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Au cœur de l'Auvergne

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CHAPITRE IX

En Aurillac. — Louis Bonnet et l’Auvergnat de Paris. — Un concours de « cabrettes ». — La musette et la bourrée. — La Procednitza bulgare et la bourrée d’Auvergne. — Bouréno bouranke ; Bou rei Yo. — Des Bulgares, dans le Cantal en 1210. — Cabrette et gaïda. — La fin de la cabrette. — La révélation de Vermenouze.

Je n’aimai point Aurillac, tout de suite.

J’y venais entre deux trains, de Vic-sur-Cère, où je dirigeais mes vacances d’il y a trente ans.

C’était, pour moi, la ville à préfecture, garnison, magistrats, professeurs, fonctionnaires et commis-voyageurs, — qui sont l’apparence banale de tous les chefs-lieux. Tout ceci est à fleur de pavé. Les nomades administratifs n’entament guère la vie profonde de la cité ; sans doute, ils font renchérir le prix des loyers et de la truite ; leur souffle peut ternir d’embu la glace des cafés ; il n’imprègne pas le basalte foncier, car l’indigène ne se livre guère au passant… Où l’on s’aperçoit que l’étranger compte peu, c’est aux vieilles dates de foires et de marchés, quand la montagne dévale, quand, de toute la région, la vacherie, la ferme viennent installer leurs bêtes et leurs produits par le foirail, le Gravier, le Portail d’Aureinques, les placettes et les rues de la capitale ! Parmi la multitude aux blouses bleues, quels visages de la race, qui n’ont pas changé, sous le vaste chapeau velu ! Il faut céder toute la place aux envahisseurs — qui ne se contentent plus de l’auberge ancienne. Avec ses souliers ferrés et son bâton à lanière de cuir, le café ni l’hôtel ne sont ignorés du fermier d’aujourd’hui, qui ne craint pas la dépense ; mais, ce progrès matériel, l’instruction plus étendue, des mœurs moins rudes n’ont point modifié de beaucoup le statut ancestral.

Ainsi l’ai-je apprécié, par la suite, dans la fréquentation plus intime, dans l’exploration plus nombreuse de l’habitant et du pays, quand les circonstances m’ont rendu familiers et chers ces horizons, quand Aurillac est devenue pour moi le refuge dans la tempête.


C’est à Louis Bonnet, fondateur de l’Auvergnat de Paris que je dois le premier contact attachant avec Aurillac, et qui décida, sans doute, de mon auvergnatisme ! Louis Bonnet, dont la barbe de flamme fut, pendant trente ans, l’étendard de l’Auvergne à Paris ! Quelles ressources de conviction et d’énergie, de foi et d’habileté, au service d’une cause qu’il a créée et dont il a assuré, seul, le triomphe ! L’entreprise apparaissait chimérique, d’un journal hebdomadaire, régionaliste, « faisant ses frais » à Paris. C’est, aujourd’hui, un organe à fort tirage, encombré d’annonces, avec des éditions de province, — et indépendant. Les dons d’une raison intrépide et claire, des qualités d’écrivain de race, permettaient à notre chroniqueur débutant toutes les espérances du journalisme et de la politique. Il n’est plus sorti de cet Auvergnat de Paris, où il a amené quiconque, par l’atavisme, touche au Massif central. Louis Bonnet a vaincu l’égoïsme et la défiance traditionnels. Il a révélé aux Auvergnats l’esprit de solidarité. Il a fallu une incommensurable propagande, par le fait : si des articles avaient suffi, cela n’eût guère coûté de peine. Méthodiquement, un à un, je crois bien, L. Bonnet a catéchisé « tous ceux de chez nous ». Il a groupé les métiers, les professions, les intérêts, les sympathies. Des corporations vagues il liait le faisceau de sa Ligue Auvergnate, aujourd’hui « l’Auvergne », où se rejoignent les sociétés, amicales, mutuelles, syndicales, qui pullulent. Mais L. Bonnet ne projetait point que de lier, comme il y a réussi, les Auvergnats de Paris : il entendait qu’ils restassent reliés avec ceux d’Auvergne. Il savait que le secret de la force durable est de reprendre pied au terroir. Il a dirigé « le retour au pays », par des combinaisons avec les compagnies de chemins de fer qui mettent en route des trains Bonnet, aux tarifs infiniment réduits, — dont les convois montent, de plus en plus nombreux chaque année, vers les villages salubres et les cimes vivifiantes…

Ainsi, émigrer n’est plus s’expatrier. La communication n’est pas rompue entre ceux qui partent et ceux qui restent, — et qui s’ignoraient, aussi, les uns les autres.

