Au cœur de l'Auvergne
CHAPITRE V
Le patois de circonstance. — Curés, médecins, instituteurs : L’abbé Bouquier ; l’abbé Jean Labouderie. Frédéric Dupuy de Grandval, chansonnier bachique. J.-B. Brayat, officier de santé. J.-B. Veyre, instituteur. — Statues et pavés de l’ours.
Des poètes de la langue patoise, écrivait Auguste Bancharel…
Des poètes ?
La langue patoise ?
C’est beaucoup dire…
En vérité, ils n’étaient pas poètes, ces médecins, abbés, instituteurs, — et très éloignés du patois authentique, par les études mêmes qui les avaient appelés tout jeunes à la ville, et confinés dans les collèges. On ne voit pas qu’ils se soient voués à la poésie, sous le feu de l’inspiration dévorante. Dans leur vocabulaire apprêté et composite, l’expression ne jaillit pas des sources de la roche ancestrale. Ils pensent en français, et ne traduisent même pas ; ils transposent. Car, traduire, c’est traire, à l’étymologie, tirer… La traduction exige une recherche d’esprit, qui amène des trouvailles. Il ne s’agit pas seulement de rendre le sens littéral des mots, mais de restituer la phrase, la locution, par des équivalences, de répondre, quand faire se peut, par les idiotismes correspondant aux gallicismes, qui sont le propre de chaque langue. Tandis que nos citadins ne font guère qu’affubler le vocable français d’une désinence patoise. Non, ni poètes, ni artistes. Ils n’eurent pas la curiosité des vieilles formes du langage traditionnel, qu’ils dédaignaient, en parvenus, du haut de leur savoir à diplômes officiels. Du parler du terroir, ils ne goûtaient plus la saveur intime. Mais, vivant au village, de par leurs professions, il leur fallait se remettre à l’unisson avec le paysan, le client, l’écolier, le fidèle. De là, ce français qui prend un pli rustique, comme la jaquette coupée par le tailleur du bourg. Ainsi, ce patois occasionnel n’apparaît-il guère qu’en des pièces de circonstances. Ce n’était là que jeux d’amateur, qu’il était excellent de rappeler, de sauver du temps, mais il ne convient pas d’accorder à ces exercices de prosodie champêtre des mérites, même locaux, qui leur manquent… C’est une erreur que de les prendre pour les représentants du patois, qui se maintenait si vigoureux et dru par toutes nos campagnes ! du patois parlé, dont on ne retrouve pas plus l’écho véridique dans leurs alexandrins de bonne volonté qu’on n’y rencontre le sentiment de la nature auvergnate, — on pourrait dire de la Nature tout court. Sans doute, ils aimaient le pays, le clocher natal, mais, littérairement ; ils ne l’ont pas vu. Leur esprit était resté ailleurs, aux dictionnaires du Collège. De la petite patrie, nous ne saurons rien par eux, ni de ses beautés naturelles, ni de son histoire, ni de son folklore.
Cependant, ces échantillons seront utiles et curieux, pour la comparaison avec une œuvre pleinement patoise et auvergnate comme celle de Vermenouze, jaillie à grand flot du sol, de la race, de la langue populaire. Nous ne les rapportons qu’à titre documentaire. Leurs auteurs ne sont pas plus des précurseurs du félibrige auvergnat qu’ils ne sont des continuateurs des troubadours. De ce que, de temps à autre, quelqu’un a discouru en fin de banquet sur le mode villageois, et que les journaux de chef-lieu ont sympathiquement reproduit cette amusette, il ne faut pas que cela prête à croire à une littérature écrite et suivie, d’une école auvergnate !
Cependant, un trait commun caractérise tous ces fragments où se retrouvent les tendances réalistes de nos montagnards, observateurs et narquois ; ce sont des moralistes pratiques.
Voici un abbé Bouquier, curé d’Ytrac et de Leynhac, dont il ne reste qu’une composition, les autres égarées par sa famille, à Calvinet, ou emportées par lui à la Martinique, où, sexagénaire, il serait allé mourir chez un neveu. Le morceau conservé, à défaut d’autres mérites, ne manque pas d’étrangeté. Le titre est en français :
Le Dialogue annoncé est toute une pièce, la moralité du moyen âge, à nombreux personnages réels ou symboliques, l’Ange Gardien, le Juge, le Curé, le Démon, l’archange saint Michel, qui arrive trop tard pour porter secours à l’âme en perdition, et ne s’émeut pas autrement de la victoire de Satan :
(Console-toi, mon cher Confrère, dit-il à l’ange gardien ! Et mets que nous n’avons pas perdu beaucoup.)
En effet, le Curé n’hésite guère à jurer que par peur de l’Enfer. Les scrupules ne l’encombrent pas !
(Je jurerai bien assez, mais l’enfer ! Malepeste !)
La Conscience apparaît, mais sans confiance. Elle a essayé d’intervenir d’autres fois. On lui a dit : Chut ! Elle n’a qu’à se taire, dorénavant.
C’est l’ambition, invoquant la sagesse de Sénèque, qu’on ne s’attendait pas à trouver dans cette affaire, qui décide le Curé à lever la main :
Le péché est ce qu’il paraît — au pécheur qui le commet ; — car, selon le sage Sénèque, comme l’on croit pécher l’on pèche.
Il n’en faut pas plus pour que le Curé s’exécute :
Eh bien ! donc, je m’en vais jurer, quitte après pour m’en confesser !
