Au cœur de l'Auvergne
CHAPITRE XII
Arsène Vermenouze inédit. — Le premier article de la Revue Bleue. — Les gueux des chemins. — Les deux Menettes. — Dans les châtaigneraies. — Le chasseur de Sauvagine.
Les volcans d’Auvergne se rallumant ne m’auraient pas ébloui plus que ma première lecture de cette liasse de journaux locaux où avaient paru les premières pièces de vers d’Arsène Vermenouze. C’était comme si l’Auvergne, pétrifiée et muette des millions d’années, se fût dressée d’un geste vivant et eût pris la parole.
Rentré à Paris, l’incantation ne s’évapora pas aux négations de mes camarades de littérature. On devine si décadents et symbolistes, occupés à concasser du vers libre, se gaussaient du régionalisme. Pour moi, à travers la fumée des petites chapelles, montait une flamme neuve et haute. J’étouffais ; il me fallait de la poésie de grand air. Je criais au miracle avec conviction. Nos jeunes auvergnatisants d’aujourd’hui ne sauraient comprendre l’audace qu’il fallait, il y a seulement vingt ans, pour entamer une conversation sur un sujet aussi lointain. On vous eût volontiers renvoyé à la Société de Géographie, avec les explorateurs du Continent noir et les déchiffreurs de langues inconnues. Le patois d’Auvergne ! Arsène Vermenouze. Quand Alphonse Daudet, en qui trente ans des brouillards de Paris n’avaient fait qu’exacerber la nostalgie du soleil méridional, traduisait avec tout son génie communicatif, dans une prose enamourée du parler natal le chef-d’œuvre de Batisto Bonnet, Vie d’Enfant, Un Paysan du Midi, n’en pouvait parler qu’à ses proches et aux « despatriés » de la Province ! Ce livre, avec une si glorieuse présentation, aurait dû retrouver le triomphe des Lettres de mon Moulin ; la traduction n’était plus une traduction, mais le double du livre, revécu, repensé, réécrit en français ! Cependant, Batisto Bonnet est demeuré Baptiste comme devant.
Cependant, j’osai, j’étais jeune ! avec une audace qui n’avait d’égale que ma timidité. Le hasard me servit, comme il sert tous ceux qui vont à sa rencontre. Car le hasard veut être sollicité. En présence de M. Ferrari, sans avoir jamais songé à la Revue Bleue qu’il dirigeait, je manifestai mon enthousiasme. Certainement, je produisis à M. Ferrari l’effet d’un trappeur, au retour d’une expédition lointaine. Il me commanda l’article, que je fabriquai tout de suite, vers la fin de 1891, et dont je reçus les épreuves dans la huitaine comme pour paraître dans un numéro suivant. Maintenant, la hardiesse de M. Ferrari se rafraîchissait : c’était si spécial, pas d’actualité… Bref, le nom de Vermenouze ne figura qu’au sommaire du 16 juillet 1892.
Je ne pouvais étudier alors que le rude Vermenouze en sa première manière, tel qu’il devait se révéler, quatre ans après, dans son ouvrage de début : Flour de Brousso ! Un Vermenouze bon vivant, truculent, qui ne s’effarait pas devant les mots ni devant les images et dont la tendresse allait volontiers aux gueux des chemins, au Velu, à Gratte-chat, aux braconniers du bois et de la rivière, au peuple pittoresque de la besace et du carnier qui abandonne prudemment la grande route aux chevaux de la gendarmerie, en approchant des villages ; la maréchaussée est curieuse, et il n’est pas toujours facile d’expliquer la provenance d’une paire de chaussures ou d’une gourde qui voisinent dans « le sac à malice » avec une saucisse et un paquet de tabac.
Ces héros de Vermenouze n’étaient pas toujours en règle avec la loi.
Vermenouze n’affectait pas de sévérité à leur endroit ; il les savait ingénus et bons sous leurs haillons ; il avait un faible pour ces réfractaires qui maintenaient au paysage une couleur de romantisme. A travers le labeur opiniâtre, l’asservissement du paysan au sol, leur errance problématique les montrait insouciants et libres ; le mendiant prend facilement de la grandeur, et sa parole du mystère. On l’accueille et on le redoute. De lui, on fait peur aux enfants pas sages, qu’il emportera. Seule, sa venue suscite quelque imprévu au hameau bloqué par l’impitoyable hiver !
