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Au cœur de l'Auvergne

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CHAPITRE XVI

Au parc de Richelieu. — Blaise Pascal. — Le style des Pensées et celui de Napoléon. — Blaise Pascal l’Auvergnat. — Le sol et le caractère. — Tout à gagner ; rien à perdre… — Du Puy-de-Dôme à l’immortalité de l’âme.

Que l’ombre de Joséphine me permette quelque infidélité ! Aussi bien, il vient trop de visiteurs à Malmaison, par ces grands beaux jours d’impérial printemps. En groupes compacts et internationaux, à lourds souliers de touristes, ils piétinent le silence et la solitude, ils écrasent la séculaire rumeur d’amour et de gloire qui hante ces chambres et monte de ces allées, aux matins et aux soirs sans foule. Je vais faire un tour. Le téléphone peut appeler de sa plus insistante sonnerie ; dans quelques minutes, je serai à dix-huit cents mètres au-dessus du niveau de l’étang de Saint-Cucufa. C’est le temps, chaque année, de mon pèlerinage vers le parc de Richelieu, pour l’anniversaire de la visite que fit, en avril 1639, un prodigieux enfant de quinze ans, au terrible cardinal qui villégiaturait à Rueil… Ici, Étienne Pascal, avec ses deux filles et son fils, accourait remercier le ministre qui rendait sa faveur au Président de la Cour des Aides, en disgrâce. De l’audience était Blaise Pascal, dont la sœur Jacqueline, âgée de treize ans, sur un placet en vers remis à la fin d’un spectacle où elle avait joué, obtint « de l’incomparable Armand », touché de sa gentillesse, qu’il appelât de l’exil leur malheureux père.


Blaise Pascal : l’Auvergnat…

A ce nom, quel changement à vue, vertigineux ; comme un frêle décor de théâtre, le joli paysage sururbain s’éclipse, et la chaîne des Dômes se dresse, monte, s’étage formidable, dans la nue ! Les triomphes de la politique, la gloire des batailles qui s’évoquent, entre ces arbres, autour de ces pièces d’eaux, les plus fastueux souvenirs de la monarchie et de l’empire qui bondissent à la mémoire par la promenade sur ces terres historiques de Rueil, reprises aujourd’hui par des usines de blanchisseries ou la culture maraîchère, — les plus impérieuses figures de la diplomatie et de la guerre, comme elles se reculent, pour moi, sur le fond du paysage, dès que s’avance l’écrivain des Provinciales et des Pensées !

Qu’était-ce que le maître des destinées de la France, dans les splendeurs d’une habitation dont le Roi se montrait jaloux, en face de cet enfant malade, déjà tout consumé de génie ! Que sera-ce, le dompteur de l’Europe, à l’apogée de sa vertigineuse domination, devant des quelques traits de plume, qui ont à jamais flétri la force et la guerre :

— Pourquoi me tuez-vous ?

— Eh ! quoi ? ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ?

D’ailleurs, ce n’est pas qu’une circonstance de lieux, arbitraire, qui rapproche ici les noms de Pascal et de Napoléon. C’est Sainte-Beuve qui trouve de la ressemblance aux deux, en leurs écrits :

J’ai nommé Pascal : c’est peut-être l’écrivain moderne duquel se rapproche le plus, pour la trempe, la parole de Napoléon, quand celui-ci est tout entier lui-même… Pascal, dans les immortelles Pensées qu’on a trouvées chez lui à l’état de notes, et qu’il écrivait sous cette forme pour lui seul, rappelle souvent, par la brusquerie même, par cet accent despotique que Voltaire lui a reproché, le caractère des dictées et des lettres de Napoléon. Il y avait de la géométrie chez l’un comme chez l’autre. Leur parole à tous deux se grave à la pointe du compas, et, certes, l’imagination non plus n’y fait pas défaut. Ai-je besoin d’ajouter que ma comparaison ne va pas au-delà ? Si simple que soit le style de Pascal et quoique on ait eu raison de dire que « rapide comme la pensée, il nous la montre si naturelle et si vivante, qu’il semble former avec elle un tout indestructible et nécessaire », ce style, dès qu’il se déploie, a des développements, des formes, du nombre, tout un art dont le secret n’est pas celui du héros qui court à la conquête.

Ainsi, Blaise Pascal et Jacqueline ont vécu là les minutes tremblantes où leur père attendait de son Éminence le rétablissement de sa fortune… Par cette halte de Rueil, il m’est plus facile de les suivre de Clermont-Ferrand à Port-Royal ; j’ai sous les yeux tout leur trajet éperdu, à la suite d’un père admirable, réduit à se cacher et à implorer, — et, tout à l’heure, lorsqu’ils entreprendront l’âpre et déchirante montée vers les sommets de la certitude infinie…

Pascal Blaise…

L’Auvergnat.

Comme il faut savoir gré à M. Lintilhac, dans son Portrait de Pascal, d’avoir d’abord marqué cette origine… Né en 1623, il arrive à Paris, en 1631… Il n’a séjourné que huit ans en Auvergne, mais de souche auvergnate.


Pascal : le Puy-de-Dôme ?

