Au cœur de l'Auvergne
CHAPITRE XXV
La mort de Mistral. — Les visiteurs de Maillane. — Lou Souleu me fa canta. — A Maillane. — Le jardin du poète. — Le Muséon Arlaten. — Le triomphe du Félibrige. — Mistral et la politique. — La vie à Maillane. — Le crucifix de Mistral.
J’étais en route pour le Maroc — quand survient la mort de F. Mistral… Je n’y puis croire encore, je n’y croirai jamais. Il y a de grandes croix illustres, au cimetière de mon cœur. Goncourt, Zola, Daudet, F. Coppée, Vermenouze… Pour tous, nous avions craint, bien longtemps avant la fin. Mais Mistral avait aux yeux la flamme du soleil inextinguible ; il était si droit, si vert, si dominateur, — le géant de la forêt, que la foudre pourrait émonder, mais qui reste debout, quand même… Pourtant, il gît sous la coupole de son tombeau de Maillane.
« Venez pour déjeuner, avisez-moi du jour, m’indique Mistral, à l’annonce de mes randonnées provençales de printemps et d’automne, sans quoi nous ne serons pas seuls. Il y aura des visiteurs. JE SUIS Classé : on me visite comme un monument décrit dans les Joanne. »
En effet, les visiteurs affluent, chaque après-midi, de toutes catégories et de toutes nationalités, dans la maison ouverte à qui se présente. Sans doute, la plupart admirent de confiance. Du félibrige, ils ne savent pas plus que de tant de merveilles d’art et d’histoire qui décorent la contrée d’un si riche passé. Tous, le maître les accueille d’une humeur souverainement égale.
Il y a du croyant chez le touriste. La carte postale, le portrait du grand homme remplacent l’image de dévotion :
— Maître, une signature…
Le maître signe, avec une complaisance infinie, au point que, du bureau de tabac du village, on lui a demandé d’en signer cinquante d’un coup !
— Cinquante ! Et que veux-tu en faire ?
— C’est que j’en vendrais tant et tant, avec votre paraphe !
Maillane… Ici, Frédéric Mistral est né, le 8 septembre 1830, au mas du Juge, ses premiers regards ouverts sur « la chaîne des Alpilles, ceinturée d’oliviers, comme un massif de roches grecques, un véritable belvédère de gloire et de légendes », au milieu de l’immense et riche plaine tout unie qui va de la Durance à la mer, qu’en mémoire, peut-être, du sauveur de Rome, du vainqueur des Barbares, Caïus Marius, on nomme encore la Caieou…
Maillane, l’honneur de la contrée, qui tire son nom du mois de mai, MAIANO suave comme MIREIO, ces deux mots heureux de huit lettres !
Ici, Frédéric Mistral est né d’une de ces familles de ménagers qui vivent sur leur bien, en aristocrates de la terre. Il fut baptisé Frédéric ; mais, raconte le poète, parce que, ni à la mairie, ni au presbytère, on ne voulut accepter le prénom proposé par sa mère : NOSTRADAMUS, par souvenance du fameux astrologue de Saint-Remy ! Nostradamus ! l’enfant était voué aux astres.
En 1855, le père mort, la bastide natale passée à d’autres propriétaires, Mistral vint occuper la maison de Maillane, qui lui était échue en partage, en face de celle qu’il occupe aujourd’hui…
Mais derrière ces murs il ne faut point chercher de révélations profondes. L’œuvre splendide n’est point éclose dans ce bureau paisible du rez-de-chaussée. C’est un génie de plein air, de rayons et de parfums, que celui de Mistral, qui composait ses poèmes à travers champs, dans ses promenades vespérales, — tout le poème de Provence vivant, chantant autour de lui, avec son fond d’azur et son encadrement d’Alpilles.
