un rasoir qui ne l’achève pas. Il guérissait, lorsqu’il mourut de quelque imprudence de son médecin, dit-on, à cinquante-trois ans, le 13 avril 1794.


Ainsi finissaient, dans l’écroulement de la vieille France, les paisibles projets de retraite de l’homme de lettres « qui en avait eu par-dessus la tête » de la vie de ruelle et de cour. Pas plus que Pascal, il me semble s’être souvenu beaucoup de l’Auvergne où il n’avait fait que naître, — enfant du hasard. Avec Champfort, nous voici revenus à Paris, et rue de Richelieu, dans ce cabinet ensanglanté de la Bibliothèque Nationale. Et Richelieu, c’est Rueil, d’où nous sommes partis avec Pascal, de la demeure fameuse du Cardinal ; Rueil où nous ne pouvons entrer sans la hantise de l’écrivain des Pensées ; c’est lui, plus que Bonaparte, que je revois sur ce pont de Neuilly où il faillit être précipité à la Seine, avec son carrosse ; l’accident de Neuilly, où se fit la révélation brûlante par quoi s’exalta son génie.

Chargement de la publicité...