Non, ce n’est pas que le souvenir de l’expérience du vide, qu’il fit exécuter sur la montagne natale, qui incline à cette confrontation de la nature du sol et du caractère de l’individu, c’est toute la vie, c’est toute l’œuvre, qui portent la marque de la filiation volcanique. Chaque paysage est un état d’âme ? Chaque paysage, aussi, offre un aspect d’âme. Comment ? où mieux, qu’ici, se révélerait celle de Pascal, cratère sublime où se penchent notre admiration et notre angoisse, comme nos regards plongent aux gouffres qui s’évident sur cette chaîne de cendres et de scories… A des milliers de siècles d’intervalle, matière ou pensée, il semble que ce soit la même lave ardente qui ait fourni les assises et les paliers successifs des monts ou de la foi en éruption : dans leur chaos frénétique, les cheyres des environs de Clermont sont des champs d’inconnu et d’épouvante pareils aux espaces de doute, de détresse et d’emportement où, « seul des Jansénistes, Pascal a éclaté ». Par de mêmes gradins violents et puissants, la contrée et l’homme escaladant vers le ciel, vers les cimes, des rochers au front impénétrable sont émouvants d’orgueil et de mystère, comme des phrases abruptes des Pensées ont la beauté des arbres foudroyés et des blocs erratiques…

Certes, il est aisé de composer le parallèle qui accorde la fougue pressante et la fièvre de certitude et la splendeur tumultueuse du génie de Pascal au rythme farouche de la montagne auvergnate, montant à l’assaut de l’horizon comme une mer impétueuse, miraculeusement immobilisée, sous les aspects de la plus furieuse tempête.

Mais laissons ces jeux de rhétorique. Pénétrons dans Pascal. Au cœur de son œuvre et de sa vie, bien détachées de l’Auvergne, intimement, il se révélera tout auvergnat authentique.


N’est-ce pas par l’argument de l’intérêt pratique qu’il entend triompher de toutes les résistances de l’athée, du sceptique, de l’indifférent ? L’intérêt n’a pas prise que sur les seuls auvergnats ; tout de même, ils sont plus sensibles aux gains précis qu’aux spéculations hasardeuses. Gagner l’éternité pour un jour d’exercice sur la terre serait assez dans leur manière. Résoudre le problème de la destinée, au moyen du pari où il y a tout à gagner, rien à perdre, c’est d’un pur auvergnat, fidèle au bas de laine et aux placements de père de famille.

Mais tout ceci n’est que raisonnement dont on n’a que faire, en somme ; la foule de nos compatriotes rendus d’eux-mêmes à la foi du charbonnier. Où Pascal peut les toucher immanquablement, c’est quand, revenu de ses vols hardis à des hauteurs immensurables, son esprit se pose au plus bas de nos chemins terrestres pour y faire rouler — sinon la brouette, découverte bien avant lui, — au moins la vinaigrette, sorte de voiturette à deux roues traînée par un homme, la voiture à bras qu’on appelle roulette et aussi brouette, d’où la confusion. Ne doit-on pas encore à l’auteur des Provinciales l’innovation du transport en commun des voyageurs par voitures publiques à itinéraires fixes, bref, l’inventeur de l’omnibus ? Voilà surtout de quoi ravir nos émigrants, épris de réalisations immédiates. Sans doute, de mêmes formules et combinaisons auraient pu provenir d’autres cerveaux du Nord ou du Midi ? Pourtant, on serait plus étonné de trouver chez Dante Alighieri ou dans Bossuet la conversion de l’incrédule par la démonstration de l’excellence du pari où à tous coups l’on gagne, — ou bien un système de locomotion à prix réduit… Cela est du tempérament auvergnat. Le solitaire de Port Royal n’avait pas dépouillé le vieil homme, l’enfant natif.


Pascal : le Puy-de-Dôme…, j’y reviens quand même : le Puy-de-Dôme, qui s’offre au regard tout autre de la base à la cime, et non pas seulement détaché par la tête comme tant de pics des chaînes enchevêtrées les unes aux autres ; Pascal, tout à part, escarpé et sans bords, dans notre littérature, l’homme et la montagne pareillement isolés et tourmentés, dans leur élan formidable pour s’arracher à la terre et monter déchirer les voiles de l’espace et de l’inconnu…


Pascal, auvergnat, oui, mais que son incessante ascension vers la lumière éloignait, à chaque heure, davantage, de notre existence dans l’ombre de la vallée… Le patois, le pays, que tout ceci était infime à son regard ébloui d’infini… Quel désastre, d’ailleurs, si le patois eût trop retenti à ses oreilles d’enfant, et si « la campagne qui semble entrer de toute part dans la ville » lui eût masqué les étendues où devait planer sa torturante curiosité ! Passons. Je me prendrais à haïr nos innocents patois, en songeant qu’ils eussent pu compromettre l’avènement d’une langue inouïe, jusqu’alors, comme spontanée, et suprêmement définitive. Je me prendrais à détester la petite patrie, dont le culte étroit jusqu’à proscrire l’émigration en retenant l’enfant à l’endroit de sa naissance, aurait pu avilir sa vaste destinée, priver la France d’incomparables chefs-d’œuvre, le monde d’un monument unique…


Le patois, notre cabrette, nos bourrées, — quel piètre divertissement pour un Pascal qui condamnait tous les divertissements…

L’immortalité de l’âme, voilà qui seul importe :

« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme, et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter… »

Oui, que ce bas monde est petit, quand on le contemple du haut des crêtes escaladées… On a gravi, par les ténèbres, pour arriver au lever du soleil… Voici l’aube et le matin…

On aspire l’air cru, que n’a pas chauffé le jour encore… Mais le sang bat plus vite aux tempes. La vue se lasse de fouiller l’horizon… Il faut se replier, le vertige menace. On n’en peut plus, de solitude et de silence.


On n’habite pas les sommets : il faut descendre de la montagne et de Pascal…

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