Au cœur de l'Auvergne
CHAPITRE VI
Auguste Bancharel, un précurseur : Professeur, auteur, imprimeur comme Roumanille. — Le progrès dans la tradition. — Rimes Patoises et Grammaire. — Les veillées auvergnates. — L’abbé F. Courchinoux.
Poètes, et poètes de terroir, — on a vu qu’il y avait à hésiter sur le mérite des auteurs présentés par Auguste Bancharel comme des restaurateurs du patois, et des annonciateurs d’une renaissance auvergnate…
S’il y a eu quelque précurseur, — c’est Auguste Bancharel lui-même, à qui l’on doit l’initiation précieuse d’Arsène Vermenouze.
Toutes distances gardées pour tous quatre, il aura été à Vermenouze ce que fut Roumanille pour Mistral. Sa vie et son œuvre ne sont pas sans analogies avec celles du Créateur des Provençales, qui réunissait sous la même couverture Mistral, Aubanel, etc., et servit de tribune aux nouveaux poètes. Ainsi, dans les Rimes Patoises et dans La Grammaire, Auguste Bancharel recueillait les anciens, groupait les nouveaux venus. Tous deux sortaient de l’enseignement pour devenir auteurs-imprimeurs. On trouverait d’autres points de comparaison, quant à leur gaie tournure d’esprit, à leur sentiment du terroir, à leurs tendances combatives et politiques, l’un, pamphlétaire des Enterre-chiens, les enterrements civils, — ultra-catholique et conservateur, — l’autre, satiriste matois de la réaction de l’Ordre Moral et du Seize Mai. Mais il ne faudrait pas prolonger le parallèle, où les quelques essais de notre compatriote ne sauraient être mis en regard d’une production considérable, sous tous les rapports.
Or, c’est d’Auguste Bancharel qu’il est le moins parlé dans ses brochures de propagande où, tout occupé à découvrir les autres, il ne se présente guère que comme éditeur et directeur de l’Avenir du Cantal. Il ne serait que juste de lui rendre justice, sinon comme poète, du moins comme patoisant, après l’avoir salué comme le promoteur du mouvement qui devait faire entrer l’Auvergne dans l’orbe du système félibréen…
Auguste Bancharel naquit le 15 septembre 1832, à Reilhac, à quelques kilomètres d’Aurillac, où il devait professer au Collège, avant de passer, comme percepteur, à Pleaux et, presque à l’âge de la retraite, sur la cinquantaine, de fonder imprimerie et journal au chef-lieu… Tempérament d’artiste, rêvant de peindre et d’écrire, il suivait d’une curiosité passionnée le rayonnement de l’idée félibréenne. Il n’admettait pas que l’Auvergne, d’où étaient issus de fameux troubadours, restât en arrière de la vaste ambition méridionale. Il approuvait de tout cœur les revendications décentralisatrices. Le patois était pour lui langue vivante, — seule capable de traduire les aspirations, les sentiments, les besoins de la race. Lui, aussi, aurait voulu maintenir du passé tout ce qui, sans retarder le progrès, faisait la joie, le charme et la beauté de la vie locale, les fêtes, les danses, les chants, les costumes, dont le pittoresque et le goût s’en vont, que ne remplacent pas de banales et laides importations. Il n’était pas un vain regretteur d’autrefois. Au contraire. Mais c’est de l’exaltation de la race, dans le sens traditionaliste, qu’il espérait de la grandeur et du bonheur à venir, — plus que de l’effacement de l’individu dans la foule incolore, et dans l’écrasement, par le rouleau administratif, de tout relief provincial. De là, son apostolat. De là, soutenant la thèse, au moins téméraire, d’une littérature « de langue patoise », son enthousiasme sans critique pour quiconque patoisait. De là, que chaque bonne volonté lui était sacrée. Mais quoi ! Sa foi communicative, en s’abusant et nous abusant sur quelques-uns, en ne décourageant personne, — aura frayé la route… Qu’importe si, au départ, il y eut quelque désordre ; le tout était de partir…
Mais il convient de ne pas sacrifier l’auteur des Rimes Patoises et des Veillées Auvergnates à l’entraîneur de la petite cohorte cantalienne. Auguste Bancharel, contestable philologue et technicien hasardeux, vaut surtout par sa pratique profonde du parler populaire. A lui, non plus, je ne décernerai pas le laurier du poète, du poète au souffle puissant, comme dit une biographie. Lui, aussi, ne composa guère que des vers de circonstance ! Mais de quelle manière élargie, en quel langage savoureux, intraduisible. Il ne se mêlait pas de châtrer l’expression, de rejeter le mot trop vif aux oreilles citadines. Il recherchait, au contraire, le vocabulaire le plus gonflé de sève originelle. Et, voici qu’au point de vue du patois, ses écrits offrent une rare valeur documentaire. Ils ont un autre mérite, nouveau, qui faisait défaut à ses devanciers. Ils nous évoquent, en relief vigoureux, le paysan de chez nous, pratique, réfléchi, jovial, très avisé sous de rudes dehors. Auguste Bancharel n’enfourche pas un morne Pégase de bois pour gravir un Parnasse desséché. Il reste de son temps et de son pays, — et par un réalisme de bon aloi, la franchise et la finesse de l’observation, la verve du récit, la pratique du patois dans son tréfonds proverbial, il assure à de simples chroniques versifiées la survie de peintures de mœurs d’une exactitude et d’une ironie durables.
