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Au cœur de l'Auvergne

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CHAPITRE XV

Du Cantal aux Alpilles. — Le cinquantenaire de Font-Ségugne. — Le palais du Félibrige. — L’appui d’Aristide Briand. — La statue de Mistral. — Vive Provence.

Ce fut, vraiment, à cette commémoration demi-séculaire de la fondation du Félibrige, que s’imposa la gloire de Vermenouze.

Droit comme le chêne sous lequel il est debout dans ses soixante-quatorze ans qui ne lui pèsent rien, Mistral entonne la chanson de circonstance :

Les Sept de Font-Ségugne en chantant notre langue nous étions comme des dieux.

Les beaux diseurs sont morts, — mais les voix ont parlé : — sont morts les bâtisseurs, — mais le temple est bâti…

Le Temple est bâti… Pour longtemps, le grand prêtre est encore là… Mais après ? Il n’y avait guère de nouveaux, au jubilé du Félibrige ?…

Il y avait Vermenouze — avec Michalias. Quand les regards de F. Mistral revenaient du passé, du 21 mai 1854 à la fête de 1904, c’est sur l’Auvergne qu’ils devaient se porter — et sur l’œuvre auvergnate du Capiscol dont le Consistoire félibré allait faire un majoral.

Jamais Mistral ne nous était apparu aussi grandiose et régnant, — avec cette Arlésienne, jolie comme un matin de printemps, le fichu traditionnel d’où se dégageait le cou gracile, le diadème de ses cheveux relevés dans la dentelle, cernés du ruban de couleur — qu’il promenait fièrement à travers la foule…

....... .......... ...

Au passage, en provençau, Mistral m’apostropha :

— Tu en as vu, dans ta Chine et ton Japon, de ces belles filles-là ?

Le front lumineux, le rire sonore, il continua sa promenade, sous les arbres de Font-Ségugne, au milieu de son peuple, avec la jeune fille à son bras, simple et glorieux, magnifique, inoubliable, comme s’il avait à ses côtés Mireille retrouvée, et toute la Provence, et toute sa jeunesse et tout son génie.


J’avais rencontré F. Mistral, chez Alphonse Daudet, en 1889… Je commençais à écrire sur l’Auvergne et, de proche en proche, par les patois, à me passionner pour la Provence. Les hôtes du Premier Goncourt ou de Champrosay n’étaient pas familiers avec le génie méridional, et ne comprenaient guère l’admiration enthousiaste de l’auteur de Numa Roumestan pour le poète des Iles d’or, bien près de leur apparaître comme quelque autre tambourinaire. Or, je vois bien que la ferveur de Daudet croissait avec l’âge et avec la maladie. Lui, après l’expérience et la science de Paris, pouvait juger… L’ardeur nostalgique avec laquelle il traduisait Batisto Bonnet certifie assez son estime du parler provençal et de la renaissance félibréenne. De comprendre sa langue natale, cela m’a valu, d’Alphonse Daudet, des minutes dont je n’étais pas peu fier, quand, en a parte, il jetait vers moi quelque proverbe, quelque apostrophe qui échappaient aux autres interlocuteurs — et m’avançaient un peu plus dans son intimité…

A partir de 1894, j’ai vécu quelques automnes non loin d’Arles et d’Avignon. Avec Léon Daudet, plus d’une fois nous poussâmes jusqu’à Maillane, je m’enivrais des « beaux diseurs » et « des bâtisseurs » de Font-Ségugne. C’est Léon Daudet qui me donna la Miougrano entreduberto ; je n’avais lu d’Aubanel, que les Filles d’Avignon ! mais dès lors, toute la boutique Roumanille y passa.

Après 1900, l’Auvergne et Vermenouze furent le trait d’union entre F. Mistral et moi ; la proportion se renversa par la suite, où j’eus l’occasion d’être utile à F. Mistral que je voyais souvent.

