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Au cœur de l'Auvergne

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CHAPITRE XXIII

La fin de Vermenouze. — Douceur et sagesse. — Les arbres d’Hyères. — Le dernier Noël. — L’Auvergne en deuil.

Cela dura deux ou trois ans, où, à travers de brèves reprises, il se sentait perdu. Il fut incomparable de foi, de sérénité, de bravoure. Il nous a légué le plus pur exemple de résistance humaine dans l’acceptation morale du déclin physique, du rétrécissement des horizons où s’était plu sa robuste activité. La verve du conteur, le rire ont disparu. La mélancolie et la tristesse sont venues, mais une âme imprévue d’exquise douceur se révèle. Le caractère ancien du capiscol nous paraissait dans son inspiration félibréenne tout de loyauté, mais non sans rudesse ; maintenant, le montagnard s’est dépouillé de sa rugosité. Par la foi, il a opéré le miracle de réformer un tempérament jadis prompt et volontaire, désormais soumis à la loi divine ; nulle plainte ne s’échappe de ses lèvres et c’est dans des strophes qui n’ont plus rien de terrestre, d’une adorable pureté de forme, qu’il jette un précieux regard sur les heures évanouies :

Vous avez attristé mon cœur, frappé ma chair,
O Seigneur, dispersé mes espoirs et mes rêves,
Et courbé mon orgueil comme un arbre des grèves
Sur qui passe le vent farouche de la mer.
Le sang tumultueux qui coulait dans mes veines
Est ainsi qu’un torrent d’été presque tari ;
Il ne réchauffe plus mon cœur endolori ;
Et ne fait plus gronder en moi ses douleurs vaines.
Je ne peux plus aller rêver parmi les champs
Au milieu des gazons que mouille une eau sonore,
Ni contempler les bois fumeux baignés d’aurore
Ou les pourpres mélancoliques des couchants.
Je ne vois plus le ciel qu’à travers mes fenêtres,
D’où je découvre un large horizon de sommets,
Par l’automne aujourd’hui tristement embrumés,
Et plus près, un coteau crayeux, bordé de hêtres.
Les monts sont gris, le bois rouillé, le coteau nu ;
Mais malgré sa pâleur froide, ce paysage
Garde pour moi le charme attendri d’un visage
De parent humble et doux qu’on a toujours connu.
Et par ces monts lointains dont ma vue est ravie,
Et ce lambeau de ciel, et ces arbres en deuil,
Je peux encor jouir, sans quitter mon vieux seuil,
De ce qui fut la grande ivresse de ma vie.
Et je reconnais là votre cœur paternel :
Vous mesurez le vent à la brebis tondue,
Et desserrez, avec une tendresse émue,
Avant de les briser, tous nos liens charnels.
Vous m’avez révélé l’attrait des humbles choses
Du bon fauteuil d’hiver où je rêve, où je lis,
Et l’été sous de frais ombrages recueillis,
Du banc de châtaignier qu’enguirlandent des roses.
Vous m’avez fait aimer comme des amis sûrs
Mes gros cahiers, ma lampe à la clarté d’or pâle.
Mes livres et ma pipe aux bleuâtres spirales,
Qui volent, emportant mes rêves vers l’azur.
Vous voulez bien, Seigneur, que l’amitié fidèle
Glisse, discrète et souriante, autour de moi ;
Et qu’en mes jours fiévreux, mon front sente parfois
Le frais attouchement de mes mains fraternelles.
Votre charme et votre douceur sont infinis ;
Et pour le miel que vous versez dans mon calice,
Pour la bonté dont vous mêlez votre justice,
Pour votre œuvre d’amour, Seigneur, je vous bénis.

De plus en plus, il devait s’enfermer au logis, émacié, fiévreux, contre la cheminée où s’immobilisaient ses fusils :

Maintenant, je suis las et vieux ; mais de mon seuil,
Où je viens réchauffer au soleil ma chair pâle,
Je puis encor, mêlant cette joie à mon deuil,
M’emplir l’âme et les yeux de ma terre natale.

Et Vermenouze redit les anciens, qu’il avait évoqués si gaillardement, naguère, dont les ombres chrétiennes lui apparaissent, consolatrices :

