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Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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Dès le début de la révolution, la fureur populaire, excitée par la détresse et par de perfides conseils, se rua sur plusieurs personnes que leur position désignait plus particulièrement à ses coups. Ces exécutions de la terrible justice du peuple, furent l'avant scène de la déplorable tragédie, qui plus tard devait épouvanter la nation.

Delaunay, gouverneur de la Bastille, fut une des premières victimes de cette rage frénétique. Ce fut le 14 juillet 1789, que la citadelle confiée à sa garde, fut assiégée et prise. Le peuple des faubourgs, dès la nuit du 13, s'était porté vers cette vieille forteresse du despotisme. Il paraît que des meneurs avaient proféré plusieurs fois le cri: à la Bastille! Le vœu de sa destruction se trouvait dans quelques cahiers des états provinciaux; ainsi les idées avaient pris d'avance cette direction. Les masses furieuses avaient enlevé à l'hôtel des Invalides, malgré la résistance du commandant, M. de Sombreuil, des canons et une grande quantité de fusils. Les assiégeans disaient que le canon de la place était dirigé sur la ville, et qu'il fallait empêcher qu'on ne tirât sur elle. Le député d'un district, Thuriot-de-la-Rozière, demanda à être introduit dans la forteresse, et l'obtint du commandant. Étant entré en pourparler avec M. Delaunay, il se promena long-temps avec lui sur les tours, en conversant familièrement; mais on prétend qu'ensuite ils finirent par ne plus s'entendre, furent sur le point d'en venir aux mains, et de se précipiter l'un l'autre dans les fossés.

Dans la matinée, deux courriers du gouvernement avaient été arrêtés, et leurs dépêches ouvertes avaient montré un ordre, enjoignant à M. Delaunay de tenir tant qu'il pourrait, lui assurant qu'il serait bientôt secouru. C'était en effet dans la soirée de ce même jour, que la cour devait faire entrer dans la capitale des troupes nombreuses, cantonnées dans les environs. Cet ordre fut l'arrêt de proscription de celui qui l'avait souscrit, comme de celui à qui il était adressé, et un appel à tous les hommes ardens de courir à la Bastille.

On a dit que la faible garnison de la place, composée de trente-deux Suisses et de quatre-vingt-deux Invalides, avait été gagnée; que ce fut elle qui, au moyen de certains signaux convenus, apprit aux chefs des colonnes du peuple qu'elles pouvaient avancer; que, lorsqu'on fut en présence, les hommes qu'on avait séduits, voulurent capituler, tandis que ceux qui tenaient pour la cour se mirent en devoir de repousser les assaillans. De là, des rixes entre les soldats que le commandant ne put calmer et au milieu desquelles il perdit la tête. Les coups de canon qu'on tira sur ceux des assiégeans qui pénétraient dans la première cour, et qui en tuèrent un assez grand nombre, ne furent point dirigés par ceux qui avaient fait des signaux de paix, mais par ceux qui ne voulaient pas rendre la place. Il résulterait de tout cela qu'il n'y eut point trahison, comme on l'a répété tant de fois, mais seulement un désordre affreux.

Quoi qu'il en soit, la multitude armée, secondée par les gardes-françaises, formait de toutes parts une attaque pressante. Le gouverneur n'étant point secouru, et voyant l'acharnement du peuple, se saisit d'une mèche, et veut faire sauter la place. La garnison s'y oppose, et l'oblige à se rendre; les signaux sont donnés, un pont est baissé. Les assiégeans s'approchent, en promettant de ne commettre aucun mal; mais la foule se précipite et envahit les cours. Les Suisses parviennent à se sauver. Les Invalides, assaillis, ne sont arrachés à la fureur du peuple que par le dévoûment des gardes-françaises. En ce moment, une fille jeune, belle et tremblante, se présente: on la suppose fille du gouverneur; on la saisit, et les furieux veulent la brûler vive. Déjà elle était au milieu des flammes. «Que son père rende la place, s'écriait-on, où qu'il voie brûler sa fille!» M. de Montigny, l'un des assiégés, malheureux père de cette infortunée, voit du haut des tours ce spectacle horrible; il va se précipiter au secours de sa fille, lorsqu'il tombe atteint de deux coups de fusil. Cependant la jeune personne est arrachée des mains de ses bourreaux par un homme nommé Bonnemère, qui parvient à les écarter. Le vertueux Bailly, maire de Paris, récompensa depuis cette belle action par une couronne civique, et par le don d'un sabre, que la malheureuse orpheline fut chargée de remettre publiquement à son courageux libérateur.

