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Au cœur de l'Auvergne

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CHAPITRE XVII

De Malmaison à la Limagne. — Jacques Delille, d’Aigueperse. — Pierre de Nolhac. — Les voyages du citoyen Legrand. — L’individu expliqué par le pays.

Pascal, Napoléon, le Puy-de-Dôme, le Mont Valérien, Clermont-Ferrand et Rueil, ce n’est point de ma faute si les distances s’abolissent et si de tels rapprochements s’opèrent… Détournés des âpres sommets, nos regards vont errer sur la riche et fruiteuse Limagne… Quel sera notre guide ? Jacques Delille, d’Aigueperse, qui avait déjà vu naître le chancelier de l’Hôpital ; Jacques Delille dont la mère eut parmi ses aïeules une l’Hôpital et une Pascal ; Jacques Delille, l’un des hôtes les plus brillants de la Malmaison, et qui en versifiait le Ruisseau avant la Révolution :

Parmi les jeux que pour vous on apprête,
Permettez, belle Eglé, que le dieu du ruisseau
Qui, charmé de baigner votre heureuse retraite,
Vous voit rêver souvent au doux bruit de son eau,
Vienne s’unir à cette aimable fête :
C’est à vous que je dois le destin le plus beau.
Mes ondes, avant vous, faibles, déshonorées,
Sur un limon fangeux se traînaient, ignorées :
C’est vous de qui les soins, par des trésors nouveaux,
Ont augmenté les trésors de ma source,
C’est vous qui, dans leur course,
Sans les gêner, avez guidé mes eaux.

La postérité n’a pas ratifié les suffrages enthousiastes de Voltaire, qui poussait J. Delille à l’Académie où il fut élu à trente-quatre ans : mais le Roi le trouva trop jeune ; il fallut un second vote, en 1780. Le dupeur d’oreilles, — comme il fut surnommé pour son habileté à séduire ses contemporains par les récitations qu’il faisait de ses vers, — n’a plus guère de lecteurs.

Sa manière froidement descriptive apparaît comme le plus vain des exercices prosodiques. Cependant, par un jour où nous traversons l’heureuse contrée d’où Jacques Delille s’élança pour une carrière si retentissante, nous devons lui tenir compte, dans la disgrâce actuelle de l’opinion, de ce que ni la gloire, ni la fortune, ni la faveur de la mode et des grands ne lui firent oublier les vieux parents demeurés au pays, ni le cher paysage de son enfance :

O champ de la Limagne ! ô fortuné séjour !
Hélas ! j’y revolais après vingt ans d’absence ;
A peine, le Mont d’Or, levant son front immense,
Dans un lointain obscur apparut à mes yeux,
Tout mon cœur tressaillit ; et la beauté des lieux
Et les riches coteaux, et la plaine riante,
Mes yeux ne voyaient rien ; mon âme impatiente,
Des rapides coursiers accusant la lenteur,
Appelait, implorait ce lieu cher à mon cœur.
Je le vis, je sentis une joie inconnue.
J’allais, j’errais. Partout où je portais la vue,
En foule, s’élevaient des souvenirs charmants.
Voici l’arbre, témoin de mes amusements ;
C’est ici que Zéphir de sa jalouse haleine
Effaçait mes palais dessinés sur l’arène ;
C’est là que le caillou, lancé dans le ruisseau,
Glissait, sautait, glissait et sautait de nouveau.
Un rien m’intéressait ; mais avec quelle ivresse
J’embrassais, je baignais de larmes de tendresse,
Le vieillard qui, jadis, guida mes pas tremblants,
La femme dont le lait nourrit mes premiers ans
Et le sage pasteur qui forma notre enfance !
Souvent je m’écriais : Témoins de ma naissance,
Témoins de mes beaux jours, de mes premiers désirs,
Beaux lieux, qu’avez-vous fait de mes premiers plaisirs.