C’est en 1906 que je devins, comme il m’appelait par la suite, « son ambassadeur à Paris », dans les circonstances que j’ai rappelées ainsi :

Au grand flambeau
Allumant les audaces,
Nous fondions dans l’espace,
L’Empire du Soleil.

Ainsi chantait Mistral le 21 mai 1904, à Font-Ségugne, à l’anniversaire demi-séculaire de la Sainte-Estelle où fut baptisé le félibrige.

Merveilleux empire, dont Lamartine à son déclin saluait l’aurore éblouissante : Il y a une vertu dans le soleil ! Certes il le fallait, pour que cette pléiade de la Renaissance provençale pût espérer se faire entendre parmi les voix immenses du romantisme, dans la langue méprisée

Le soleil me fait chanter…

En chantant dans notre langue, nous étions comme des dieux.

Hélas ! Le chef est demeuré seul, de la phalange des Aubanel, des Gras, des Roumanille, pour mener la cause à la consécration universelle… Seul, il aura vu le Pactole affluer au Rhône, et les cent mille francs d’un prix Nobel tomber dans la fameuse Coupo Santo, qui ne semblait pas destinée à s’emplir jamais d’un tel flot d’or — de l’or du nord venant éclairer le midi…

Mais l’illustre poète n’a pas voulu mettre en cave la vendange heureuse. Il a convié toutes les ombres chères de ses compagnons disparus à la libation glorieuse du Cinquantenaire de Mireille, et de l’érection de sa statue à lui, Mistral, vivant ! Et pour qu’elles puissent magnifiquement assister aux prochaines commémorations arlésiennes, il leur a préparé le logement, — un Palais du Félibrige.

Tout de suite, avec sa superbe habituelle, le lauréat du prix Nobel avait trouvé l’emploi de la somme… Souverain de l’idéal, — dont toute l’existence s’était tenue dans la simple maisonnette de famille, il rêvait parfois d’une résidence plus grandiose : non pas pour lui, dont l’ambition finale était le petit mausolée au cimetière du village natal — mais pour l’Empire…

Oui, un Palais du Félibrige, où emménagerait et s’augmenterait le « Muséon Arlaten, » trop à l’étroit dans son étage du tribunal de commerce : le « Muséon Arlaten », précieux et naïf reliquaire de la tradition familière et du génie poétique de la Provence. Mistral avait tourné son dévolu sur le bel ancien hôtel de Laval, du XVe siècle.

Aussitôt, l’Empereur du Soleil allait se trouver aux prises avec les contingences terrestres et locales, municipales, départementales et gouvernementales ! Et moi aussi ! Mais, pour moi, c’était toute joie et tout honneur que le hasard me permît de servir le maître de Maillane et de l’aider à se diriger dans le dédale des difficultés administratives, — et à en sortir. C’est ce qui me procure l’occasion, avec son assentiment, de crayonner ces souvenirs inédits au portail du monument, avant qu’il ne soit ouvert aux pompes officielles.

Donc, on négociait avec une lenteur toute méridionale — qui risquait de n’aboutir que pour le centenaire. F. Mistral avait offert d’acheter l’hôtel de Laval, où était le collège — que l’on se proposait de transférer à l’école primaire supérieure, en construction. Grâce à l’aubaine particulière, la ville, sans grever ses finances, pouvait désaffecter l’ancien immeuble, et installer une école plus vaste pour recevoir les élèves du collège. Mais il fallait l’agrément du ministère. Si la suppression était décidée, en principe, du vieux collège appelé à se confondre dans la jeune école, la solution pratique exigeait quelque délai. Mistral commençait à s’inquiéter des retards bureaucratiques. Un soir de juin 1906, qu’il disait ses doutes, en ma présence, je lui proposai de tenter une démarche précise, auprès du nouveau grand maître de l’Université. Oh ! je n’affirmerai pas que Mistral ait accepté d’enthousiasme de s’adresser au rapporteur de la séparation ! Enfin, il me confia le petit dossier, et peu après, il pouvait m’écrire :

