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Au cœur de l'Auvergne

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CHAPITRE X

Chez Vermenouze. — Ancien émigrant « espagnol », liquoriste, poète et chasseur. — Les colères de Vermenouze : la montre tyrannique ; la servante sourde. — La truite fraîche. — La bécasse à point. — Une histoire de chasse. — La rôtie et le « Vieux Fel ». — L’intérieur du célibataire. — « L’ouverture » du 14 juillet.

Dès le lendemain de cette journée diluvienne, je pénétrais dans l’intimité pittoresque et chaleureuse de Vermenouze. Avec lui, l’invitation était prompte et cordiale autant que rare. Son intérieur ne s’ouvrait qu’à quelques amis très chers. Il était incapable de convier le passant de hasard. Sans doute, sa sympathie rapide venait de mon admiration spontanée pour ses strophes patoises. Il avait été étonné que, débarquant de Paris, j’entendisse le parler natal. Puis, je n’avais pas été moins enthousiaste que lui à célébrer la petite patrie, dans mes allocutions aux ministres ruisselants d’averse, pareils à des phoques émergeant d’un aquarium, qui honoraient de leur visite inondée notre festival amphibie.


— Un peu avant midi, surtout, je déjeune à midi… Tout serait trop cuit et mauvais…


J’ai raconté ailleurs, les origines de Vermenouze. Je ne les rapporte que brièvement. Il était né à Vielles d’Ytrac, le 25 septembre 1850. Il avait donc quarante et un ans, moi vingt-sept. D’une famille « d’Espagnols » ; comme on désigne celles dont les membres vont commercer au delà des monts, Vermenouze émigra, avec un court bagage de savoir primaire, qui devait s’augmenter malgré les soucis du négoce. Il se rendait à Illescas, entre Madrid et Tolède, où un groupe de parents associés devaient l’initier au trafic de l’épicerie et de la bonneterie. Mais ses occupations n’étaient point paisiblement sédentaires, à la casa de commercio. Le jeune homme n’était pas immobilisé dans une boutique, derrière un comptoir. A lui, les longues tournées par la province, à travers les villages de la Nouvelle Castille. Ce n’était pas de calmes chevauchées de marchand, — par la région infestée de bandes carlistes et de détrousseurs de grands chemins ! Ajoutez à cela que Vermenouze dévorait Hugo, A. de Musset, Lamartine ; La Légende des Siècles ne le quittait pas ! Au pas de sa mule, coiffé du sombrero, l’escopette au côté, je le vois très bien foulant quelque paysage désolé de la Manche, plus hanté du rêve de rencontrer le sublime Don Quichotte que d’écouler ses ballots d’étoffes…

Ainsi le voyais-je, d’après le peu que je savais déjà, quand je fus à la porte de son magasin de distillerie, sous l’enseigne Vermenouze et Garric. Ici, comme tra los montes, il était avec des Garric depuis quelques années dans une demi-retraite, qui lui laissait des loisirs pour la poésie et la chasse. Il se tenait au bureau, assurait la comptabilité, — avec quelque détachement. Les affaires se traitaient sans fièvre, avec une vieille clientèle. Arsène Vermenouze, pourtant, sortait de sa réserve pour faire quelques semaines dans l’active, à l’automne. C’était une tournée annuelle, à travers le haut pays. Il partait à pied, et chassait, jusqu’à Pierrefort, Brezons. Je ne sais s’il plaçait beaucoup sa marque, ou tuait quantité de gibier : mais de ses courses au vent de la montagne il rapportait d’admirables poèmes de terroir, — où il n’était plus question de Surcouf, le corsaire héroïque de la Mer des Indes.


J’avais scrupuleusement obéi à la recommandation. Je n’étais pas en retard. Cependant, mon hôte avait tiré sa montre, tout en m’ouvrant la porte, — vieille habitude de chicaner à une minute près.