Le petit Vermenouze, comme il se repérait sous les cheveux gris, raffolait des Contes de Voleurs, du grand-père, de la vieille servante, du bouvier aux sabots pointus, autour des landiers, à la lueur fumeuse de la lampe de cuivre.
Vagabonds, braconniers, dans les replis de la vallée, où les vachers paissent leur rouge ou jaune bétail, sur les hauts plateaux, — les hommes et le troupeau se détachant sur le ciel, dans le relief pur d’une frise antique ; le joueur de cabrette, qui est de toutes les fêtes, le bon curé « porté sur la bouche », ou la vieille aubergiste qui ne peut satisfaire le citadin commandant des œufs au beurre noir, parce que, dans le pays, on ne fait que du beurre blanc ; Vermenouze évoquant toutes ces figures campagnardes et montagnardes avec une verve cordiale et joyeuse, « déboutonnait le gilet de ses auditoires locaux, à force de rire. »
Car, le talent de conter de Vermenouze est considérable.
Il excelle à faire court, sans détours ni lenteurs, à présenter les personnages dans leur raccourci essentiel ; il demeure véridique, jusque dans la caricature, dans la charge qui exagère sans déformer. Dans le patois de basalte où il taille ces frustes compagnons, soudain l’éclair jaillit, un coup de pic fait pétiller des étincelles, bondir la flamme ; c’est le feu des mots, des expressions du terroir où se réchauffe, s’éclaire, se réconforte tout un pays, communiant dans la religion du passé. Le petit chef-d’œuvre qui suit édifie suffisamment sur la manière sobre et franche de Vermenouze :
LES DEUX MENETTES
Il était nuit, il faisait froid : c’était vers Noël ; — mais par bonheur nous avions du bois sec à la maison. — Mon aïeul, assis sur sa grande chaise, — sommeillait les pieds sur la pierre du foyer, — et n’écoutait plus mon père qui, tout haut, — à la lumière de lun nous lisait le journal. — Tout à coup, nous entendons au milieu du vacarme — que faisait un vilain vent noir et sauvage, — nous entendons, sur le pavé, dehors, un bruit de sabots. — En même temps : pan, pan ! quelqu’un heurte deux fois.
Mon père se leva, s’approcha de la porte — et cria : Qui êtes-vous ? de sa plus forte voix. — Alors, une autre voix répondit : C’est moi, — Jean Pel, et ouvrez-moi, car il neige ; — même si vous aviez du bon vin, j’en boirais bien une pauque. — Mon père reconnut Jean Pel à sa voix rauque, — et sans se faire prier, tira le verrou : — Allons Jean Pel, dit-il, venez prendre un bouillon ; — mais quant au vin, vous le savez, il vous rend trop tapageur ; — et vous n’en aurez pas chez moi : le vin vous est contraire.
En même temps, tout blanc de neige, maître Jean Pel — entra en secouant sa veste et son chapeau. — C’était un vieux qui faisait métier de museteur. — Il ôta ses sabots, s’approcha de la lumière — et nous autres, les enfants, nous vîmes, étonnés, — un colosse d’homme avec deux verrues sur le nez, — telles que la plus grande avait la grosseur d’une noisette : — la barbe lui pendait comme une brassée de laine, — et les cheveux lui tombaient plus bas que la nuque. — Bonsoir, la Compagnie ! fit-il, j’ai bien soif ; — et, si elle était pleine de vin, j’imagine, par ma foi, — que je viderais du coup l’outre de ma musette. — Pauvre homme, lui répond la servante Marion, — nous avons le puits tout auprès, — même il est profond, bien sûr, — et vous ne le tarirez pas en une gorgée !
Jean Pel ne s’émut pas de cette rebuffade : — Je te remercie, Marion, dit-il, de ton invitation ; — mais l’eau, vois-tu, encore qu’elle ne soit pas bien chère, — tu en as trop grand besoin pour te laver la figure.
Notre Marion, qui avait le sang un peu vif, — n’aurait pas coupé court à la conversation, mais mon aïeul — devant Dieu soit-il — dressa l’oreille, entendit quelque bruit, obscurcit le sourcil, — et Marion n’osa pas répondre au musicien, — car tous, à la maison, nous respections l’ancien.