La populace furieuse cherchait le gouverneur Delaunay. On se disputait l'honneur de l'arrêter. On le découvre; il veut se percer le sein d'une lame à dard que le grenadier Arné lui arrache. Bientôt Élie et Hulin, et plusieurs autres gardes-françaises le saisissent, l'entourent, et deviennent ses défenseurs contre la fureur générale. Quelques uns sont même maltraités et blessés, en couvrant de leurs corps leur prisonnier; ils ne pouvaient le protéger qu'à demi. On lui arrachait les cheveux, on l'abreuvait d'outrages, on dirigeait des épées nues contre sa poitrine. Ce malheureux officier conjurait ses défenseurs de ne point l'abandonner jusqu'à l'Hôtel-de-Ville. Il réclamait l'exécution des promesses d'Élie et Hulin, ses vainqueurs et maintenant ses appuis, qui lui avaient donné leur parole de le soustraire aux vengeances populaires. Ces deux hommes généreux, épuisés de cette lutte inégale contre l'impétuosité des assaillans, écartés malgré leur force et leur vigueur, et, comme emportés par le flot de la multitude loin du malheureux Delaunay, perdent le prix de leurs nobles efforts. Obligés de s'éloigner un instant, ils voient cet infortuné, à qui un désespoir subit aux approches de la mort inspire un courage forcené, se défendre contre tous, tomber aux pieds de la multitude, et le moment d'après sa tête sanglante s'élever en l'air au milieu des cris d'une allégresse féroce et encore mal assouvie. Cet affreux trophée fut bientôt suivi de plusieurs autres du même genre. Des officiers de la garnison de la Bastille, dénoncés par leur uniforme, eurent le même sort.

L'honnête Delosme-Solbrai, major de la place de la Bastille, militaire plein de vertus, et reconnu pour tel par ceux-là même à qui il venait de rendre les armes, périt aussi dans cette journée, emportant les regrets de tous ceux qui l'avaient connu. Il était depuis vingt ans, l'ami, le consolateur des prisonniers. Sa douceur, sa générosité, lui avaient mérité l'estime universelle. «Pourquoi faut-il, dit Champfort, que le hasard singulier qui, dans ce moment, vint dénoncer ses vertus, n'ait pas eu l'effet qu'il devait produire, et ne soit pas devenu la sauve-garde de ce vénérable militaire?» Déjà entouré d'une multitude, que la vue de son uniforme rendait furieuse, il allait être déchiré par elle, lorsqu'un jeune homme pénétré de douleur, d'attendrissement et de désespoir, se précipite dans la foule, s'élance vers lui, l'embrasse, l'appelle son père, son ami, son bienfaiteur, se nomme (c'était le marquis de Pelleport), conjure le peuple d'épargner un respectable mortel, l'ami de tous les malheureux; il raconte son histoire; long-temps prisonnier à la Bastille, il doit à M. Delosme plus que la vie; il mourra pour le défendre. Il le serre de nouveau entre ses bras, en le baignant de ses larmes. Déjà quelques-uns s'attendrissent; mais d'autres s'écrient que c'est un mensonge, qu'on veut, par une fable, leur enlever leur victime. Les cris couvrent ses cris: la fureur populaire redouble; lui-même est frappé, meurtri de plusieurs coups. On l'arrache avec violence des mains de celui qu'il veut soustraire au péril. Le digne militaire, touché de cette générosité, qui adoucit pour lui les horreurs de la mort, lui dit, les larmes aux yeux: «Que faites-vous, jeune homme? retirez-vous; vous allez vous sacrifier sans me sauver.» A ces mots, devenu encore plus intrépide, parce que sa douleur et sa tendresse sont accrus, M. de Pelleport s'écrie: «Je le défendrai envers et contre tous.» Et, oubliant qu'il est sans armes, il écarte la foule avec ses mains, secondé d'un de ses amis qui l'accompagnait. Ce mouvement violent, étonne, irrite la multitude, qu'il devait attendrir, mais qui, bouillante encore, au sortir de la Bastille, ne respirait que la vengeance. Un homme féroce frappe M. de Pelleport d'un coup de hache sur le cou, le blesse, et allait redoubler lorsqu'il est renversé lui-même par l'ami qui accompagnait M. de Pelleport. Aussitôt assailli de tous côtés, il se trouve entouré de sabres, de fusils, de baïonnettes, dirigés contre lui; il se saisit d'une de ces armes, et, avec une agilité, une force et un courage qu'il reçoit de son désespoir, il écarte la foule, se fait jour à travers, court vers l'Hôtel-de-Ville, et tombe sur les marches sans connaissance, tandis que la tête de son respectable bienfaiteur Delosme est promenée en triomphe avec celle de Delaunay.