Ce fut par Louis Bonnet que je fus introduit, officiellement, en Aurillac, sa ville natale.


Le 16 mai 1891, était inaugurée la nouvelle ligne de Saint-Denis-les-Martel, avec ministre poussant jusqu’à Aurillac. Un comité de la presse cantalienne avait projeté, en regard de la manifestation politique, « un concours de musettes ». Dès mes premiers vers, inspirés de la maigre arête « des fortifs » de Paris, et non du Puy-Mary ! Louis Bonnet m’avait repéré et enrôlé, sans me connaître encore personnellement, dans ses effectifs de combat. Grand maître de la mobilisation, pour utiliser chacun, il attendait l’occasion propice. Je fus de service commandé, pour le festival aurillacois de la cabrette ! J’étais très glorieux de présider à cette solennité peu banale : le voyage s’effectua en musique, si l’on peut dire, avec quelques douzaines de museteurs dans le train ; car, déjà il fallait les faire venir de Paris, où des bals de quartier les conservaient encore ; il n’y en avait déjà plus beaucoup au pays, envahi d’accordéons et de vielles ! A ce tournoi colossal de l’outre traditionnelle, l’audition n’était accordée qu’aux instruments authentiques. Par l’émulation, Louis Bonnet avait tenté d’enrayer la dégénérescence rapide. Hélas, le joueur typique, dont les lèvres collées à l’embouchure, les joues gonflées, faisaient corps, du moins faisaient figure avec la panse sonore arrondie d’un souffle puissant, ce joueur du passé dont le pied martelait sur le sol le rythme des airs populaires, — ce joueur n’est plus, maintenant ; par un cordon, le pied actionne un soufflet qui gave artificiellement la sorte d’oie rouge ou bleue que le cabrettaire serre sous le bras gauche, et qui pousse des cris de chèvre ! la figure de l’exécuteur, impassible, à travers cette aventure, ne fait qu’accentuer l’impression bizarre d’une expérience ou d’une opération sur quelque volatile congestionné ! Que nous voilà loin des fêtes rustiques, où se scandait l’ancienne bourrée, où quelque regret s’éplorait, si plaintif et touchant… L’habileté des doigts n’est pas tout. Je veux croire que le souffle même de la race passait de la poitrine de l’homme dans la poche à danses et à chansons, et lui communiquait le charme naïf que l’on ne goûte plus aux contrefaçons éventées d’à présent. Mais voici que la Bourrée ne serait plus auvergnate ! La controverse a couru les journaux.

Ni hommes ni femmes, tous Auvergnats, disait-on de nous. Il va falloir changer pour : « Ni hommes ni femmes, ni Auvergnats : tous Bulgares ».


En effet, les journaux signalent la prétention des vainqueurs balkaniques de revendiquer notre bourrée montagnarde comme leur danse nationale ; aujourd’hui il n’y a plus de doute que les Boulgres aient poussé de fréquentes incursions à travers le Massif Central.

La Veillée d’Auvergne, sous les signatures de M. Gandilhon Gens d’Armes et de M. Marcellin Boudet, nous fournit de curieuses notes sur « la Bourrée », le mot : Bougre, et les Bulgares en Auvergne. Ce serait par leurs doctrines (hérétiques) que des milliers de Bulgares (expatriés) se firent détester en France des puissances temporelles et spirituelles.

De là à devenir une façon de boucs émissaires, il n’y avait qu’un pas. Il fut franchi. Tout leur fut attribué, le nommable et l’innommable. Voltaire le constate en divers passages. Un fait historique contribua à accentuer le sens défavorable du mot Bougre. Les guerriers de la quatrième croisade, au lieu d’aller combattre les Turcs en Asie, s’immiscèrent dans les querelles de Byzance. Beaudoin, fondateur de l’empire latin d’Orient, ayant offensé le tsar bulgare, celui-ci l’attaqua, le battit près d’Andrinople en 1205, le fit prisonnier, lui fit couper bras et jambes et le jeta dans une oubliette à Tirnovo :

— C’en était assez, dit Voltaire, pour que les Bulgares fussent en horreur à toute l’Europe.