Avec plus de sincérité et de charme, — de nos jours, M. Pierre de Nolhac marque sa tendresse filiale aux mêmes horizons. Conservateur des magnificences de Versailles, historien de Marie-Antoinette, l’auteur des poèmes de France et d’Italie consacre de fidèles Juvenilia à l’Auvergne :

Au soleil du Midi, j’ai vu les Pyrénées,
Emprisonnées l’hiver dans leurs cirques neigeux,
Et les Alpes, d’argent lumineux couronnées,
De leurs dents de cristal déchiqueter les cieux ;
Mais je t’ai mieux aimée en ton lit de bruyères,
Auvergne, avec tes puys aux contours moins sévères,
Et tes horizons faits pour le repos des yeux.
Je veux glorifier ton Sancy, qu’à l’aurore
Enroulent en passant les nuages houleux.
Tes cascades, tes rocs, tes châteaux, ton Mont-Dore,
Que Juin tardif éveille en ses vallons frileux ;
Tant de petits hameaux nommés de noms celtiques
Et, dans le cercle étroit des prismes basaltiques,
Tes cratères muets où dorment les lacs bleus.
J’ai marché dans ta lave et dans tes pouzzolanes
Des vignes de Limagne aux forêts du Cantal :
J’ai compté les piliers de tes cryptes romanes
D’où partit la croisade et d’où sortit Pascal.
L’histoire glorieuse où j’ai suivi ta trace,
Dans le cœur ferme et sûr des hommes de ta race
A mis comme un orgueil l’amour du lieu natal.
Ton peuple, fier encor de ses labeurs rustiques,
Il sait confusément que ton sol enchanté
A jailli le premier des océans antiques
Et que le feu cruel a servi ta beauté :
Et maintenant parés de leurs grâces nouvelles,
Tes soixante volcans, comme autant de mamelles,
Symbolisent ta force et ta fécondité.
O Terre, où chaque pli cache une cicatrice,
Où chaque mont fleuri parle de jours d’effroi,
Je suis venu vers toi comme à l’inspiratrice ;
Ce qui t’aime en mon âme est le meilleur de moi ;
En retour, donne-moi l’oubli dont tu disposes,
L’exemple et le conseil de tes horizons roses :
Fais que mon cœur troublé s’apaise comme toi…

De ses attraits de toutes sortes, la Limagne possède d’autres témoignages, moins suspects que ceux de ses enfants poètes — qui eussent célébré pareillement quelqu’autre berceau de leur naissance, — comme ils ont glorifié de tout leur effort des sites plus fameux de l’art et de l’histoire… La Limagne a conquis le citoyen Legrand, moins tendre à l’ordinaire. Il est d’Amiens, M. Legrand d’Aussy, élève des Jésuites, puis professeur, dans leur ordre, jusqu’à la suppression de la Compagnie. Épris de vieux langage, il recueille ou traduit des Fabliaux et Contes des XIIe et XIIIe siècles. Puis, il s’avise — cela n’a pas vraiment changé — qu’il paraît beaucoup de livres de voyages « de Suisse, d’Angleterre, d’Italie, de tous les États du monde, enfin ! et jamais de voyages de France. » M. Legrand d’Aussy n’avait, d’abord, d’autre dessein que d’aller voir son frère, qui habitait passagèrement Clermont. La visite de 1787 se prolongea en voyage, renouvelé en 1788. D’où le Voyage en 3 volumes du citoyen Legrand : Dans la ci-devant haute et basse Auvergne, paru l’an III de la République Française. Après quoi, il sera nommé, en 1835, conservateur des manuscrits français à la Bibliothèque Nationale. Enfin, M. Legrand d’Aussy mourra membre de l’Institut.

Pour le citoyen Legrand, l’amour de la Limagne, c’est le coup de foudre. Il n’y va pas par quatre chemins, en Auvergne, mais par un seul :

« L’Auvergne, selon ceux de ses divers cantons que parcourra d’abord un voyageur, sera pour lui ou une contrée hideuse, ou un pays magnifique. Y entre-t-il par l’est, par l’ouest ou par le sud, il ne la voit que montueuse, âpre et sauvage ; il hâte ses pas pour en sortir et n’y pénètre qu’en plaignant ceux qui l’habitent. Vient-il de Paris ou du département de l’Allier : tout change ; il admire, il envie ; c’est la ci-devant Limagne qu’elle lui présente, cette Limagne, l’un des plus fertiles, ainsi que l’un des plus agréables cantons de la République et dont jusqu’ici je ne t’ai encore parlé qu’en ajoutant un éloge. »