En même temps, Jean Pel, comme si de rien n’était, — sans façon s’assit auprès de mon père. — Quand il eut bien mangé et fait un grand sobrot[40] — avec du bouillon gras et du vin, pas trop, — il nous conta qu’il venait d’une grande fête où il avait joué de la musette jusqu’à la mi-veillée, — et qu’en retournant chez lui, la neige l’avait surpris : — Je n’ai jamais, disait-il, enduré autant de froid, — et cependant, la nuit je suis en course bien souvent ; — je me rappelle qu’une fois on me vola la bourse. — Une autre fois, j’avais bu du vin nouveau, — et cela me travailla le cerveau si fort que malgré qu’il fît une lune superbe, — je me plantai, la tête la première, dans un étang !
[40] Mélange de vin et de bouillon.
Mais la fois que je me suis amusé comme il faut, — ce fut un soir que je revenais de Saint-Paul. — Comme toujours j’avais étanché force verres ; la route — me semblait étroite, et il me la fallait toute. — Cependant je me tenais aussi droit que je pouvais. Comme j’arrivais au Vert, le soleil disparaissait. — Et juste au milieu du pont, que vois-je ? Deux menettes — qui venaient doucement, sans bruit, toutes seulettes.
Le diable, qui ne dort pas souvent, — dans ce moment me tenta : — Jean Pel, me fit-il, l’occasion est choisie. — Et de ta vie tu ne la rencontreras pas de nouveau : — deux menettes, la nuit, seulettes sur un pont, — cela ne se trouve pas trente-six fois par an ; — Jean Pel, fais-les danser ! Moi qui étais très capable — de faire ce péché sans le secours du diable, — je ne me le fis pas dire deux fois. — Je prends ma cabrette et j’ôte mes sabots. Quand les menettes m’aperçurent, — elles se signèrent toutes deux à la fois, — et elles reculèrent : Menettes, leur fis-je, il vous faut danser incontinent ; — vous devez voir que je n’ai pas soif, — et si vous ne dansiez pas, l’une après l’autre vous pourriez — aller prendre un bouillon dans la rivière d’Authre.
Les menettes me connaissaient, — elles voyaient bien d’ailleurs que j’étais rond comme un œuf — et qu’elles perdraient leur temps à se demander grâce ; — donc elles se mirent face à face et dansèrent. D’abord, elles firent un peu doucement — une menette est comme une nonne, c’est toujours plein de timidité ; — mais sur la fin elles prirent élan et elles dansèrent à faire trembler le pont. — La plus vieille surtout, quelle rude menette ! — Je faillis en crever l’outre de ma musette ! — vous auriez dit une toupie ; — elle volait quasi comme un oiseau. — Je leur jouai d’abord : Sur la lisière du petit bois, puis, la Marianne, — puis Je montai la marmite.
La plus jeune, qui avait les pieds comme une canne, — devint pourpre et se lassa tôt. — Mais l’autre m’aurait lassé, moi ! — Noire, sèche, édentée, cette vieille fée, — dansa, sans suer, jusqu’à la dernière bourrée, — et quand s’acheva le bal, — je crois qu’elle le regretta.
Ainsi parla Jean Pel. Il était fin de veillée, — l’homme se leva, caressa sa barbe en éventail, — but encore un demi-verre de vin, — puis s’en alla. Je ne l’ai pas revu depuis.
Ainsi se découvrait Vermenouze en ses débuts réalistes. Là, je crois bien, il fut le plus près de nos compatriotes. Comment n’auraient-ils pas été sensibles aux strophes qui célébraient d’un tel accent filial la beauté méconnue des plus humbles sites. Vermenouze aura été l’inventeur passionné, le paysagiste grandiose de ces espaces ignorés du peintre :
DANS LES CHATAIGNERAIES
De Montsalvy nous partons pour le pays de la vigne, — mais d’une vigne maigre et rance, qui boude, — qui traîne à regret par les pays et les pentes — ses pousses maladives, tordues comme des serpents. — Aussi le petit vin jailli de sa grappe — n’est pas bien fort, le pauvre, et ne tache pas la nappe, — Mais de franc comme lui je n’en connais aucun : — il emplit la vessie et jamais ne monte à la tête.
C’est du bon vin, encore qu’il ne soit pas fort, — et moi, je lui trouve une senteur de violettes.