Et Satan félicite le déchu, sur un ton gouailleur :
Regarde, mon ami, que tu as fait une bonne affaire, — Au moins, quand tu mourras, tu sauras où aller coucher — Et où aller passer toute l’éternité…
Puis, en bon diable, il indique à son nouveau sujet que, pour être bien placé, il lui suffit de parler à Pluton et à Proserpine, sa femme, qui dirige les enfers et lui fait la cuisine. En tout cas, le Curé peut être assuré qu’il n’a pas à craindre le froid…
A Frédéric Dupuy de Grandval, on n’attribue rien moins que des chefs-d’œuvre, dont les manuscrits remplissaient une bibliothèque entière ! Il ne se retrouve que quelques lambeaux, et mal authentiques, dont l’un pourtant, ne semble pas devoir être apocryphe, tant le portrait de l’auteur offre une complète ressemblance avec l’image de celui dont la vie et les écrits scandalisèrent Aurillac. Il aurait été en rapport avec Béranger, à qui il soumettait parfois ses travaux, et qui le conseillait. Mais le chantre de Lisette ne le corrigea pas de boire. Ce sont les Mauvais Garçons de Villon qu’il rappelle :
Le vin nouveau à la tête me monte ; — pour me guérir, demain, je ferai le lundi, — de bon matin, la goutte me remonte, — mais tout le jour, je reste fidèle au (vin) bleu. — Quand la nuit vient, pour passer la veillée, — près d’un bon feu, je m’assieds sur un banc. — Et tout en fumant et mangeant la grillée (de châtaignes) — à tout hasard, je bois un litre de blanc.
Puis au café, je vais prendre une demi-tasse ; — cela me ferait mal sans trois sous d’eau-de-vie. — Je trouve un ami, nous faisons la petite partie, — et deux cruchons (de bière) y passent rondement. — Ils sont nettoyés, il faut quitter la place.
Je vais prendre l’air, je hasarde une chanson ; — j’en ai bien assez fait, la patrouille me ramasse — sans que je résiste et me met en prison. »
Rien d’étonnant à ce qu’un tel intrépide vide-bouteilles ait laissé une réputation d’originalité que n’était pas pour démentir son esprit caustique. Écoutez cette répartie :
— Comment se fait-il que je n’aie pas d’enfants, disait une dévote à M. Dupuy de Grandval. J’en désire tellement un ! Et voyez « la cafetière du coin », cette effrontée d’Irma. Elle en a quatre, qui sont magnifiques. Pourquoi tant à elle, quand j’en suis privée ? Moi qui en demande chaque jour au Bon Dieu !
— Elle s’y prend autrement, fit le poète cantalien.
— Et comment fait-elle.
Eh ! elle ne les demande pas au Bon Dieu mais aux hommes…
Plus important est le bagage de Jean-Baptiste Brayat (1779-1838) de Boisset où, en 1907, lui fut élevé un buste. La purge, la saignée, et la lecture de sa plaquette étaient les remèdes ordonnés habituellement par le pauvre officier de santé. Ces pratiques familières, un estomac complaisant qui ne refusait jamais un verre de vin, la bonne humeur et le désintéressement lui valaient de la popularité. Ce sont les qualités — autant que les défauts — domestiques de Brayat, plus que ses poèmes, je pense, qui provoquaient l’admiration et la reconnaissance de ses malades. Comment ne pas aimer un médecin qui ajoutait les médicaments à l’ordonnance, et, sur son calepin de visites, inscrivait :
(Pierre me paiera si les châtaignes se vendent.)
On devine que le brave homme ne s’enrichissait pas à cette façon de traiter la clientèle !
Dès lors que Boisset dressait un buste de bronze au poète-médecin J.-B. Brayat, pourquoi J.-B. Veyre, le poète instituteur, n’aurait-il pas eu son monument à Saint-Simon ! Le Comité est formé, la souscription ouverte, bien que les promoteurs, MM. Armand Delmas, le Dr Vaquier ne prêtent pas « aux pépiements d’un roitelet » la voix du rossignol, comme galamment fit un soir Jasmin à l’auteur des Piaoulats d’un reipetit, qui le recevait, le 23 février 1854, à Aurillac, où le poète agenais était de passage, en tournée pour les pauvres :
Pâtre de Saint-Simon, j’ai quitté mon troupeau, — j’ai pris ma veste neuve et mon joli chapeau pour venir fêter ta grande renommée, — de couronnes de fleurs chaque jour parfumée… Auprès du rossignol, piaille le roitelet.
A quoi Jasmin répliquait :
Je m’y connais, Monsieur, cet oiseau chanteur a le chant harmonieux. — C’est un rossignol qui, par jeu, s’est vêtu — de la plume d’un roitelet.
De Jasmin, il n’y avait là qu’une gentillesse d’usage, envers qui lui rimait la bienvenue au chef-lieu du département.
Mais que dire des opinions portées, la plume à la main, par des compatriotes lettrés et qui devaient avoir l’ouvrage de J.-B. Veyre sous les yeux ! Je n’en citerai qu’un, le plus important, et le grand responsable, puisqu’il fit la préface des Piaoulats en 1860. Or, M. de Lescure n’hésite pas entre J.-B. Veyre et Frédéric Mistral :
Un avocat… Un riche propriétaire provençal, un homme du monde,… que j’ai vu moi-même à Paris colporter dans les bureaux d’un journal au sortir d’un élégant coupé, les produits d’une inspiration artificielle et savante… Les pâtres n’ont pas lu Mireille ; ils ne le comprendraient pas… Mais les pâtres comprendront Veyre, et Veyre sera chanté aux veillées ; et, dans sa hutte roulante, le pauvre gardeur de bestiaux fredonnera ses vers sur la montagne.
Ce n’est pas le pavé de l’ours. C’est une avalanche de basalte qu’une pareille présentation fait crouler sur une innocente victime !