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Au cœur de l'Auvergne

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CHAPITRE IV

L’enfant pâle : De J. F. Raffaëlli à F. Coppée. — Paysages « impressionnistes ». — La montagne retrouvée. — La « grammaire » de Bancharel. — Les précurseurs de « l’École Auvergnate ».

Il y a trente ans, sur la fin de mes études à Condorcet, j’obtins d’aller me soigner en Auvergne.

J’étais pâle, le cœur à soubresauts, hanté profondément d’une phrase trop souvent entendue : « Les jumeaux, ça ne va pas loin, ça reste toujours fragile… » Or, j’avais survécu au frère mort tout jeune, — mais je croyais peu à une longue durée…

Cependant, d’instinct, j’avais choisi le remède. Aux falaises basaltiques de Vic-sur-Cère, le vent du haut ramonait mes poumons encrassés de banlieue. Les courses en montagne fortifiaient les muscles paresseux, vivifiaient le sang pauvre. Mais, surtout, je fixais, solidement, mon statut moral auvergnat.

Pour beaucoup j’ai quitté le pays, je suis descendu vers Paris. C’est le contraire : né loin de mon village natal, il m’a fallu remonter…


Eh ! oui, j’ai d’abord « chanté » les plaines de détritus et de gadoue, les arbres de fil de fer, les horizons fuligineux chers à Jean-François Raffaëlli, mon voisin des berges d’Asnières, l’accueillant ami des débuts. A petites touches impressionnistes, en vers démesurément libres, — c’était vers 1880, où commençait de se dilater l’alexandrin aux premiers feux du symbolisme, — je m’efforçais d’annexer à la poésie française, — pas plus ! — la contrée où régnait l’admirable peintre de ces ciels souffreteux sous lesquels ahane le travailleur des usines, et trône le rôdeur des fortifs et des terrains vagues ! La banlieue à la mode des Goncourt, de J.-K. Huysmans, de François Coppée, où, par la campagne élimée, jonchée de vieux chiffons et de tessons de bouteille, grouille une humanité de misère, de rebut, et de vice ! Parfois, une bouffée de jeunesse, une volée d’ouvrières avec des rires et la romance du jour ; mais la cloche appelle, et les prisonnières ont disparu, derrière les lourdes portes de la fabrique…


Comme ce décor de barrière se retire vite de ma vie, à l’éblouissement des sublimes aspects de la montagne, — de mon cœur gagné à la haute nature…


(Des yeux charmants s’entr’ouvrent du lointain passé, graves de mélancolie et de reproche : n’ai-je pas connu, par ces guinguettes à canotiers, la première aventure ? par ces ruelles de faubourg, la marche triomphale de la vingtième année, accompagnée d’orgues de Barbarie sous les fenêtres, de clairons et de cors de chasse par les glacis et les fossés ! Soirs divins où l’on se moque bien que ce soit le cornet d’un tramway qui scande les aveux impérissables ! Non, je ne vais pas renier les heures enchantées, — il n’en sonne pas tant à l’horloge inflexible dont l’aiguille ne retourne jamais en arrière, — là-bas, au fond de ma mémoire encombrée, au bout du jardin où il a poussé de tout, ah ! s’il était permis de revenir sur ses pas, que j’irais droit sans me tromper, au mur de lierre, à la haie d’épine-vinette, à la tonnelle de chèvrefeuille, d’où mes plus chers souvenirs se penchent sur les mille miroirs brisés de l’eau du fleuve…)


J’en devenais injuste, détestant tout ce qui n’était pas la montagne retrouvée, délaissant mes poètes et mes maîtres d’hier, et tirant une révérence aux camarades de la génération symboliste et décadente. Désormais, j’escaladais et dévalais par les puys et les plombs, et le patois des bouviers me tenait lieu de littérature ; la plus traînante banalité reprenait un goût d’inédit, en passant dans une locution indigène. Enfin, ce fut par les dialectes cantaliens que je parvins aux grands félibres du Languedoc, de Gascogne et de Provence, et c’est par Aurillac que je m’acheminai vers Maillane…


Comment pourrais-je omettre d’en noter ma reconnaissance à ce brave petit livre d’Auguste Bancharel : La Grammaire et les Poètes de la langue patoise d’Auvergne !