Il n’avait qu’à sortir pour s’en trouver ébloui. « Ne voyais-je pas Mireille en personne, tantôt dans ces gentilles fillettes de Maillane qui venaient pour les vers à soie, cueillir la feuille des mûriers, tantôt dans l’allégresse de ces sarcleuses, faneuses, vendangeuses, oliveuses, la poitrine entr’ouverte, leur coiffe cravatée de blanc, dans les vignes ? » L’inspiration était dans le ciel :
A travers le crépuscule, auprès du vannier, du laboureur, du bûcheron, du devineur de sources, du chercheur de simples, du berger de brebis, il recueillait passionnément le langage du terroir, les costumes, les traditions. Le logis de Maillane n’était qu’une dépendance pour engranger la récolte lyrique de chaque jour !
La Maison de Maillane. Une heure et demie de voiture, car il faut s’y rendre ainsi, partant d’Avignon, par la route blanche, traversant de clairs villages, des cultures finement aménagées, entre leurs palissades de roseaux, derrière quelque bordure d’osiers aux vieilles souches taillées et retaillées en moignons étranges, avec, çà et là, quelque ligne de hauts et noirs cyprès décoratifs, et, à l’horizon, ces Alpilles désertiques où la lumière et l’ombre seules montent ou dévalent, par ces rochers incultes, ces falaises poudroyantes.
— Chez Mistral… le poète ? interroge le conducteur, car il est un autre Mistral, parent et voisin, enrichi dans l’industrie, dont l’auto transporte le poète aux solennités d’Arles ou d’Aix.
— C’est là…
C’est là, entourée d’arbres et d’arbustes, blanche et carrée, toute simple, de justes proportions, une maison semblable aux autres, qui a le mérite de ne pas se faire remarquer… Pourtant, que de remarques à noter, qui lui confèrent son caractère si particulier ! Elle ne se distingue point par de faciles ornements ; tout est dans l’allure qui ne doit rien au hasard…
— C’est là…
L’attelage s’arrête, non loin de l’église, près de la place. Il suffit de pousser la grille — et vous n’y êtes pas ! Vous avez pénétré par le côté, sur la cour ; il faut tourner pour gagner le jardin, sur lequel donne la façade, et la maison apparaît tout autre qu’on ne l’avait aperçue…
De loin, avec son front élevé, ne semblait-elle pas accessible à tout passant, son jardin à tous les regards ? Et vous voyez maintenant que vous n’aviez rien vu ! En effet, de la route en contre-bas, l’habitation est comme dressée sur un socle, dans l’enclos en élévation. D’un coup d’œil, on croit avoir pénétré dans la glorieuse demeure, de prime abord si peu défendue ! Or, la haie de lauriers qui couronne le mur de soutènement du jardin en terrasse arrête toute curiosité de l’extérieur ! A l’angle des deux routes, tout contre le village, c’est l’ermitage, dans la paix et le mystère, sous le soleil et dans les fleurs…
Car je ne sais pas de jardin plus délicieux que ce petit coin de Paradou dont Mme Mistral entretient harmonieusement le désordre champêtre. Il y a aussi, à foison, une certaine petite plante d’encens dont l’arome domine à certains jours d’été ; c’est comme une petite herbe naine, très pâle, dont les feuilles minuscules semblent avoir absorbé toutes les poussières des chemins. Et des myrtes, dont Mistral a donné le nom provençal à l’une de ses héroïnes : NERTO. Des tournesols et des roses trémières, violiers rouges, cosmos roses et rouges et blancs, des balsamines et des ancolies, des pétunias et des reines-marguerites et de la verveine. Les fleurs, les feuilles, les branches s’entremêlent dans le foisonnement d’une poussée joyeuse. Il y a surtout le figuier et le puits à la margelle usée, et le banc tourné vers la porte au-dessus de laquelle une tête d’Arlésienne est sculptée dans la pierre.
Ce n’est point seulement ici la demeure du génie, c’est la retraite du sage, qui a inscrit au cadran solaire illustré d’un lézard, les trois vers :
Vous avez franchi la grille, vous avancez, cherchant l’entrée de la maison fermée, comme endormie ; mais déjà les chiens noirs sont accourus, aboyant doucement, puis reculant : la Marie-du-Poète — ainsi la désigne-t-on — a surgi au-devant de l’étranger. Si vous êtes attendu, Mistral est dans le vestibule, déjà, la main tendue.