Et c’est pourquoi, tandis que d’agrestes parfums
De sillons et de bois pénètrent dans ma chambre,
Par cette après-midi brumeuse de novembre,
J’ai laissé ma pensée aller vers ses défunts.
Plusieurs furent des saints, des cœurs graves et tendres
Que consuma discrètement l’amour divin :
Ils sont nos protecteurs, et ce n’est pas en vain
Qu’une odeur de vertus monte encor de leurs cendres.
D’autres, tout simplement, furent de braves gens,
De vaillants laboureurs, imprégnés d’Évangile,
Qui jeûnaient en carême et les jours de vigile,
Et dont la grange était ouverte aux indigents.
Penchés durant six jours sur la glèbe natale,
Ils ne se reposaient que le septième jour,
Et partaient frais rasés, pour l’église du bourg,
Sitôt que souriait l’aube dominicale.
Tout l’hiver, ils battaient leurs blés jusqu’à la nuit,
Fauchaient l’été, faisaient de grands labours l’automne
Et cette vie active, encor que monotone,
Éloignait de leur seuil la tristesse et l’ennui.
Le soir, groupés autour d’une table massive,
Ils soupaient sobrement de lard et de pain brun,
Puis s’endormaient, après la prière en commun,
Dans de gros draps rugueux qui sentaient la lessive.
A leur foyer, sur qui planait un crucifix,
Trois générations s’asseyaient côte à côte,
La même cheminée accueillant sous sa hotte
Et sur les mêmes bancs aïeuls et petits-fils,
Et, dans cette maison vivante et bruissante,
Les vieillards souriaient avec un doux orgueil,
Tout fiers de voir, avant de descendre au cercueil,
Leur rude toge encore une fois florissante.
Eux, aussi, subissaient les humaines douleurs,
Les deuils cruels et les traîtrises de la terre ;
Mais, la foi leur prêtant son appui salutaire,
Ils attendaient, sans murmurer, des jours meilleurs.
Et quand la mort, parmi ces simples et ces sages,
Entrait comme un voleur au pas silencieux,
Celui qu’elle frappait se tournait vers les cieux,
Sachant que le tombeau n’est qu’un lieu de passage.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nous mangeons à leur table et dormons dans leurs lits ;
Les durs granits de notre seuil, luisants d’usure,
Ce sont leurs lourds sabots à l’épaisse ferrure
Qui longuement et lentement les ont polis.
Tout nous parle encor d’eux, les êtres et les choses,
Un espalier qu’ils ont greffé, notre vieux chien,
Qui connut les derniers partis et s’en souvient,
Le jardin qu’ils aimaient et qui leur doit ses roses.
Je rêve d’eux, l’hiver, sur mon banc de noyer,
Près de l’âtre et je pense, en regardant la flamme,
Que c’est la lueur chaude et tendre de leur âme,
Qui revient, un instant, réjouir le foyer.

Seul, dans sa sagesse, Verlaine, en une accalmie de retour à la foi, a pu écrire des hexamètres de cette pure et touchante simplicité. Voilà, après une existence d’émigrant et de célibataire, voilà Vermenouze, qui n’était pas sans quelques habitudes invétérées de vieux garçon, tout fondu, en douceur, en tendresse infinie, à l’emprise de son cher entourage, fermant les yeux de sa mère, gâtant ses nièces, rimant des propos de noces émus :

Toi, ma nièce, tu vas franchir ce seuil bénit,
Partir de ce foyer, pour en fonder un autre,
Mais le Bon Dieu permet que ce soit près du nôtre,
Et tu viendras souvent retrouver le vieux nid.
Et chaque fois que sur ta porte hospitalière,
L’on verra refleurir ton sourire vermeil,
Ce vieux nid se fera gai comme une volière,
Dans laquelle pénètre un rayon de soleil.
Tu reviendras, les bras ouverts, pleins de caresses
A cet humble logis de paix et de douceur,
Vers celle qui t’aime plus qu’on n’aime une sœur,
Celle qui vit du souvenir de tes tendresses.
Et nos cœurs renaîtront à tous les beaux espoirs
Et tes parents seront radieux, et moi-même,
L’oncle morose, au front toujours rêveur et blême,
En ton honneur, je chasserai mes oiseaux noirs.

Cependant, il fallait fuir les boues où se détrempait Vielles, dès l’automne, pour des climats plus propices. Vermenouze faisait cette concession à ses docteurs. Il ne s’y trompait pas : ne racontait-il pas ce trait sinistrement avertisseur d’un hôtel de la Côte d’azur, où l’on refusait de le loger, à son apparence trop maladive. Aussi, est-ce sans forte conviction qu’il se chauffait à « ses derniers soleils » ; remerciant, par exemple, les arbres d’Hyères :

Vous tous, arbres des bords méditerranéens,
Qui si longtemps, avez offert à ma névrose
L’abri tiède de vos bosquets élyséens,
Je vous quitte à regret et je vous remercie.
J’ai senti, grâce à vous, ma souffrance adoucie ;
Et vos tièdes senteurs, vos brises, vos fleurs d’or,
L’air vierge de la mer, la splendeur du décor,
Ont rouvert tout mon être aux charmes de la vie.
Un peu de votre sève a coulé dans mon sang,
D’un peu de rêve encor mon âme s’est fleurie.
Et je pars, non guéri, pourtant vous bénissant
D’avoir de l’éventail dentelé de vos palmes
Fait sur mon front fiévreux descendre un souffle frais,
Et versé dans mon cœur qui s’enchante et se calme,
O bons samaritains, votre ombre et votre paix !

De-ci, de-là, il m’expédiait quelque bref billet, quelque carte illustrée à mon fils. Soit à Noël, soit au jour de l’an, il ne manquait jamais de nous envoyer ses souhaits. Son dernier mot est du 24 décembre 1914 :

Vielles, le 24 novembre 1914

Merci, mon cher ami ; Rozès de Brousse m’a communiqué votre charmant article de l’Avenir du Tonkin. Je n’ai ni la force ni le courage de vous écrire plus longuement : jamais je ne me suis senti si fini. Bonne année tout de même et bonne accolade à Charley. Les miens vous offrent leurs amitiés. — Je viens de passer une semaine au lit.

Aujourd’hui, il fait une journée splendide.

A. Vermenouze

Le 8 janvier suivant, il mourait.


L’Auvergne est en deuil de son poète, et je pleure l’ami de vingt ans que mon affection ne séparait pas de la nostalgie de la petite patrie. Il m’était bien impossible de penser à notre pays sans voir Vermenouze. Il m’apparaissait comme une âme vivante, entre les puys de nos volcans éteints. Après des siècles de silence de nos montagnes il avait jailli comme une lave nouvelle, — aujourd’hui glacée… Maintenant sur quel sommet, dans quelles vallées ne serai-je point assailli de la noire douleur d’être seul, — quand, à peu près partout, nous avions passé, fraternellement, ensemble.

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