Au cœur de l'Auvergne
CHAPITRE II
Les émigrants d’Auvergne : La terre quittée. — La route d’Espagne. — Le pâtre Gerbert. — Les Pèlerins de Saint-Jacques. — « Chineurs et roulants », d’Arsène Vermenouze. — « L’air » d’Auvergne.
Quand je vous dis que je suis Auvergnat !
L’Auvergnat authentique n’a rien de plus pressé que d’émigrer…
Aussi, ne m’en suis-je pas privé. Dans la fougue de la jeunesse, j’aurais voulu parcourir l’univers d’une traite… Ah ! les folles et généreuses impatiences, où l’on se jette à toutes les extrémités de l’espoir ou du découragement ! Quelles tempêtes où se meurtrissaient mes rêves, parce que la France n’était pas aussi radieusement grande, la République aussi hautement intégrale, les hommes aussi purement désintéressés que pouvait le souhaiter un idéal en partance pour l’absolu. A des heures troubles, la patrie m’était irrespirable. Je ne me sentais libre qu’aux rivages imprévus où rien ne me rappelait la terre quittée comme un esclavage aux fers étroits. Délibérément, j’aurais accepté — pour combien de temps ! — l’existence primitive du fleuve et de la forêt, le cœur neuf, l’esprit raclé des enduits de la civilisation. Sous l’éblouissement du soleil tropical au milieu d’une peuplade douce et belle, je me disais : Pourquoi pas ici ? Et, sans doute, j’étais sincère, à telle minute, malgré ce qu’il entrait inévitablement de littérature dans mon nihilisme nomade…
Cette manière d’émigrer, dans les nuages, n’est point celle ordinaire de nos compatriotes. Ils ont l’émigration plus pratique, s’expatriant de par la force des choses, le climat hostile, le sol récalcitrant, le penchant au gain, — non pour les joies de l’aventure.
Où va l’Auvergnat, le travail l’enchaîne. Naguère il ne s’en distrayait qu’avec ses frères d’exode, échappant aux tentatives étrangères, à l’influence des villes. De Paris, de Madrid, il ne connaissait que sa boutique, les trajets de son négoce. Il épousait une Auvergnate. Absorbés dans la tâche commune, ils envoyaient les enfants à élever aux grands-parents, au village où ils projetaient de retourner eux-mêmes plus tard, souvent trop tard…
L’émigration continue ; la descente s’est multipliée. Mais, petits ou grands, l’on ne se soucie plus de remonter… Ceux qui s’enrichissent s’implantent aux lieux de leur fortune et de leurs intérêts. Quant aux autres, les difficultés matérielles les retiennent, et ils ont vite fait d’être prisonniers à jamais du salariat absorbant des vastes agglomérations. Il n’y a plus qu’une toute petite moyenne aisée pour revenir se fixer au pays. Et le moraliste et le régionaliste se lamentent de l’abandon des campagnes simples et saines pour les capitales dévorantes.
La route d’Espagne fut une des plus anciennement suivies par nos compatriotes. L’émigration date de loin et se réclame de devanciers illustres : sur la fin du Xe siècle, Gerbert, élevé au monastère de Saint-Géraud d’Aurillac, se rendait à Cordoue, Gerbert dont le génie précurseur s’empara, pour l’augmenter prodigieusement, de tant de découvertes personnelles, du trésor de sciences révélées au delà des Pyrénées, Gerbert, le pâtre de Belliac qui deviendra Sylvestre II, Gerbert dont Jean-Baptiste Veyre a chanté la rustique et précoce enfance, l’immense destinée :
[1] Ol pèd d’un putchotel…
(J.-B. Veyre, Piaoulats d’un reipetit).
Quel trajet de l’humble naissance au plus vaste savoir d’alors, de la baguette du pastour à la crosse pontificale, après ce départ où le jeune voyageur doit improviser un pont avec son bouclier pour faire passer son cheval sur une passerelle disjointe. Car, l’expédition ne se faisait pas sans encombres, à entendre la complainte romane des Pèlerins que la Confrérie de Saint-Jacques dirigeait annuellement d’Aurillac vers Compostelle de Galice, où l’abbaye Saint-Géraud entretenait l’église, le prieuré, un hôpital de la Vierge Marie au Mont Ebroarinus :
CHANSON DES PÈLERINS DE SAINT-JACQUES[2]
[2] Canso dels Pelegrins de San Jac
« Nous sommes des pèlerins de la ville — qu’on nomme Aurillac près Jordanne ; — nous avons laissé nos parents, nos épouses et tous nos gens,
Pour aller en plus grande troupe — voir Saint Jacques de Compostelle. — Le Christ qui de droit fait envers — veuille enrichir beaucoup mes vers !
De notre ruelle et maison — près du moûtier de Saint Géraud — nous fûmes tous à la paroisse — afin d’y prendre nos coquilles.