Frédéric Mistral, ayant fondé le Muséon Arlaten, tout d’abord avec ses propres collections, n’a conservé que des souvenirs intimes, comme le buste de Gounod par Carpeaux, un buste de Lamartine à l’antique, des peintures, gravures, statuettes relatives à son œuvre, surtout à Mireille, répartis dans le vestibule qui sépare le cabinet de travail du salon et mène à la salle à manger. C’est une pièce charmante, du Louis XVI campagnard : chaises et fauteuils laqués vert d’eau, avec le pétrin, le buffet, la panetière de Provence du XVIIIe siècle, des originaux exquis de ces meubles aujourd’hui recopiés dans le monde entier. Aux murs, de vieux cuivres du pays, des chaudrons reluisants, un fusil qui a fait des guerres, le fusil du père, des grès, des faïences de Moutiers, deux grands brocs émaillés de vert de Sisteron, cadeau de Paul Arène, demeurant vivant dans la mémoire de Mistral, avec Alphonse Daudet vers qui sa pensée retourne sans cesse, comme vers la grande tendresse de sa vie. A Noël, dans cette salle à manger, Mme Mistral dresse la crèche traditionnelle, une montagne de carton, recouverte de quelque verdure, un peu de neige simulée, et des santons provençaux. La Sainte Vierge, l’enfant Jésus, le bœuf et l’âne, et tous les bergers connus dont les paysans savent les noms ; un petit lumignon dans une veilleuse rose adore l’enfant Jésus, nuit et jour ; quand vient l’Épiphanie, on ajoute les rois.
Chaque jour, pendant quelques heures, cette maison est traversée de visiteurs : nombre d’écrivains et d’artistes se sont assis à la table accueillante ; reporters et photographes ont fait assaut d’indiscrétion professionnelle. Nul n’a su de la maison et de ses hôtes que ce qu’il convenait au maître de laisser savoir ; il n’a jamais admis personne dans l’intimité réservée de son existence.
Quelle leçon de retenue et de pudeur, en ce temps d’irrésistible publicité. Je peux dire que sa petite chambre est une cellule de moine, au lit de bois, à la chaise de paille, au lavabo de marbre, aux ustensiles de toilette méticuleusement nets et rangés. C’est tout. Il est extraordinaire comme le détail des contingences quotidiennes s’abolit autour de Frédéric Mistral. De lui, de son entourage, de sa maison il n’émane rien que de simple et de sublime. De la conversation, littéraire ou familière, se trouve écarté tout ce qui la rabaisserait au propos personnel. Dans les Mémoires, récits d’enfance et de jeunesse, nulle confidence de journal : il n’est pas de ceux qui « se racontent », en dehors de son œuvre, il s’est tu, ne livrant rien de lui-même, comme s’il avait rougi de n’être pas tout à fait un dieu.
Quelle erreur et quelle ignorance de Paris de n’avoir aperçu le « Poète » de Maillane que parmi le bruit des félibrées, les farandoles et les tambourinaires ! Avec Hugo et Lamartine, Mistral aura été populaire, mais sans rien devoir à la politique, et en écrivant dans une langue étrangère pour les trois quarts de la France d’aujourd’hui, mais nationale pour le Midi, et reconnue par les peuples de Méditerranée. De cela nos littérateurs ne se rendent pas compte. Or Mistral est compris de toute la race latine qui a puisé aux sources romanes. En outre, par leur ordonnance classique, par la construction de ses vastes poèmes, Mireille, Calendal, Nerto sont bien plus accessibles aux esprits de culture classique que toute la production ordinaire, trop spécialisée, du roman et du théâtre contemporains.