— Entrez, entrez… Nous avons encore un moment… C’est bien ainsi… Il ne faut pas faire attendre la cuisinière… Oh ! ne comptez pas sur un festin. Je vous reçois en vieux garçon…


Aujourd’hui, la figure basanée d’hidalgo se couvrait d’une sage calotte ; chaussé de pantoufles, en gros veston, Vermenouze s’excusait de son accoutrement d’intérieur ; il avait pris froid dans l’humidité de la veille ; il était obligé à des précautions, à cause d’une ancienne pleurésie. Marcheur intrépide, nous le plaisantions quelquefois sur sa faiblesse imaginaire ; il n’est que trop vrai qu’il lui était demeuré quelque tare aux poumons…

Aux apparences, il ne faudrait pas croire que Vermenouze goûtât le calme dans ce bureau-caisse aménagé à l’angle gauche d’entrée de la pièce, toute en casiers garnis de bouteilles de Malaga, d’Eau-de-noix, d’Élixir de Goudron, de Triple-Sec, de spécialités de la maison ou de la région. L’ordre était partout, dans les rayons d’alcools, comme dans la cage des registres et des cartonniers. Mais un perpétuel tumulte ébranlait la sérénité du maître de céans. Un journal, jeté sur une chaise, trahissait l’émoi du lecteur.

— C’est dégoûtant ! clamait Vermenouze.

Il nous tendait L’Autorité, le doigt sur l’article de Paul de Cassagnac, qui était alors « son homme », mais dont il devait, plus tard, se désaffectionner, le vigoureux polémiste n’ayant pas renversé la Gueuse, dans les délais souhaités par son fidèle abonné.


Car, on m’en avait prévenu, il fallait à Vermenouze, chaque jour, à peu près à heures fixes, ses motifs de grommeler et d’éclater. Nullement quinteux, nullement atrabilaire, ses colères et ses bourrades ne décelaient aucune humeur de hargne contre son prochain ; elles ne s’attaquaient qu’aux événements et aux institutions, dans un grossissement des plus menus incidents, transformés en catastrophes ! Une bonne colère de Vermenouze était un spectacle réjouissant. Car il y allait d’une verve impétueuse — irrésistible. Je crois bien que ce n’est pas sans intention que, dans son entourage même, quelque associé se faisait un jeu d’exhiber, en face de L’Autorité, le Cri du Peuple, de Jules Vallès, ou quelque feuille radicale. Nous-même, et quelque autre, souvent, ne nous amusâmes-nous pas à n’arriver qu’à l’avant-dernier coup de midi ou de sept heures, sonnant à Notre-Dame des Neiges, tandis que Vermenouze, déjà en rumeur, avait sorti sa montre qui… n’était jamais à l’heure ! Il lui fallait toute une série de calculs pour obtenir le point. Il devait se souvenir que, la veille ou l’avant-veille, elle retardait ou avançait de tant, ou qu’il l’avait remise à l’heure sur l’église ou le chemin de fer, variant de cinq ou dix minutes…

Bref, on montait, et la discussion reprenait, — avec la servante qui, d’ailleurs, souriait imperturbablement aux éclats de voix et aux apostrophes habituels : elle était sourde. La serviette dépliée c’en était fini de tous éclats de voix. Le maître de maison exigeait que les convives, un ou deux, rarement trois, fussent tout à l’office immédiat. La truite était de son choix. Il savait qui l’avait pêchée, et à quelle heure, et rapportée sans qu’elle eût senti le soleil, entre les herbes et les feuilles mouillées qui conservent le mieux la fraîcheur. La bécasse qu’il voulait à point, et non décomposée et puante, il l’avait « descendue » de son propre fusil, suspendue à une poutre de la cave, dans le courant d’air propice. Naturellement, chaque oiseau avait son histoire :

Alors, le gibier, qui sent fondre la neige[37], le pluvier doré, le vanneau, — et le roi des longs-becs, la jolie bécasse. — Tout cela vient, tout cela passe.

[37] Oléro lou gibié, que sent foundre lo néu.

Mais chut, chut ! Mon chien, Tom, qui cheminait au trot, — vient de s’immobiliser comme un roc, comme une souche, comme une barre. — Je m’en approche : Beau ! Tom. J’entends : tchiarro, tchiarro ! — et je vois un oiseau gris, qui file tant qu’il peut, — je le fais rouler à terre du premier coup.