Cependant, le mot : « Bougre » perdait à la longue son sens péjoratif. Il y eut des bons bougres. Au XVIIe siècle, un Joli Boulgare, un Bon Boulgare s’appliquaient à un garçon bien tourné, à un brave homme. L’Auvergne fait un emploi si abondant du terme, que l’Auvergnat, avec son patois, devient le Bougri de Bougra de la chanson ! Aussi, le docteur C. Stoïtchof a-t-il remarqué et rapporté quelle place occupait la ressemblance de notre bourrée avec la Procednitza de ses compatriotes.

Le docteur C. Stoïtchof écrit dans la Revue franco-bulgare :

Les Auvergnats sont très passionnés pour leur danse, la Bourrée, et l’exécutent avec frénésie. J’ignorais jusqu’au nom de cette danse quand, en 1898, réveillonnant avec quelques étudiants auvergnats, je les vis danser la bourrée. Grand fut mon étonnement. Cette danse se rapprochait, à s’y méprendre, de la Procednitza bulgare. Mêmes pas, mêmes gestes, même entrain. Rien n’y manquait : ni les talons s’entrechoquant ou frappant le sol en cadence ni les mains s’agitant en l’air alors que les doigts simulent le claquement des castagnettes ou bien retombent avec bruit sur les hanches, les flexions des genoux, les pas en avant et en arrière, les tours, les demi-tours jusqu’à de petits cris stimulant l’ardeur des danseurs, tout y est. Bien que ce soit là, de par la violence des mouvements, une danse plutôt masculine, les femmes y prennent souvent part, faisant vis-à-vis aux hommes… Mais ce qu’il y a de plus frappant, c’est que dans l’air même de la bourrée on reconnaît le chant le plus populaire, le plus répandu dans les provinces bulgares : Bouréno Bourenké.

Et l’attention est encore attirée par ces deux mots du chant bulgare où nous trouvons le mot bourrée, pas altéré davantage que dans Bourellia, nom patois de la danse auvergnate dans certains départements français et piémontais. Donc l’air, la danse et jusqu’à ces paroles initiales : Bouréno Bourenké nous permettent d’affirmer que nous sommes en présence d’une seule et même chose.

De la danse aux danseurs il n’y a qu’un pas… Aussi le docteur Stoïtchof poursuit :

En 1904, je fis partie d’un voyage d’études médicales consacrées aux stations thermales du centre de la France. Je me trouvai en pleine Auvergne, et quel fut mon étonnement de me sentir là en pays de connaissance : mêmes physionomies, même allure, beaux gaillards bruns aux traits un peu rudes.

Tout cela est auvergnat et tout cela est bulgare, constate le docteur Stoïtchof qui suppose une pénétration de hordes barbares mêlées à nos vieilles populations.

Mais M. Gandilhon Gens d’Armes, arvernisant indéfectible, a tôt fait de proposer l’hypothèse contraire.

Les Gaulois n’ont-ils pas laissé des enclaves celtiques dans l’Europe centrale et presque parmi les Slaves ? Pourquoi n’y en aurait-il pas dans les Balkans ? Ou du moins pourquoi n’y en aurait-il pas eu ? Des Gaulois ont si longtemps subsisté en Galicie. D’autres ont bien pu implanter dans les Balkans des traditions celtiques, des rythmes, des danses celtiques. Les hommes qui parlèrent si fièrement à Alexandre de Macédoine en lui montrant le ciel, étaient fort capables de danser d’endiablées « montagnardes ». Mais oui, monsieur Stoïtchof, j’ai idée que la procednitza bulgare n’est que la bourrée arverne que nos aïeux ont apprise à vos aïeux.

Je commençais à être quelque peu rassuré, d’autant plus que M. Albert Dauzat venait à la rescousse pour maintenir à la bourrée une origine française, sinon exclusivement auvergnate.