Frédéric Mistral a voulu le triomphe du Félibrige, dont il est l’incarnation. Il a mis au service de la cause un demi-siècle de génie et de pensée, de sagesse et de prudence, sans rien laisser au hasard. Il n’a point été qu’un merveilleux roseau chantant de la petite patrie et de la terre natale. Poète inspiré, il n’y a pas eu de génie plus conscient et qui ait su mieux se discipliner ; le succès ne l’a point surpris ; il revint tout de suite d’une pointe poussée à Paris, pour asseoir dans son village la capitale d’un empire dont l’éclat a rayonné sur le monde…
Il n’avait guère plus de vingt-cinq ans, lorsqu’un article de Lamartine le faisait célèbre. Voici le portrait que l’auteur illustre de Graziella crayonnait de l’auteur inédit de Mireille :
Sa physionomie simple, modeste et douce, n’a rien de cette tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui caractérise trop souvent les hommes de vanité, plus que de génie, qu’on appelle les poètes populaires. Ce que la nature a donné, on le possède sans prétention et sans jactance. Le jeune Provençal est à l’aise dans son talent comme dans ses habits : la parfaite convenance, qui donne aux bergers, comme aux rois, la même dignité et la même grâce d’attitude ou d’accueil, gouverne toute sa personne. Il a la bienséance de la vérité ; il plaît, il intéresse, il émeut ; on sent dans sa mâle beauté le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.
Lamartine nous peint le jeune Provençal, qui aurait pu être un jeune provincial, à l’aise dans ses habits. Il n’en a point changé la coupe, non plus que celle de sa barbe. De combien de nos grands contemporains, préoccupés de « se faire une tête », peut-on en dire autant ? Prenez les photographies de Mistral, depuis les plus anciennes : il est toujours le même, il est lui.
Toujours sur la flottante chevelure noire ou blanche, sur le vaste front, le feutre à larges bords : toujours la chemise à col rabattu où se noue une Lavallière ; toujours la jaquette déboutonnée sur le gilet droit. Le poète est d’accueil familier, d’une patience inlassable, d’une humeur égale et gaie ; mais il y a de la majesté, de la grandeur dans sa simplicité — « la dignité des rois et des bergers », comme avait défini Lamartine. Certainement, d’instinct, il répugne à la petitesse du commérage et à l’autobiographie. Mais il lui a fallu le dessein arrêté, aussi, et l’énergie de débouter les indiscrets ; car les assauts à son intimité n’ont pas manqué.
Il fut bien embarrassé, lorsque de vieux amis et des admirateurs passionnés décidèrent l’érection de sa statue, d’autant plus que ce monument démesuré ne devait pas le satisfaire. Le sculpteur, M. Rivière, connu pour de jolies statuettes, manquait de moyens pour les pièces monumentales. Son Mistral ne rend guère l’admirable modèle déjà chargé d’immortalité, le poète ne pouvait laisser croire qu’il s’enorgueillissait de l’aventure. Vraiment, on eût dit qu’il allait prendre le train, canne à la main, le manteau sur le bras :
— Il manque la valise, fit Mistral.
Sur ce mot on dut bien admettre que le poète n’attachait point à ce jubilé cordial une importance délirante ; mais il n’ignore pas la vertu des fêtes et leur grâce efficace sur les foules ; il se laissa donc inaugurer par les blancs, et promouvoir commandeur de la Légion d’honneur par les rouges ; que l’on ne croie pas à quelque grossier équilibre, quoique Mistral ait été conseiller municipal sans interruption depuis qu’il est éligible, ce qui a valu à la mairie de Maillane une décoration du Capoulié Valère Bernard. Il ne fait pas de politique électorale, de politique qui eût jeté la discorde au camp félibréen. Il n’est pas indifférent à la chose publique. La République de 1848 le trouva lyrique et frémissant :
Après le coup d’État de 1851, il renonça et pour toujours, « à la politique inflammable », désormais tout à la Provence, tout à la Poésie :
conseillait le Lion d’Arles, et le poète songeait à Mireille et à Calendal. Vainement on a essayé de l’embrigader, mais, comme toujours, sa décision prise, il s’y est tenu. Nul calcul médiocre, mais noble souci d’indépendance. Quand nous descendons déjeuner en Arles, tantôt Mistral choisit « Pinus », tantôt « le Forum » ; ce n’est point gourmandise, ni caprices ; mais chaque hôtel a « sa couleur » : Mistral ne veut être marqué d’aucune. Cela n’a l’air de rien ? Il y faut un rude courage, quand les auberges rivales sont porte à porte. J’imagine qu’elles se sont résignées à ne pouvoir accaparer le grand homme. Les visiteurs qui, de tous pays, s’empressent en foule à Maillane, et à qui le maître semble se donner, en se livrant si peu, n’aperçoivent qu’une vie contemplative, sous un ciel enchanté, parmi les lauriers et les fleurs enivrantes. En réalité, il n’est pas de journées plus occupées que celles de Frédéric Mistral.