Avec Auguste Bancharel, l’Abbé François Courchinoux partage l’honneur d’avoir éclairé le chemin de Vermenouze. On doit à F. Courchinoux, au prêtre et au félibre, l’admiration la plus reconnaissante. L’Abbé aurait pu s’effaroucher, comme d’autres firent niaisement plus tard, devant quelque phrase gaillarde, jugée irrévérencieuse. Il eût suffi d’un doute du confident de sa pensée religieuse, de l’ami le plus près de son esprit et de son cœur, pour entraver la libre inspiration du poète des Menettes, de Magne, etc. Il faut donc savoir gré au directeur de conscience de Vermenouze de n’avoir pas éveillé en lui pareils scrupules sur l’orthodoxie de tel ou tel chant. Mais une robuste et claire intelligence brillait dans la foi, pourtant si combative, du fondateur de la Croix du Cantal, — pour lui éviter pareille erreur. Aussi, F. Courchinoux était poète. Grâce à quoi, peut-on penser, il était mieux préparé que d’autres confesseurs à comprendre un tempérament de poète. Au contraire ; il se présentait un autre danger, et il faut louer l’auteur de la Pousco d’or d’avoir humblement oublié qu’il était poète, lui aussi, devant l’écrivain de Flour de Brousso. Celui-ci était un primaire, sorti jeune de l’école des Frères, tandis que l’autre avait fait des classes complètes, jusqu’à l’École des Hautes-Études de Paris, enseigné l’Histoire au Petit-Séminaire de Saint-Flour, voyagé en Terre Sainte, et, licencié en philosophie, dirigé l’École Gerson.
Sa manière, toute de culture littéraire, était à l’opposé du réalisme spontané des débuts de Vermenouze. Il eût pu se tromper sur le génie fruste, et, avec l’ascendant de la situation et de l’instruction, s’ingénier à discipliner, à adoucir la personnalité violente selon ses vues propres. Non. F. Courchinoux, prêtre et poète, s’est contenté de comprendre et d’admirer le chrétien et l’écrivain d’essence supérieure. Cela valait d’être noté.
Comme Roumanille et A. Bancharel, F. Courchinoux (1859-1902) fut professeur, imprimeur, journaliste. De tous partis, on a rendu justice à la bravoure, à la droiture, au talent alerte, sobre et précis du polémiste ecclésiastique. On lui doit nombre de variétés humouristiques, dispersées sous le pseudonyme de Pierrou L’Escorbillat. Il reste de lui, qui nous touche plus particulièrement, un volume de vers d’une centaine de pages, la Pousco d’or[7], en dialecte du Cantal, dit le sous-titre. En dialecte pâle, filtré, tout clarifié, — en dialecte lavé, passé au crible fin, pour n’en retenir que la plus souple poussière. F. Courchinoux avait étudié la renaissance provençale. Il cherchait le rythme et l’harmonie. Il connaissait la prosodie, les maîtres savants. Il a écrit, chanté en mesure ! C’est une délicate tentative que celle de l’abbé Courchinoux, mais dont les résultats ne pouvaient être que très minces. Sans doute, à travers ce langage expurgé, une âme charmante se révèle, pure et sensible. Comment ne pas goûter Lou Roussignoou, — le rossignol que ne veut pas écouter la rivière, et qui la poursuit jusqu’à la mort :
[7] La Poussière d’or, qu’un universitaire, M. L. Bréhier a simplement traduit : La Poule d’or, dans un volume grotesque à souhait, un monument d’inconvenance et de sabotage comme il s’en dresse trop souvent dans les collections de littérature en série.
[8] O Jiourdono, bouto…
Bluette charmante, de rhétorique où, pas plus que la langue, nous ne retrouvons le pays. Tout le volume est d’un sentiment délicieux, d’une exquise fraîcheur. C’est le livre de la vingtième année d’un brillant séminariste à qui sont interdits les sujets profanes. Du moins, il y a eu effort conscient. F. Courchinoux savait le patois, mais le latin et le provençal aussi. Il a eu l’ambition de faire sortir l’idiome vulgaire « d’entre les boues de l’atelier, de le rendre propre et net ». Il l’a si bien gratté, poncé et poli qu’il a tout effacé. Pour se rapprocher du Languedoc et de la Provence, il a produit ainsi de la poésie harmonieuse et distinguée, avec de la tendresse et de la sincérité, mais sans plus rien d’Auvergnat…