D’après M. Stoïtchof, la bourrée, cette danse nationale d’Auvergne, serait, y compris son nom, d’origine bulgare ! Les Bulgares ne chantent-ils pas, en dansant : Bouréno Bourenké ? Avec de semblables rapprochements on arriverait vite à démontrer, par exemple, que le français chou vient de l’allemand schuh, soulier, — ou vice versa, — et il n’y aurait plus, pour confirmer l’hypothèse, qu’à rappeler l’anecdote classique à Paris de la semelle trouvée par l’Auvergnat dans sa soupe aux choux !

Pour parler sérieusement, il est certain que les anciennes danses populaires de pays très éloignés les uns des autres ont souvent entre elles des caractères frappants de ressemblance. Un Portugais de mes amis m’a affirmé — tout comme le Bulgare — que ses compatriotes dansaient une vieille danse de tout point semblable à la bourrée. Et qui sait si, au lieu de plonger dans la nuit des temps, ces danses, moins vénérables peut-être qu’on ne le croit, ne viendraient pas tout simplement de telle ou telle capitale, et si ce ne sont pas des survivances provinciales de pas dansés à la cour à telles ou telles époques, — lâchons le grand mot, de modes parisiennes ?

C’est l’histoire de nos costumes provinciaux, dont je déplore autant que quiconque la disparition, mais qui ont pour la plupart une origine parisienne et non, hélas ! régionaliste.

Il y a tout à présumer que la bourrée auvergnate vient du Nord. D’après M. Giraudet, fondateur de l’Académie de danse, elle aurait été dansée à Paris en l’an 879. J’ignore où ce renseignement a été puisé, et j’ai tout lieu, je l’avoue, de me méfier : l’éminent artiste rendrait un service inappréciable à la philologie s’il retrouvait l’état civil du mot « bourrée ».

En attendant, une seule certitude existe : c’est que l’Auvergne — suprême paradoxe ! — a emprunté au français le mot de sa danse nationale : du mot français bourrée, elle a fait bouréyo, comme du mot idée, idéyo, etc. « Bourrée » est cité en français, pour la première fois, par Antoine Oudin, en 1642. Je ne crois pas qu’on trouve ce nom de danse en Auvergne avant le XVIIIe siècle.

Le nom de la bourrée — sinon la chose — a été transmis à l’Auvergne par le Bourbonnais, où la bourrée pendant le XIXe siècle, a été tout autant en honneur, ainsi que dans le Haut-Berry : relisons, pour nous en convaincre, les délicieux Maîtres Sonneurs, de George Sand. Car, aujourd’hui, même dans la Limagne d’Auvergne, on ne danse plus la bourrée : la plupart des jeunes gens l’ignorent autant que les Parisiens.

Il faut féliciter les Cantaliens, plus traditionalistes, d’avoir conservé cette danse pittoresque… Même si elle n’est ni celtique, ni bulgare. Peut-être les érudits du Bourbonnais et du Berry pourront-ils éclaircir définitivement le mystère de ses origines.

En tout cas, c’en est fini de la saugrenue étymologie fabriquée par un folkloriste en délire, d’après qui bourrée viendrait de : Bou reï yo (bon roi il y a !), acclamation dont l’on aurait salué les nouveaux souverains à leur avènement dans les villages d’Auvergne. Or, voici que La Veillée d’Auvergne, par la plume de M. Marcellin Boudet, apporte des arguments historiques à M. le docteur C. Stoïtchof. En 1210, de redoutables bandes s’emparent de Laguiole, de Mur-de-Barrez, menacent Aurillac et Rodez. Le seigneur de Tinières les arrête et les écrase. Chaque année, un présent est remis au sauveur de Rodez, dont les envoyés doivent crier par trois fois : « Viva Tinièros que nos a défendut des Albigés et des Bulgares ! »

Quelques années après, l’incursion est renouvelée par un prince portugais, surnommé le Bugre, d’Avignon, soit qu’il eût des Bulgares avec lui, soit pour rappeler la terreur des envahisseurs balkaniques. Le Bugre fut battu, capturé et conduit à Paris.

En 1502, Gourdièges, canton de Pierrefort, — celui de mon enfance ! — est occupé par une tribu d’Albanais à la solde des ligueurs. Il fallut leur donner assaut au château et « le forcer au pétard ».