Les mille soucis et les quotidiennes contrariétés ne respectent pas sa glorieuse solitude, et ne le laissent pas impassible. Mais c’est de haut qu’il juge les petitesses humaines. Il les sait nécessaires. La sensibilité de Daudet lui faisait comparer la gloire à un cigare fumé par le bout allumé. Mistral ne la prend que par le bon bout, et n’en tire que les bonnes bouffées. Au service de sa puissante et subtile sagesse, n’a-t-il pas les plus tendres et les plus intelligents conseils ?
Auprès du Poète, les passants, à travers l’éblouissement du génie, ne prêtent qu’une attention polie à la présence de Mme Mistral, silencieusement effacée : de la maîtresse de maison, ils ne sauront que la bonne grâce intime, la douceur charmante, le pur regard, la fraîcheur de visage ! Or, Mme Mistral est la grande prêtresse attentive du culte ; de l’intelligence la plus avisée, elle a sur tout et tous le jugement le plus perspicace, elle est l’ineffable conseil de son mari, et sa vigilante défense contre trop de tentatives quelquefois disgracieuses. Avec quel tact infini elle s’entend à écourter les conversations oiseuses ! Avec quelles précautions délicates elle fait apporter le foulard ou la couverture du maître, quand l’heure se refroidit ! Comme elle entretient l’ambiance simple et harmonieuse, avec l’aide de la Marie du Poète, la servante fidèle qui est de la maison, où sa franchise dévouée, son respect joyeux, son libre parler sonore contribuent à établir cette atmosphère de simplicité et de grandeur patriarcale !
L’emploi du temps à Maillane ? Lever à sept heures ; après un léger café au lait, Mistral travaille jusqu’à midi, où il déjeune, sobrement, de plats rustiques, peu de viande, buvant le vin de son cru bien trempé d’eau ; ni café, ni alcool. Après midi, le maître reçoit, fait quelque lecture et, régulièrement, abat ses quatre ou cinq kilomètres avec sa femme. En 1884, après un dîner chez Daudet, Goncourt notait :
« Mistral se met à nous parler de son procédé de travail, de ses vers fabriqués aux heures crépusculaires, à l’heure de l’endormement de la nature ; le matin dans les champs, selon Mistral, étant trop plein du bruyant éveil de l’animalité.
Le souper est à sept heures, le coucher à neuf heures, mais quelles journées remplies !
De sept heures à midi, correspondance qui se chiffre par dix ou quinze lettres, et ce n’est pas le remerciement d’un mot banal aux envois de livres, mais souvent de longues lettres personnelles ; des livres qu’il reçoit en quantité, ceux relatifs au félibrige doivent aller au Muséon d’Arlaten, les autres à la Bibliothèque d’Avignon : les dédicaces ne traîneront pas sur les quais. Dans l’énorme courrier qui arrive à Maillane, l’Argus de la Presse joue un grand rôle : il paraît d’innombrables articles sur le félibrige et ses poètes, que Mistral dépouille pour conserver les plus importants aux archives félibréennes. Correspondance particulière ou générale, tout est absolument classé ; un bibliothécaire professionnel ne viendrait pas à bout de la tâche qu’assume Mistral, chaque matinée. Mais il y a les lettres d’affaires, compliquées et pressantes, fort nombreuses, auxquelles réplique le créateur du Muséon Arlaten avec la méthode d’un juriste : Mistral a fait son droit. Dans quelques négociations, j’ai pu apprécier de près la promptitude et la justesse de ses vues et de ses décisions, sur les points les plus arides.
