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Au cœur de l'Auvergne

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Au cœur de l’Auvergne

CHAPITRE PREMIER

Une enfance auvergnate : Du mont Valérien au Plomb du Cantal. — Les colonies « de patois ». — La malle à musique : cabrette et bourrée. — La mort de l’habillé de soie. — Le « siège de Paris » ; du baraquement à la cave. — Au « pays ».

C’est presque des mémoires !

Déjà !

Pourtant les souvenirs qui dévalent vers moi, de la Montagne natale, ont des visages de jeunesse sans rides ! Cela date tout de même de vingt, trente, quarante ans, — de toujours ? Non, de tout à l’heure, de tout de suite ! Comment situer au passé la floraison d’enthousiasmes et d’admirations dont le temps n’a pu tarir le parfum ni crisper les pétales…

Oui, je m’en souviens comme d’hier, de notre première rencontre avec l’Auvergne…

Car, je n’y suis pas né, dans la montagne que je proclame natale ! J’ai dû aller à elle, — après avoir vu le jour, le demi-jour, plutôt, sous le plus morne ciel de banlieue, à Levallois-Perret ! Encore, je me vante ! Cette commune n’existait pas, en 1863. Ses terrains vagues dépendaient de Clichy-la-Garenne, dont la Mairie eut la charge de recevoir les déclarations relatives à mon humble état-civil…

J’entends bien, tout de même, être assez pur Auvergnat. Mes parents descendaient, c’est le cas de le dire, du plus haut du Plateau Central, de Brezons, de Cézens, à l’épaulement du Plomb, — et n’avaient quitté le pays qu’après leur mariage. De pauvre origine, ils n’avaient point assez fréquenté la courte école de village pour y perdre le patois ! A Paris, à mesure qu’ils prospéraient dans leurs entreprises, c’étaient des parents, des amis, que les Auvergnats faisaient venir à leur service. Métiers et professions se monopolisaient, spécialisés aux cantons dont les originaires s’y étaient adonnés d’abord. Par ici, se dirigèrent les ferrailleurs ou les marchands de chiffons. Par là, s’accoutuma l’exode des frotteurs ou des hôteliers. Les nourrisseurs s’espaçaient aux barrières. Un peu partout, si j’ose cette image, les charbonniers faisaient la boule de neige. Autant de colonies où se perpétuait le patois, où il se localisait avec ses prononciations et ses variantes d’Aurillac, de Murat, de Saint-Flour. Dans nombre de commerces, les compatriotes formaient souvent toutes les relations et la clientèle. Aussi le patois était-il pratiqué autant que dans les hameaux délaissés. A cette persistance fidèle de la langue première apprise, il y avait sans doute d’autres raisons que la commodité de l’habitude, et la défiance du français moins familier : la tâche allégée aux accents de la race, l’exil engourdi à l’haleine du terroir. Les mots étrangers ne sont que des signes sonores des lèvres. Il sourd une âme vivante et profonde de la syllabe jaillie au berceau.

Ma mère ne me parlait jamais autrement…

Puis, à maintes occasions, il y avait table commune, et la fête n’aurait pas été réussie, sans accompagnement de la cabrette, toujours prête à mener le bal. Dans bien des malles à couvercles de poil, la musette faisait partie du bagage du montagnard dont elle constituait, avec le couteau de poche, les plus chères reliques ! Qu’elle m’en imposait, à se gonfler, l’outre mystérieuse, dans son magnifique corsage de velours rouge ! La musique n’en est point des plus suaves. Pourtant, aiguë et chevrotante, il n’y a que cette voix d’en haut pour détourner les convives des formidables festins où défilaient à peu près exclusivement farinades, salaisons et fromages de là-bas ! Certes, il fallait bien « la bourrée », pour leur faire laisser le boire et le manger ! Mais que la cabrette attaquât « la Marianne » et le silence s’imposait comme à la célébration d’un rite, et toutes les jambes étaient debout à l’appel de la danse atavique…

Ce patois hirsute, cette musiquette primitive, je n’entends que cela autour des Saint-Jean et des Saint-Pierre, qui étaient les prénoms des trois quarts de nous tous, ou des réveillons dont, gamin, je ne voyais guère que les préparatifs ; mais quelle fête déjà ! Aux approches de la Noël, grand arrivage de farine de blé noir, pour les bourriols, de tome fraîche pour la truffado, de noix, de châtaignes.