Par la suite, Bulgares, Albanais, Slaves, sont étiquetés Égyptiens Bohémiens. « On bloquait dans cette expression les tribus slaves, bulgares, danubiennes et autres étrangers ». M. Boudet conclut « que des Auvergnats et des Bulgares et autres gens des Balkans ont pu danser ensemble la bourrée en plein Cantal, à une époque infiniment plus moderne qu’on n’aurait cru. »

Ce qui n’est pas moins troublant, et dont ne parlent pas M. Marcellin Boudet et M. Gandilhon Gens d’Armes, c’est que la cabrette auvergnate et la gaïda bulgare ont le même instrument de musique, — l’outre qu’il faut gonfler et dont le souffle, à la pression du bras, alimente la flûte rustique.


Mais revenons à Aurillac, où je devais connaître Arsène Vermenouze, à ce festival de museteurs qui me le donna comme voisin de jury, sous le péristyle du Palais de Justice.

Là, s’entassaient les concurrents aux outres enrubannées, tandis que, par l’averse croulante, sous de profonds parapluies, la foule emplissait la vaste place où, depuis, a prospéré le square tout grêle alors. Nous écoutions, nous prenions des notes pour le classement… Tout de même, ils étaient trop — et puis, ils ne voulaient pas s’en tenir à leur répertoire rustique, ils s’attaquaient à des airs d’opéra, à des rengaines de café-concert ! Un ministre passa, et la cohorte officielle, avec discours d’usage qui, pas plus que la Cabrette, n’enrayèrent les cataractes ! Aussi, quand se dressa « le poète local », inscrit au programme, je pensais qu’il n’y avait plus d’espoir. Devant nous, le Déluge ? Or, c’était Vermenouze qui, déjà… qui, depuis ! Ah ! il pouvait bien pleuvoir ! Le rideau de brume s’écartait et ce fut l’embellie merveilleuse où le verbe du Poète lançait une chaleureuse bienvenue aux concurrents :

… La bourrée[36] et la cabrette — tiendront toujours le même rang, — car elles sont filles d’un même sang — et comme dans les mêmes langes — dorment deux jumeaux côte à côte — ainsi font bourrée et cabrette.

Mais dans le cœur de l’Auvergnat — leur amour est planté et pousse, — comme à travers l’herbe et la mousse, — la racine d’un orme ou d’un vergne. — Et nulle musique n’est aussi douce — à l’oreille d’un Auvergnat.

[36]

Elo bourreio è la cabreto
Tourou toutchiour lou mèmo rong…

Dès que je tourne me mémoire vers cette journée qui se dérobe derrière un rideau de pluie incessante, le visage de Vermenouze est seul à surgir, en triangle osseux qu’allongeait l’arête du nez descendant vers la barbiche en pointe ; il y avait de l’arabe dans ses traits maigres, sa peau tannée de nomade du désert ; à défaut de burnous, on l’imaginait volontiers sous la bure ascétique de quelque monastère espagnol !

Que je mette l’oreille aux portes du passé, pour y retrouver le premier son entendu de sa voix, elle éclate métallique et martelée, mordante et combative ; sur cette physionomie rude, comme rocheuse, avec sa touffe de poil revêche aux lèvres et au menton, il coulait de la douceur et de la bonté des yeux tendres et frais comme des sources claires ! La modestie, l’assurance, l’indépendance et la fierté se décelaient à ses regards, à sa parole, à son geste. L’assurance venait de ce qu’il avait fait de son mieux. Il ne jouait pas un rôle. Il n’écrivait guère que pour quelques amis, et ne disait que peu en public. De sa vie aventureuse au delà des Pyrénées, peut-être, avait-il pris ces gestes, cette allure que l’on ne possède pas si aisés, ni si nobles, dans nos lourdes montagnes.

Car, tout de suite, c’est par l’accord vigoureux de sa personne et de sa poésie qu’il m’impressionna. L’originalité ne pouvait guère briller dans cette apostrophe à nos humbles souffleurs de cabrettes. Mais la sincérité, la conviction, la simplicité du récitant imposaient le rythme et la phrase, révélaient un tempérament, prouvaient un caractère. La curiosité me pressait. Certainement, notre patoisant n’était pas qu’un versificateur local, comme il s’en produit à toutes inaugurations et commémorations régionalistes. Sans doute, Vermenouze n’était pas qu’un faiseur d’à-propos. Mon voisin accepta la conversation. Elle ne devait s’achever que vingt ans plus tard, — avec la Mort.

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