C’est une bécassine, et même grosse et replète, — presque autant qu’une lombarde. — Je l’introduis au fond du carnier, — avec une autre couple que j’ai déjà mise en ordre, — et j’ouvre mon fusil vivement, et même je le charge, — car Tom allonge à nouveau le museau et s’arrête dans une flaque, au bord du ruisseau : — Ah ! pauvre homme ! Quelle émotion ! — J’ai passé devant Tom et je fais : Brou ! rien ne se lève, — Beau ! Tom, dis-je de nouveau, tu arrêtes quelque fantôme ?

Mais Tom demeure là plus roide que jamais. — Je crie : Brou ! tant que je peux ; alors cependant — un petit oisillon me part à me toucher les pieds ; je me retourne, — car il m’est parti derrière et vivement je le tire, — mais rien ne tombe, l’oiseau qui semble un papillon, — et qui n’est pas plus gros qu’un poussin, quand il sort de l’œuf, — est tellement léger que le vent l’emporte, — comme de l’herbe sèche ou quelque feuille morte, — et il s’en va, il s’en va, le sourdou — un oiseau gras comme un lardon, — le meilleur, le plus fin ! Je jure que tout en fume, — car j’ai la mauvaise coutume, — quand je manque ainsi quelque gibier, — de jurer comme un charretier.

Mais finalement, la rescapée de la première alerte, ou quelque autre, devait enfler le carnier fatal… Du moins, la bécasse vaincue n’était pas jetée à la fosse commune, au panier des revendeurs. Vermenouze lui assurait de nobles funérailles.

Il opérait lui-même, au feu de bois, dans sa vaste cheminée où la victime arrivait de la cuisine, toute drapée de lard fin, comme sur un lit de parade, sur sa rôtie somptueuse, d’après une vieille recette d’Ytrac ; il eût été sacrilège de parler, en ces minutes suprêmes. D’ailleurs, comme Vermenouze n’admettait guère qu’un compagnon au partage de la bête, celui-ci n’aurait pas osé troubler le sacrificateur dans ses rites : il était solennel et magnifique, à la lueur de la flamme, manœuvrant la broche, arrosant la farce de la rôtie, découpant et gardant sur son assiette brûlante la moitié du gibier dont il nous glissait l’autre moitié. Il ne fallait pas remercier, mais savourer sans délai ; seulement, quand il avait versé le vieux Fel, des derniers plants que n’avait point encore attaqués le phylloxéra, on pouvait respirer et s’exclamer…

Pourtant, il fallait réserver l’admiration pour le fromage. Vermenouze en avait toujours quelque morceau précieusement soigné ; les marchands le savaient connaisseur et ne l’auraient pas trompé. Il aurait dit la montagne et le troupeau d’où provenait le quartier de fourme servi à sa table. Cependant, ce gourmet était sobre ; il mangeait peu, et du salé, du Cantal, du pain de seigle, avec du vin trempé d’eau, le contentaient à l’habitude ; son régal était une pomme au dessert.

Et sa pipe…


Je n’aperçus pas tout cela, à ma première visite. J’ai anticipé. Sans doute, le menu était autre, — la bécasse ne passant qu’à l’automne ou au printemps. Enfin, ce n’était pas une curiosité de bouche qui m’avait fait accepter l’invitation. J’étais trop intrigué et ému pour fournir grande attention au repas. Je ne m’y intéressais vraiment que par le souci dont mon hôte faisait preuve en célibataire féru de la tenue de son intérieur. Nous prîmes le café dans une autre pièce, toute hantée de rapaces empaillés, avec des fusils, des armes sur chaque paroi, et des râteliers de pipe de tous genres. A une table, était vissée une mécanique à sertir des cartouches ; un fusil était démonté…

— Je me prépare, me dit Vermenouze, pour le 14 juillet…

— Comment ! vous tirez des salves pour la République…

— F… non ! Mais, ce jour-là, tous les gendarmes de l’arrondissement sont de service en ville pour la revue. Alors, je vais voir s’il y aura du perdreau dans les environs…


Vermenouze me remit quelques numéros de journaux aurillacois qui accueillaient ses poèmes patois. Il redescendit à sa boutique et je regagnai l’hôtel, sous la pluie, mais joyeux, malgré le temps, comme s’il m’était arrivé un grand bonheur. J’avais cessé d’être un touriste, à la merci du ciel maussade. Il y avait, en cette étroite rue d’Aurinques, un homme et un poète épris comme moi de notre Auvergne !

Nous n’étions pas nombreux alors !

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