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Au cœur de l'Auvergne

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CHAPITRE III

Le premier voyage. — Pendant la Commune. — Le retour au Village : à l’aube de la mémoire. — Le ruisseau de Brezons.

Je n’ai pas souvenance de mon arrivée à Brezons. J’ai dû y tomber endormi. Lorsque je fus réveillé, c’est comme si j’en avais toujours été, familier avec les grands parents dont j’entendais la langue, avec les montagnards pareils aux émigrants qui, à chaque automne, entraient chez nous, remplaçaient les gars partant pour le régiment.

Je ne me rappelle pas mon arrivée…

Mais la fuite de Paris, aux derniers jours de la Commune, comment l’oublier !

Mon père, — de la Garde nationale pendant le siège, — ne s’était pas enrôlé parmi les fédérés. Aux réquisitions, il prêtait chevaux, voitures, tout le matériel commercial dont il disposait ; mais il ne donnait point de sa personne. On exigea qu’il endossât la vareuse insurrectionnelle, qu’il prît le chassepot. Il s’y refusa. Il échappa à la perquisition de nuit dans les caves transformées en logements, où je fus dressé de terreur, à des lueurs farouches de lanternes, à des voix menaçantes, à des baïonnettes éventrant les lits, fouillant dans tous les coins ; ma mère devait guider la sombre horde, aux commandements avinés du forgeron, du blanchisseur, qui avaient dénoncé le voisin comme pactisant avec Versailles. C’était faux. Mais, à la vérité, nous avions favorisé le départ des gendarmes qui habitaient l’immeuble contigu, dont les jardins étaient ouverts aux jeux de tous les gamins du quartier. Ne voulant point abandonner leurs armes et leurs uniformes, ils les avaient enfouis dans notre cour, dépavée et repavée, sous les fumiers ! Mais le grief du blanchisseur et du forgeron était plutôt que l’on faisait ferrer les chevaux et laver le linge ailleurs que chez eux. Naturellement, je ne sus ces choses que plus tard ! Ce que j’ai retenu, de moi-même, c’est la journée d’angoisse où, mon père accoutré en déménageur, dans une voiture de meubles, nous franchissions à Saint-Denis les lignes prussiennes.

Puis, le chemin de fer, le compartiment qui emportait les rescapés du siège, et de la Commune.

Et, c’est l’Auvergne, et je suis à Brezons…


Dès lors, où que je sois dérivé par les courants de l’existence, j’ai un pays, — le patrimoine intangible où ne mordront pas les plus cruelles vicissitudes… J’en ai quitté, après quinze, vingt mois de premier séjour, et n’y suis retourné qu’à deux étés de vacances scolaires ; depuis un quart de siècle, plus une fois, alors que je ne cessais de parcourir le Cantal.

Voici que, revenu de loin et de presque tout, j’ai voulu revoir Brezons… J’ai voulu ? Non, j’y ai été ramené par la force de l’attache jamais rompue…

Le patois, qui ne m’a pas coûté une leçon, appris avec les pâtres, en grimpant lever des nids aux branches périlleuses, ou traquant la truite imprenable de nos mains d’enfants, écorchées aux pierres du ruisseau ;

Les cerises mangées à l’arbre, dans le pré tout enflammé de canicule, les airelles bleues frissonnant dans le mystère des sous-bois ;

La vipère, détendue comme un ressort, debout et sifflante, à travers les pierrailles et la bruyère ;

Le clocher de rouille et de mousse où, par l’escalier disloqué, le sonneur nous laissait suivre et prendre le bout de la corde traînante, à la fin des sonneries…

La jument docile à nos plus turbulentes équitations ;

Les tranches de pain noir, l’écuelle de lait caillé sur les marches de l’oustau, à la rampe de bois vermoulu…

Que de puérils souvenirs, demeurés avec toute leur fraîcheur, à l’aube de la mémoire…

En vérité, le passé ne nous lâche pas. On ne déracine pas le piquet où nous sommes noués comme des chèvres par une corde plus ou moins longue, plus ou moins lisse, qui prête quelque temps, et quand nous sommes au bout, croyant encore dévider de la bobine, a cessé déjà de s’allonger et se renroule par le même manège, de plus en plus réduit, pour nous ramener au point de départ, au centre du néant…

Brezons ! Oui, je suis Auvergnat, puisque l’ayant délaissé toute la vie, il me semble qu’après je ne saurais être bien qu’ici, à l’angle du verger, sur ce quartier de roc où s’adossait la grange, au bord de la route qui, du fond de la commune, à l’étranglement de la vallée, ne conduit plus nulle part ; elle s’arrête, comme à bout de souffle, d’avoir tant monté à la poursuite de cimes qui, toujours, se reculent…

Sur ce chemin des nuages, dans ce paysage tourmenté, aux gestes tendus vers les sommets, où j’essayais mes premières escalades, je souhaiterais boucler la boucle de mon circuit terrestre. Cette fois, ce serait vraiment les grandes vacances…

Oui, une borne, mon nom, et rien qu’une ligne :

Il aima le ruisseau de Brezons.
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