En même temps une espèce de fureur commençait à éclater contre Flesselles, le prévôt des marchands, qu'on accusait de trahison. On prétendait qu'il avait trompé le peuple, en lui promettant plusieurs fois des armes qu'il ne voulait pas lui donner. La salle de l'Hôtel-de-Ville était pleine d'hommes encore tout bouillans d'un long combat, et pressés par cent mille autres qui, restés au-dehors, voulaient entrer à leur tour. Les électeurs s'efforçaient de justifier Flesselles aux yeux de la multitude. Celui-ci s'était d'abord défendu avec présence d'esprit, même avec fermeté. Ses discours produisaient quelqu'effet, mais autour de lui seulement; et plus loin les mots de traître, de perfide, se faisaient entendre au milieu des clameurs. La nouvelle de la prise de la Bastille, l'arrivée des vainqueurs, des vaincus, des blessés, des mourans, objets de sympathie ou de vengeance, porta au comble le désir de la multitude. Vengeance! Ce dernier cri étouffait tous les autres. Dans ce moment, tous les regards se portèrent sur M. de Flesselles, qu'on accusait directement et tout haut. Il sentit qu'il était perdu; et pâle, tremblant, balbutiant: «Puisque je suis suspect à mes concitoyens, dit-il, il est indispensable que je me retire.» Un des électeurs lui dit qu'il était responsable des malheurs qui allaient arriver par son refus de remettre les clés du magasin de la ville où étaient les armes et surtout les canons. Pour toute réponse, il tira les clés de sa poche, et les mit sur la table. La multitude se pressant alors autour du bureau, les uns lui dirent qu'il devait être retenu comme ôtage; d'autres, conduit au Châtelet; enfin d'autres crièrent qu'il devait aller au Palais-Royal pour être jugé. Ce dernier mot était un arrêt de mort: et ce fut celui que saisit la fureur publique: au Palais-Royal! au Palais-Royal! devint le cri général: «Eh bien! messieurs, répondit alors M. de Flesselles d'un air assez tranquille, allons au Palais-Royal.» Il se lève; on l'environne; on le presse; il traverse la salle, entouré d'une escorte irritée d'hommes dont le visage annonçait l'inimitié, la haine, mais qui pourtant ne se permirent aucune violence. Il descend avec eux l'escalier de l'Hôtel-de-Ville, leur parle de près, s'adresse à chacun d'eux, se justifie, leur dit: «Vous verrez mes raisons, je vous expliquerai tout.» Il tâchait de se faire un appui de ceux qui d'abord l'avaient fait trembler, et qui alors devenaient son escorte contre la multitude encore plus redoutable. Déjà, il était au bas de l'escalier, lorsqu'un jeune homme, un inconnu, s'approche et lui présente un pistolet, en lui disant: Traître, tu n'iras pas plus loin! Le magistrat chancelle et tombe. La foule se précipite sur son corps, le presse, l'étouffe, le perce, le déchire; on lui tranche la tête, que l'on porte en triomphe au bout d'une pique, comme celle du gouverneur de la Bastille. «J'ai vu moi-même, dit M. de Chateaubriand, un de ces cannibales assez proprement vêtu, ayant à sa boutonnière un morceau du cœur de l'infortuné Flesselles.» On a prétendu qu'avant de tuer ce malheureux citoyen, on lui avait présenté une lettre de lui, trouvée dans la poche de M. Delaunay, et dans laquelle le prévôt des marchands disait à ce gouverneur: J'amuse les parisiens avec des cocardes et des promesses; tenez bon jusqu'à ce soir, vous aurez du renfort. Cette anecdote est contestée par plusieurs historiens. Presqu'au même instant, deux invalides qu'on avait dénoncés comme traîtres, furent pendus à une lanterne. Ce fut l'origine de ce supplice qui devint alors à la mode; la lanterne fut, dès ce moment, le cri de menace contre les ennemis de la révolution.