Nous y priâmes dame la Vierge — de nous mettre en son paradis — et nous exempter du péage — pour bien faire le saint voyage.
Quand nous fûmes là-bas, à Bayonne, — tout près des pays espagnols — il fallut changer bel argent — pour écus et monnaie grossière.
Quand nous fûmes à Vittoria, — nous vîmes la verdure en fleurs : — joyeux, nous cueillîmes lavande, — thym en un pré, et romarin.
Quand nous fûmes sur les ponceaux, — comme ils tremblèrent, au passage qu’on fit ! — Nous croyions mourir : « Paix ! Ah ! paix ! — Sauve les pèlerins, saint Jacques ! »
A Burgos, une confrérie — merveille étrange nous montra : — dans son église, à grands frissons, — un crucifix suait sa sueur.
En pleine ville de Léon, — nous chantâmes une chanson, — et les dames en abondance — venaient ouïr les fils de France.
Arrivés aux monts Asturiens, — les pèlerins eurent grand froid ; — à Salvador, nous adorâmes — jour et nuit un clou de la croix.
Quand nous fûmes à Rivédièr — des sergents voulurent mettre en prison — jeunes et vieux ; mais les Auvergnats firent : — nous sommes pour Géraud et pour l’Abbé !
Devant le juge, nous le dîmes — que pour prier Dieu nous venions, — non pour faire mal ni dommage. — Le juge dit — « Paix ! bon voyage ! »
Nous sommes en Galice. O Saint Jacques, — garde les pèlerins des péchés. — Et donne-leur fromage et blé — pour qu’ils en fassent force deniers.
Prions pour Monseigneur l’Abbé — qui nous a tous réconfortés — Dans la maison sur la montagne — De pain, de vin et de provisions[3].
[3] Selon le texte de M. René Lavaud, dans les Troubadours cantaliens, qui juge cette version la meilleure de toutes et la plus ancienne.
« A quelle époque remonte cette chanson ? La version imprimée ici paraît être du XIVe ou du XVe siècle. Mais il est très possible que le premier texte ait été beaucoup plus ancien.
« Le texte actuel est presque partout d’une langue très pure et très classique ; et il est très facile de faire réapparaître çà et là, sous la graphie modernisée, la forme ancienne.
« Pour le fond, s’il conserve une grande naïveté d’inspiration, il témoigne aussi d’une certaine maîtrise. Populaire par destination, cette pièce a dû être composée par un des clercs ou des prêtres qui faisaient partie du pèlerinage. Les pèlerins avaient l’habitude de chanter, aux étapes, des chansons destinées à leur attirer la bienveillance et les largesses des auditeurs. Ainsi firent-ils dans la ville de « Léon » devant de nombreuses dames (strophe X). La chanson chantée à Léon n’était pas la nôtre, puisque le voyage n’était pas terminé, et ne pouvait encore être narré jusqu’au bout, comme il est fait ici. La chanson actuelle comprend l’entrée à Saint-Jacques et l’accueil généreux fait par « Mgr l’Abbé ». Elle a dû être chantée à Saint-Jacques même, et pendant les étapes du retour à Aurillac. »
Il n’y a guère qu’un demi-siècle que le trajet s’accomplit plus aisément. Arsène Vermenouze a fixé en traits expressifs la peinture de ces chevauchées d’autrefois où nos cadets cantaliens ignoraient le chemin de fer :
L’ESPAGNE[4]
[4] En plein vent (Sonnets d’Auvergne), 8 v. Stock, éditeur, 1900.
[5] C’est l’Auvergne ; nous y sommes !
Nul pays qui sente aussi bon que la France, disait Vermenouze, pour la rime ; car il voulait dire l’Auvergne. Ainsi humait l’air natal le troubadour Pierre Vidal :
(Avec l’haleine, j’attire à moi l’air que je sens venir de Provence.)
Aux forêts de l’Asie paradisiaque, j’ai respiré les essences triomphales, après quoi nos fleurettes des champs ne devraient plus rien sentir ?
Dès Eygurande, à travers les stores baissés et les vitres closes, quand le train roule à travers le vent cantalien, j’ai toujours été réveillé par l’odeur distincte du pays, les poumons soudain dilatés d’une avidité d’absorber l’espace ! Ce ne sont plus les parfums qui violentent, les aromes qui étourdissent, rien que l’air net et pur avec le goût de l’eau vaporisée aux cascades, et de l’herbe fauve sur le basalte et, près des villages, quelque fumée au toit matinal, des bouffées de l’étable qui s’ouvre, le pain sortant du four, qui ne sont pas du même bois, des mêmes bêtes, de la même pâte qu’ailleurs et dont nous démêlerions la saveur à travers le bouleversement d’une fin du monde et d’une nouvelle création :