L’ouvrage vaut surtout par la bonne volonté et par la foi aux destinées de la race, — une foi pratique et agissante…

Car, les considérations linguistiques de l’auteur sont des plus aventurées ; pour lui, la langue auvergnate et la celtique, c’est tout un : voilà pour les origines. Sans doute notre téméraire philologue admettra que, par la suite, le latin et le germain influencèrent le patois, mais sans le corrompre :

De tous les dialectes divers de la langue romane, le patois seul a conservé sa pureté, sa vie. C’est encore la langue que parlaient les troubadours, les maîtres de la sobregayo companhia. Le patois a la souplesse de l’italien, la majesté retentissante de l’espagnol, l’énergie et la concision du latin, avec le molle atque facetum, le dolce de l’Ionie qu’il hérita des Phocéens de Marseille, et l’imagination de la Gascogne qui lui a donné et lui conserve ses autres richesses.

Pauvre parler de nos montagnards ! Ah ! Auguste Bancharel lui faisait la part belle. Évidemment, il exagérait ! Mais que de gratitude ne faut-il pas garder pour cette exaltation passionnée, en regard du mépris où la bourgeoisie tenait le vocabulaire du peuple qui, lui aussi, d’ailleurs, en usait « sans l’estimer ». Tournons les pages de linguistiques contestables, et voici le chapitre savoureux où sont recueillis nombre de proverbes ruraux, rudes et précis[6]. Plus loin, des chants du pays, malheureusement présentés sans ordre, alors que l’auteur était si bien désigné pour une compilation plus méthodique et définitive du folklore déjà rassemblé en maints guides et dictionnaires. Du moins, devons-nous à Auguste Bancharel un florilège local qui jalonne utilement les étapes de notre chère petite renaissance auvergnate. Grâce à cette anthologie des précurseurs patoisants de l’École auvergnate, j’ai connu Jean-Baptiste Brayat, l’abbé Bouquier, Dupuy-Granval, Jean-Baptiste Veyre. Ainsi, le médecin, le prêtre, le gentilhomme, l’instituteur, pour traduire leurs sentiments intimes et leurs impressions du terroir, avaient préféré au français de leurs diplômes officiels l’idiome de leur enfance et de leur village, spontanément, avant d’y être incités par le grand mouvement de rénovation méridionale. Ce n’étaient là que des essais modestes, d’innocentes distractions, le jeu d’amateurs s’ingéniant à tirer quelques sons d’un instrument démodé. Cependant, ces accents ne devaient pas rester inentendus. Ils frappaient des oreilles attentives, parvenaient aux abbés Géraud, Fau, Courchinoux, à Arsène Vermenouze, de qui Auguste Bancharel, leur aîné, encourageait les tentatives, par ses articles de l’Avenir du Cantal, dès 1880, par ses brochures, par les fêtes dues à son initiative, les concours de cabrette, dont il était le promoteur et où il avait imposé que les discours d’usage fussent prononcés en patois.

[6] La Grammaire et les Poètes de la Langue patoise d’Auvergne, par A. Bancharel (Aurillac, 1882).

Donc, par son action personnelle, par l’exemple de sa vie obstinée au sol natal, par sa propagande décentralisatrice, Auguste Bancharel ouvrait et facilitait la voie au félibrige cantalien. Son influence a pu orienter un Vermenouze qui hésitait et, à sa vingtième année, alignait des alexandrins romantiques à la gloire de « Surcouf » ! Que pouvait rêver de plus, dans sa casa de commercio d’Illescas, le jeune émigrant, que d’être imprimé à l’Avenir du Cantal, de collaborer avec son Directeur, leurs Rimes Patoises paraissant sous même couverture ? Ce n’est pas de ses âpres compagnons de négoce qu’il pouvait être compris ! Entre deux voyages en Espagne, de retour au pays, il tombait dans un renouveau de poésie patoisante, et il était vite gagné à la cause ! Ah ! de ce Bancharel, — qui avait assisté à la descente de Jasmin en Aurillac, vingt-cinq ans auparavant ! N’était-il pas le confident tout indiqué des inspirations littéraires du jeune compatriote. Comment « le grammairien » même n’en eût-il pas imposé à l’élève sorti des « Frères » avec un petit bagage rudimentaire. Mais il s’agit bien de controverse dialectologique pour qui portait en soi toute poésie, avec le don le plus sûr de l’expression juste, puissante et pittoresque. Le sculpteur a-t-il besoin de connaître la genèse géologique des carrières du marbre qu’il taille, l’architecte de savoir l’historique de tant de matériaux qu’il assemble ? Arsène Vermenouze ne se préoccupait guère de la filiation des mots asservis du premier coup à sa pensée ; il lui suffisait qu’ils en suivissent le jet impétueux et le rythme souple et large…

Ce n’est point un chétif honneur qui rejaillit à Auguste Bancharel, d’avoir peut-être révélé Vermenouze à Vermenouze ; en tout cas, de l’avoir, dès les premiers vers, reconnu et signalé comme un maître à ses concitoyens, plutôt indifférents et sceptiques…

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