Mon cher ami,

Je vous remercie, d’abord pour l’activité que vous avez mise à présenter et à recommander à M. Briand le projet relatif au Muséon Arlaten… Je vous donne copie de la charmante lettre que m’a adressée M. Briand. Si vous croyez qu’il soit urgent de remercier votre ami dès à présent, vous voudrez bien me le dire…

F. Mistral

Voici la lettre du ministre dont je prends le texte sur la copie conforme, de la main de Mistral :

Mon cher Maître,

J’ai été mis au courant de votre généreux projet par M. Ajalbert, et j’ai pris connaissance des documents qu’il m’a soumis. J’ai mis immédiatement la question à l’étude et j’espère que nous pourrons trouver une solution favorable à vos désirs. Soyez assuré que je la cherche avec la sympathie la plus vive pour votre projet, et la plus respectueuse pour votre personne et pour votre œuvre…

Aristide Briand

Ainsi, le poète jetait son trésor par les fenêtres dans le palais de Laval, le maire d’Arles acquiesçait et le ministre se montrait favorable…

J’étais fier de moi, je ne le cacherai pas…

Or, il n’y avait rien de fait, et tout se disloquait la semaine suivante… C’était le désarroi, mélancoliquement traduit en trois lignes :

Voici, mon cher ami, le renseignement que je reçois, et que je vous communique, non sans embarras… Qu’il est difficile de faire un peu de bien !…

F. Mistral

C’eût été trop beau que cela se déroulât simplement, comme une farandole !

J’avais demandé une note sur la situation du collège, pour joindre au dossier. Un ami de Mistral s’était précipité chez le principal du collège, qui lui avait affirmé que le collège n’avait jamais été aussi florissant, que pas un de ses élèves n’émigrerait à l’école nouvelle :

Arles, 13 août 1906.

à F. Mistral.

Dès que j’eus reçu votre lettre du 10 août, je cherchai à me renseigner sur l’objet de la demande Ajalbert. La seule personne qui pût me fournir des tuyaux précis était le Principal du Collège. Or, M. Castel passe ses vacances à la campagne dans les environs du Petit Clar.

Nous avons donc, samedi, M. Eysette et moi, pris un fiacre et nous nous sommes rendus à la campagne de M. Castel.

Il résulte des affirmations de M. Castel que notre Collège n’est nullement en décadence ; et que le chiffre de 140 élèves qu’il compte à cette heure n’a peut-être été jamais atteint. Voilà un renseignement puisé à la source.

M. Castel nous a d’autre part affirmé que l’état déplorable des constructions constituant le Palais de Laval nécessitait, comme réparations indispensables, des sommes folles. Quand on aura dépensé 50.000 francs dans cet immeuble, on ne s’apercevra d’aucun changement presque, nous dit-il. Les toitures sont à refaire ; et toutes les menuiseries des fenêtres (il y en a une centaine, au bas mot) et tous les carrelages. Ce sera un gouffre de dépenses que cet immeuble-là, et quand on y aura dépensé des cent mille francs, on s’apercevra que tant d’argent dépensé l’aura été au profit de la Ville, propriétaire, sans qu’on ait la certitude de voir le Contrat de location respecté jusqu’au bout.

Excusez-moi, Maître, de vous donner ainsi mon avis très franc sur une combinaison qui n’est avantageuse qu’en façade (c’est le mot). Le projet de contrat que j’avais rédigé en 1904 n’était, en somme, qu’un contre-projet bien défectueux, puisque le Maire en vient d’accepter les grandes lignes et que la ville y trouve admirablement son compte.

Mais voilà, M. Ajalbert ne sait rien de tous ces dessous, et il pousse, il pousse !…

X…

Le 17 août, découragé, F. Mistral m’écrivait :

Maillane, 17 août 1906.

Mon cher ami, la question devient embarrassante et ne pourra être éclaircie que par l’expérience qui va se faire. Dès que l’École Primaire Supérieure en construction sera ouverte, on verra si la plupart des élèves du Collège passeront à la Primaire, comme le croit le Maire d’Arles, où s’ils resteront collégiens, comme le dit le principal.