Depuis vingt ans, c’est le Muséon Arlaten qui a été le but de Mistral. Il a créé un musée incomparable, le musée de la Provence, de sa race, de son histoire et de sa tradition, un musée complet et qui n’a rien d’un musée, tant la vie palpite dans cette exposition rétrospective de tout ce qui caractérise de la plante à l’homme, les origines, la grâce, la beauté, le génie de la petite patrie. Quels débats pour transférer le musée de son local primitif de la justice de paix au palais Laval, où il n’a pu s’installer que grâce à l’argent du prix Nobel, et à l’appui de M. Briand ; car il a fallu un ministre de l’Ouest pour vaincre les inerties méridionales[54]. Il y a fallu, surtout, l’obstination et la foi de Mistral, sollicitant les dons, et, ce qui est plus difficile, écartant les offres fâcheuses, qui auraient altéré la conception première du palais du Félibrige.
Le peu de temps dont il dispose, Mistral le consacre à pousser jusqu’à Arles ou à Avignon ; en Arles, où il rencontre quelques félibres ; en Avignon, où il va faire un tour à la vieille librairie Roumanille, fameuse dans le monde félibréen. Enfin, aux grandes dates, il se montre à son peuple, déchaînant les adorations. En mai, c’était à Aix, pour la Sainte-Estelle, où fut élue reine du Félibrige une Limousine, Mlle Priolo. En juin, c’est, en Arles, la « Festo Virginenco ». C’est assez, je pense, pour évoquer un Mistral bien différent de celui que l’on imagine volontiers : le poète, buvant son soleil, comme le lézard du cadran solaire.
Toute la vie du splendide rénovateur de la langue d’oc fut d’une activité incroyable et diverse ; mais il n’a tourné vers la foule que son front de Poète-Dieu, et la multitude n’a vu de lui que son regard dominateur, comme on ne voit de sa maison grande ouverte que le faîte baigné de lumière. C’est ainsi qu’il a tout discipliné sous sa maîtrise ; rien du dehors n’a de prise sur son rythme intérieur, qui ne s’est jamais ralenti ou précipité sous le coup de nos pauvres fièvres : toujours, il a mesuré d’une âme égale le court chemin qui devait le mener de sa maison au cimetière, une centaine de mètres après cette promenade d’apothéose dans la gloire. Car, de la mort aussi il s’est paisiblement préoccupé.
Au point de vue politique et religieux, sa situation était ainsi délicate. Un jour qu’une revue me demandait un article sur F. Mistral, je préparai un petit questionnaire qu’il voulut bien remplir, pour se plier au goût du jour :
Demande. — Assistez-vous aux séances du conseil municipal ? (Mistral en faisait partie depuis cinquante-cinq ans !)
Réponse. — Je n’ai plus le temps.
— A quels offices ?
— Ni, hélas, pour les offices…
Ce qui n’empêchait pas ce chrétien peu pratiquant de recevoir la bénédiction papale.
Les croyances héréditaires, sans doute profondes, de Mistral, ne lui faisaient pas prendre la religion au tragique.
Naguère, en Avignon, il rencontra une amie qui s’offrit à porter un petit paquet que le Maître avait à la main.
— Non, ce n’est pas lourd.
— Mais, cher maître…
— Non, non, curieuse ; tu voudrais bien savoir ce qu’il y a dans ce papier… Eh bien, devine…
— Maître…
— Tu ne peux pas trouver… Je vais te le dire. Il n’y avait pas de crucifix dans ma chambre de Maillane… Je remettais toujours pour en acheter un… Eh bien, voilà ce que j’emporte… Tu comprends, je me suis dit que Mistral ne pouvait pas mourir et se présenter devant le Bon Dieu sans crucifix.