Quelques jours s'étaient à peine écoulés, et le 22 juillet, la place de l'Hôtel-de-Ville fut de nouveau le théâtre de scènes également horribles. Les victimes furent Foulon, et son gendre Berthier de Sauvigny. Cette exécution populaire, fut le résultat d'une insurrection de commande. «A chaque instant, dit M. Thiers, les bruits les plus ridicules étaient répandus et accrédités. Tantôt on disait que les soldats des gardes-françaises avaient été empoisonnés, tantôt que les farines avaient été volontairement avariées, ou qu'on détournait leur arrivée; et ceux qui se donnaient les plus grandes peines pour les amener dans la capitale étaient obligés de comparaître devant un peuple aveugle qui les accablait d'outrages ou les couvrait d'applaudissemens, selon les dispositions du moment. Cependant il est certain que la fureur du peuple, qui, en général, ne sait, ni choisir, ni chercher long-temps ses victimes paraissait souvent dirigée soit par des misérables payés, comme on l'a dit, pour rendre les troubles plus graves, en les ensanglantant, soit seulement par des hommes plus profondément haineux. Foulon et Berthier furent poursuivis et arrêtés loin de Paris, avec une intention évidente. Il n'y eut de spontané à leur égard que la fureur de la multitude qui les égorgea. Foulon, ancien intendant, homme dur et avide, avait commis d'horribles exactions, et avait été un des ministres désignés pour succéder à Necker et à ses collègues. Il fut arrêté à Viry, quoiqu'il eût répandu le bruit de sa mort. On le conduisit à Paris, en lui reprochant d'avoir dit qu'il fallait faire manger du foin au peuple. On lui mit des orties au cou, un bouquet de chardons à la main, et une botte de foin derrière le dos. C'est en cet état qu'il fut traîné à l'Hôtel-de-Ville. Au même instant, Berthier de Sauvigny, son gendre, était arrêté à Compiègne, sur de prétendus ordres de la commune de Paris, qui n'avaient pas été donnés. La commune écrivit aussitôt pour le faire relâcher, ce qui ne fut pas exécuté. On l'achemina vers Paris, dans le moment où Foulon était à l'Hôtel-de-Ville, exposé à la rage des furieux. La populace voulait l'égorger; les représentations de Lafayette l'avaient un peu calmée, et elle consentait à ce que Foulon fût jugé; mais elle demandait que le jugement fût rendu à l'instant même, pour jouir sur-le-champ de l'exécution. Quelques électeurs avaient été choisis pour servir de juges; mais, sous divers prétextes, ils avaient refusé cette terrible magistrature. Enfin, on avait désigné Bailly et Lafayette, qui se trouvaient réduits à la cruelle extrémité de se dévouer à la rage de la populace, ou de sacrifier une victime. Cependant Lafayette, avec beaucoup d'art et de fermeté, temporisait encore; il avait plusieurs fois adressé la parole à la multitude avec succès. Le malheureux Foulon, placé sur un siége à ses côtés, eut l'imprudence d'applaudir à ses dernières paroles. «Voyez-vous, dit un témoin, ils s'entendent.» A ce mot, la foule s'ébranle, et se précipite sur Foulon. Lafayette fait des efforts incroyables pour le soustraire aux assassins; on le lui arrache de nouveau, et l'infortuné vieillard est pendu à un réverbère. Sa tête est coupée, mise au bout d'une pique, et promenée dans Paris. Dans ce moment, Berthier arrivait dans un cabriolet, conduit par des gardes, et poursuivi par la multitude. On lui montre la tête sanglante, sans qu'il se doute que c'est la tête de son beau-père. On le conduit à l'Hôtel-de-Ville, où il prononce quelques mots pleins de courage et d'indignation. Saisi de nouveau par la multitude, il se dégage un moment, s'empare d'une arme, se défend avec fureur, et succombe bientôt comme le malheureux Foulon. Ces meurtres avaient été commis par des ennemis de Foulon ou de la chose publique; car, si la fureur du peuple à leur aspect, avait été spontanée, comme la plupart de ses mouvemens, leur arrestation avait été combinée.»

Une circonstance atroce manque au récit qu'on vient de lire. Quelques-uns des bourreaux de Foulon, après lui avoir coupé la tête, lui mirent un bâillon et une poignée de foin dans la bouche, et portèrent cette effroyable figure au Palais-Royal, tandis que d'autres traînaient son cadavre dans la fange.

Le malheureux Berthier ne fut pas traité moins atrocement que son beau-père. Il se trouva un monstre capable de lui arracher le cœur, et de le présenter tout sanglant aux yeux de la multitude.

«Ces lâches barbaries, dit un historien contemporain, consternèrent d'abord tous les amis de la révolution, et firent mettre en doute si les Français méritaient d'être libres. Les ennemis de la liberté en tirèrent avantage; et dès le lendemain, ceux d'entre eux qui, sous le voile du patriotisme, ne voulaient qu'une modification dans le gouvernement, cherchèrent à faire porter, par l'assemblée nationale, un décret qui, réprimant l'effervescence populaire, eût laissé les représentans du peuple, exposés sans défense, aux attaques du despotisme, encore armé d'une grande puissance. Ce ne fut pas sans peine que Mirabeau para le coup.»

Bailly et Lafayette furent remplis de douleur et d'indignation, à la vue de ces attentats, auxquels ils s'étaient opposés de toutes leurs forces. Lafayette donna sa démission du commandement de la garde parisienne, et ne consentit à le reprendre, qu'après les plus vives instances.


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