Entraygues, brave endroit, laisse-moi te chanter, — et boire de ton vin digne d’être vanté — une chopine à ta santé. — Mais avant de chanter la vigne et le vignoble, — je veux chanter le châtaignier. — Il est rustique, il n’est pas élégant, il n’est pas noble. — Mais c’est un arbre nourricier. — C’est l’arbre du pauvre, c’est l’arbre du peuple. — Je veux chanter le châtaignier.
Au froment exigeant il faut de la terre grasse, — il lui faut tout, culture et terrain, et fumier. — La vigne maladive (elle est de trop vieille race), — veut du soleil levant un coup d’œil, le premier, — mais lui n’a pas besoin de cela, le châtaignier.
Il pousse partout, dans la terre glaise, dans le sable et dans le gravier : — souvent au milieu d’un roc, perdu dans les genêts, — vous voyez comme un roi qui a sa couronne en tête, — ou comme un coq à la plus haute cime d’un clocher, — un gros arbre feuillu (vous le connaissez de reste), — seul, d’un roc dur comme le fer, peut sortir le châtaignier.
Et il sort, de ce roc, qui s’est fendu par le milieu : — sa racine s’y est fichée et, dans le trou obscur, — elle laboure, trouve la terre au fond, s’en repaît, — et cela suffit : du roc, l’arbre n’est pas prisonnier. — Son tronc, creux et vermoulu, perce la pierre dure, — et glorieux vers le soleil monte le châtaignier.
Le long des puys, que la chaleur rôtit et brûle, — où plus rien ne pousse, pas même l’arrête-bœuf, — sur des sommets qui sont pelés comme des œufs, — le châtaignier, gaillard, épanouit sa frondaison.
Plus la chaleur plombe, plus il me plaît, lui : — quand tout se froisse, sèche et meurt dans la campagne, — le brave châtaignier, tout chargé de châtaignes, — vaniteux comme un paon, fait la roue au soleil.
Au milieu d’un sable rouge et nu, sans une tige, — cet énorme tronc, couronné de feuilles, — vous surprend d’autant plus que souvent tout creusé, — il n’a pas deux doigts de bois sain sous son écorce.
« Fichu pays, ce pays de châtaigniers ! » — disent les fiers paysans, fils des terres hautes, — les montagnards aux cheveux blonds, aux joues rouges, — qui toujours ont de la viande et du vin à la maison, — « fichu pays, disent-ils, pour l’homme et le bétail. »
« Cela n’enrichit pas un pays, la châtaigne, — encore que les châtaigniers rompent sous le poids des rameaux : — l’herbe par en bas vous monte à peine sur les orteils, — et de deux choses l’une : les prés sont comme des marais ou secs au point qu’on y voit chevaucher les grillons.
« Le foin de vers là-bas ne vaut pas notre paille, — et les bœufs, et les taureaux rouges de Saint-Chamant — ou de Salers, quand ils l’ont rongé toute une année, — deviennent fauves et sont comme des cosses.
« Les hommes, non plus, n’y sont pas bien gaillards : — ils n’ont pas le ventre gros ni davantage la mine rouge ; ils font surtout la soupe avec des quartiers de courge, — et les grands jours de fête avec des quartiers de lard. »
Du bas pays ainsi parlent les montagnards.
Ils ne disent pas, les rusées et les méchantes langues, — que si l’homme de la châtaigneraie est un peu maigrot, — quand il s’irrite, il est vaillant, malin et têtu, — et qu’alors il n’y a pas de diable qui le tienne.
Le montagnard ne sait pas (s’il le sait, il n’en a pas l’air) — que dans le bas pays les filles sont belles, — et que le pays, qui produit ces plantes, — a le droit de s’en croire et d’en être fier — autant, pour le moins, que d’un veau de Salers.
Cependant, Vermenouze n’était pas toujours sur les sommets. Il descendait aux contingences de la politique d’arrondissement, entraîné par les circonstances, en tirailleur isolé, forcené, intransigeant, à croire qu’il avait rapporté de ses courses en Espagne l’intolérance de toutes les Inquisitions : une tête de Torquemada, aussi, de coupe dure, d’une maigreur ascétique, de regard fixe, qui devenait violent, mais vite radouci, à qui ses principes religieux n’interdisaient pas encore des contes dont la bonne humeur et la saine gaillardise contrastent avec sa production postérieure.