Le spectacle espéré, c’était l’égorgement d’un porc, engraissé depuis des mois. Car, l’on « tuait » et l’on « salait » à la maison, étant assez nombreux pour venir à bout d’un habillé de soie, sans que le lard eût le temps de rancir ! Cela me faisait peur et pitié, la bête bien lavée, rose et blonde, les pattes ligotées, maintenue par deux hommes dont les genoux l’écrasaient et l’immobilisaient, pendant que le tueur lui plongeait le coutelas dans la gorge. Après les hurlements terribles, les grognements, puis les râles avaient cessé ! Le sang cramoisi giclait dans une terrine inclinée par une servante. Je ne comprenais pas qu’une telle fontaine rouge pût jaillir et couler autant de cette panse inerte, sur la jonchée de paille, bientôt enflammée. On flambait longuement l’animal, je ne perdais pas un détail de la truculente opération, et, plus d’une fois, je rêvais de ces scènes de meurtre, d’incendie et de ripailles. Deux ou trois jours, la cuisine était décorée de guirlandes de boudins, de saucisses, d’andouillettes, pendant que l’on descendait à la cave les quartiers de viande, qui s’empilaient dans la saumure d’une cuve au couvercle pressé de lourds pavés.

Ces chants, ces danses, ces agapes au « vin du pays », je ne devais pas leur trouver plus de couleur locale, par la suite, aux lieux mêmes d’origine. Certes, je n’étais guère en âge d’apprécier ces puissantes victuailles, et le « blanc » ou le « rouge » dont on les arrosait ! Le fumet seul en passait sur mon assiette d’enfant, encore aux soupes légères et aux plats moins massifs ! Et c’est de mon lit, le plus souvent, que j’entendais, en m’endormant à sa cadence martelée, danser la bourrée.


Voilà des peintures qui pourront sembler puériles et qui devraient s’être quelque peu atténuées à la longue ? On comprendra qu’elles aient gardé, chez les bambins de cette époque, toute leur fraîcheur, par contraste avec d’autres visions d’une implacable netteté. Après ces gras et joyeux réveillons de mes cinq et sixième années, qu’il fut désolé celui de 1870, où les suburbains avaient dû rentrer dans Paris, pour le Siège ! Ah ! dans les baraquements qui nous servirent d’abord de refuge, au Champ-de-Mars, on ne tua pas de cochons, cet hiver cruel et froid, de famine et de mitraille, dont je me rappelle l’affreux pain qui se délayait en sable et en issues, et sentait le paillasson ! En guise de cornemuse, c’est le canon prussien qui menait la danse, — et la première fois que l’on me conduisit aux Champs-Élysées, cent mille hommes y parlaient allemand sous le casque à pointe…

Mais ce serait tout un volume de sensations qui ne me seraient guère personnelles, — la guerre ! et puis, la Commune ! A peine avions-nous réintégré notre demeure de l’autre côté des fortifications, que la bataille tonna entre Versailles et Paris, par-dessus nos têtes. Il fallut loger dans les caves, où nous jouions aux billes avec des biscaïens, dont il n’était pas difficile de s’approvisionner. Le Mont-Valérien dominait la bataille de ses éruptions meurtrières. Quand on me montrait et m’expliquait les volcans éteints de notre province qui, dans la nuit des temps, avaient jeté feu et flamme, ils ne s’emparaient pas de mon imagination. Je les tenais pour des « Mont-Valérien » hors d’usage. La montagne, comme la vie de la montagne, cela m’était familier. Je n’eus point d’étonnement au patois, à la cabrette, à la bourrée, aux assiettées de choux et de lard fumant ; quand, aux dernières semaines sanglantes, mes parents remontèrent au pays, je n’y fus pas dépaysé.

A Brezons, que je n’avais jamais vu, je me sentais, enfin ! chez nous…

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