Le citoyen Legrand rappelle que, déjà, au IVe siècle, Sidoine Apollinaire disait de cette contrée que sa beauté donnait au voyageur le dégoût de sa patrie : quod hujus modi est ut semel visum advenis multis patriæ oblivionem sæpe persuadeat. Grégoire de Tours a noté les regrets du Roi Childebert, contrarié par le brouillard qui l’empêchait de jouir du spectacle agréable qu’il se flattait d’y voir : dicere enim erat solitus rex velim unquam Arvernans lemanem, que tantâ jucunditatis gratiâ refulgere diditur oculis Cernere. Le concitoyen voyageur ne se lasse pas d’admirer. Comme Argus, il eût voulu être tout œil. Son enthousiasme résistait malgré la déconvenue qu’il subit à Clermont, où son opinion se rencontre avec celle de Fléchier pour trouver la ville lugubre et sombre. Ce n’est qu’une première impression, contre laquelle il se hâte de réagir :

« Dans ces maisons noires, tu trouverais une excellente société… Dans cette ville dont l’extérieur est rebutant, tu verrais trois promenades publiques qui, malgré leur peu d’étendue, offrent, vers différents points de la Limagne et des montagnes, une perspective délicieuse. »

La Limagne a conquis à l’Auvergne un ami passionné. Il ne veut pas que, malgré les apparences, l’Auvergne soit la Boétie de la France, et il n’admet pas que la nature marâtre puisse l’avoir condamnée comme d’autres penchent à le croire, à ne produire que des maçons, des chaudronniers, des tailleurs de pierre. Ainsi, d’Ormesson

« a peint les habitants de la Haute-Auvergne comme vifs et industrieux, tandis que, selon lui, ceux de Limagne sont pesants, grossiers, et sans industrie… Cependant… Je vois que la partie des montagnes, quoique douée par la nature d’esprit et de vivacité, c’est-à-dire de génie et d’imagination, n’a pourtant à revendiquer dans ce nombre que de Belloi pour Saint-Flour, Boissi pour Vic, Mainard pour Aurillac ; et que tous les autres appartiennent à cette Limagne où les esprits sont, dit-on, pesants et grossiers ; à cette Limagne qui n’est qu’une faible partie de la contrée. C’est à celle-ci que la littérature et les sciences doivent : Domat, l’Hôpital, Thomas, Pascal, Sirmont, Champfort, Girard, et, parmi les auteurs vivants, le ci-devant abbé de Lille. Mais j’observe, en même temps, que dans le nombre des personnages dont je viens de citer les noms, il n’y a pas un seul artiste ; j’observe qu’excepté Domat, qui passa une partie de sa vie en Auvergne tous l’ont quittée fort jeunes, et ont toujours demeuré loin d’elle. »

Une autre observation curieuse est formulée :

« C’est que, si l’Auvergne est, de toutes les anciennes provinces de France, celle qui a produit le moins d’artistes, c’est de toutes aussi celle qui a donné au royaume le plus de chanceliers. Témoin : Saint-Bonnet, référendaire sous Sigebert III, roi d’Austrasie ; Gerbert, chancelier de France, sous Hugues Capet ; Pierre Flotte et Aycelin de Montaigut, sous Philippe-le-Bel ; Rodier, sous Charles-le-Bel ; de Vissac et Guillaume Flotte, sous Philippe de Valois ; Aycelin de Montaigut, sous le roi Jean ; Giac, sous Charles VI ; du Prat et du Bourg, sous François Ier ; L’Hôpital, sous François II et Charles IX ; enfin, du Vair et Marillac, sous Louis XIII… »

Enfin, Legrand d’Aussy explique l’individu par le pays :

« L’Auvergnat ayant, par la nature de sa constitution, des fibres peu irritables et devant avoir, par conséquent, peu de sensations, il est naturellement froid et sérieux. Pour le tirer de cet état d’engourdissement et d’apathie, il lui faut des émotions fortes ; aussi ne connaît-il ni tous ces divertissements gais, ni tous ces jeux et amusements divers qu’ont imaginés ou adoptés nos départements dont les habitants sont renommés par la pétulance ou la vivacité de leur caractère. Tout cela serait insipide pour lui. Mais, quand il est ému il l’est plus profondément, plus longuement qu’eux ; et presque toujours son affection dégénère en passion violente. Habituellement froid et triste, mais sujet à des orages terribles, on dirait que les qualités de son ciel sont devenues les siennes. »

Pascal est ainsi comme un sommet orageux, tout retentissant de la foudre et sillonné d’éclairs !

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