Il y a en plus, d’après la lettre que je vous ai communiquée, les grosses réparations qui seraient à faire au Palais Laval, s’il n’y a pas exagération (ce que je saurai par l’architecte du monument) — qui va du reste être classé.

Laissons donc traîner l’affaire, car rien ne presse et nous sommes logés. D’ailleurs nous pourrions nous camper aussi dans quelque autre ancien hôtel d’Arles — et nous en avons trois ou quatre en vue. Mais l’hôtel de Laval, le plus spacieux et le mieux placé de tous, aurait ma préférence, si, une fois classé, le ministère des Beaux-Arts voulait aider à la restauration !

Je regrette, mon cher Ajalbert, de vous avoir causé tout ce tracas de démarches et je vous suis quand même extrêmement reconnaissant de l’empressement extrême que vous aviez mis à m’être agréable. Quan vai plan vai van. Attendons.

Je vous remercie, la main dans la main.

F. Mistral

Ces quelques extraits de correspondance indiqueront assez par quelles tribulations Mistral ne s’est acheminé que lentement vers le palais du Félibrige… Enfin tout s’arrangeait peu à peu ; et victoire nous restait :

30 décembre 1906.

… J’ai encore besoin de votre « Sésame ouvre-toi ! » pour l’effective livraison de mon palais de Laval. Malgré le traité signé avec le maire d’Arles qui me livre ce local après cette année scolaire, malgré l’assentiment de Briand (qui nous fut communiqué par l’inspecteur universitaire de Marseille), malgré le voyage que le maire d’Arles fit à Paris pour hâter la solution… la tardive évacuation du collège et l’aménagement qui devra suivre, renverront notre prise de possession à deux ou trois ans.

Si j’avais votre âge, mon cher Vercingétorix, et votre barbe blonde, je pourrais attendre sans impatience ! Mais songez que dans trois ans et demi j’aurai atteint, si Dieu et Sainte Estelle le permettent, quatre âges d’homme, comme Nestor ! Il ne faut pas plaisanter avec pareilles échéances. Je vous souhaite, mon cher Ajalbert, toutes sortes de bonheurs et je prie, en vrai croyant, Notre-Dame d’Arpajon de vous payer en bonne mère tout ce que vous ferez pour le félibre des Saintes-Maries.

Mistral

Je suis payé avec faste de quelques brefs dérangements ! La tâche était facile d’incliner à la requête d’un Mistral le ministre Aristide Briand ; il suffisait qu’il connût ; ma courte ambassade n’eut pas à s’épuiser en diplomatie !

Et le triomphe s’apprête :

24 janvier 1909.

Mon Cher Ajalbert,

Les fêtes arlésiennes pour le cinquantenaire de Mireille et l’inauguration du palais du Félibrige auront lieu à la Pentecôte… Je n’ai pas oublié que vous nous aidâtes de tout cœur à hâter la désaffection de ce vieux collège d’Arles, que j’ai payé à la ville 40.000 francs de mon argent de poète. Ne parlons pas du reste, je veux dire de la restauration du dit collège et de son appropriation au Muséon Arlaten ! c’est le prix Nobel qui en fait les frais. Les travaux sont terminés et le transfert des collections provençales a lieu actuellement.

Et maintenant, plaignez-moi : assister de mon vivant à l’érection de ma statue est la plus effroyable tuile qui pût me tomber sur la tête, et je donnerais tout ça pour un déjeuner d’amis, tels que Jean Ajalbert, sous les peupliers blancs des bords du Rhône…

Mais, puisqu’il faut que tout se paye, résignons-nous donc, et vive Provence !

Mistral

Vive Provence ! Et vive Mistral qui, si simplement et affectueusement, veut bien se souvenir qu’à la couronne d’or et d’étoiles du Félibrige, nous avons mêlé un brin de genêt d’Auvergne…

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