Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
MASSACRES
DANS LES PRISONS DE PARIS.
PRINCIPALES SCÈNES ET CIRCONSTANCES DE
CES JOURNÉES SANGLANTES.
Qui le croirait, si le fait n'était prouvé d'une manière irrécusable? Un ministre de la justice fut le principal ordonnateur des assassinats de septembre! C'était donner au meurtre une sorte de quasi-légalité; on marchait à pas de géant dans la voie d'un effroyable progrès, et l'on devait encore aller bien au-delà.
La coalition des armées étrangères avait fait invasion sur le territoire français; sa marche n'éprouvait que très-peu d'obstacles; déjà plusieurs villes importantes étaient en son pouvoir. La terreur était au cœur des républicains. Danton, à cette époque l'homme le plus puissant de Paris, était ministre de la justice. Doué d'une audace extraordinaire, maître du conseil, ami de Marat et partageant ses opinions, sympathisant par son naturel violent avec les passions de la populace, il pensait qu'il fallait que le gouvernement restât à Paris, qu'il s'y défendît, et que plus tôt que de reculer, il fallait qu'il s'y ensevelît sous les ruines de la patrie. Mais, tout bouillant d'ardeur révolutionnaire, il voulait qu'avant l'arrivée des ennemis du dehors, on immolât les ennemis du dedans, c'est-à-dire les royalistes. Ce fut l'origine de l'odieuse qualification de suspects et des visites domiciliaires. Dès lors le système des dénonciations fut organisé. Tout ce qui avait appartenu à l'ancienne cour, ou par les emplois, ou par le rang, tout ce qui s'était prononcé pour elle, tous les prêtres non assermentés, tous les citoyens qui avaient de lâches ennemis, furent jetés dans les prisons au nombre de douze ou quinze mille individus. La terreur régnait dans Paris. Le comité de défense générale, établi dans la convention, avisait aux moyens de résister à l'ennemi. C'était le 30 août. Quelques membres avaient ouvert l'avis de se retirer à Saumur; cet avis venait d'être combattu par Vergniaud et Guadet. Après eux, Danton prit la parole: «On vous propose, dit-il, de quitter Paris. Vous n'ignorez pas que, dans l'opinion des ennemis, Paris représente la France, et que leur céder ce point, c'est leur abandonner la révolution. Reculer, c'est nous perdre. Il faut donc nous maintenir ici par tous les moyens, et nous sauver par l'audace.
«Parmi les moyens proposés, aucun ne m'a semblé décisif. Il faut ne pas se dissimuler la situation dans laquelle nous a placés le 10 août. Il nous a divisés en républicains et en royalistes, les premiers peu nombreux et les seconds beaucoup. Dans cet état de faiblesse, nous républicains, nous sommes exposés à deux feux, celui de l'ennemi, placé au dehors, et celui des royalistes placés au dedans. Il est un directoire royal qui siége secrètement à Paris et correspond avec l'armée prussienne. Vous dire où il se réunit, qui le compose, serait impossible aux ministres. Mais pour le déconcerter et empêcher sa funeste correspondance avec l'étranger, il faut..... il faut faire peur aux royalistes.....»
Ces mots, accompagnés d'un geste d'extermination, furent l'arrêt de mort des infortunés détenus. Danton laissa tout le conseil frappé de stupeur, et se rendit au comité de surveillance de la commune, où régnait Marat. Danton, que toujours on trouva sans haine contre ses ennemis personnels, et souvent accessible à la pitié, prêta son audace aux horribles rêveries de Marat. Ils formèrent tous deux l'exécrable complot de faire massacrer les malheureux détenus dans les prisons de Paris.
Un nommé Maillard, ancien huissier, qui avait figuré à la tête des femmes soulevées dans les journées des 5 et 6 octobre, s'était formé une bande d'hommes grossiers et propres à tout oser. Comme on savait que cette bande n'agissait que par ses ordres, on l'avertit de se tenir prêt à agir au premier signal, de se placer d'une manière utile et sûre, de préparer des assommoirs, de prendre des précautions pour empêcher les cris des victimes, et de se procurer des voitures couvertes, ainsi que d'autres objets.
Le bruit d'une horrible exécution s'était répandu sourdement dans tout Paris. On accusait perfidement les détenus des complots les plus absurdes; ces malheureux, qu'on accusait, tremblaient pour leur vie; leurs parens étaient dans la consternation, et la famille royale, qui avait été jetée dans la tour du Temple, n'attendait que la mort.
Tout-à-coup, le samedi 1er septembre, se répand la nouvelle de la prise de Verdun. Cette place n'était qu'investie, mais on crut qu'elle avait été emportée par l'effet d'une trahison.
Le lendemain, 2 septembre était un dimanche, et l'oisiveté augmentait le tumulte populaire. De plus, on avait décrété une levée en masse des citoyens. Des attroupemens nombreux se formaient partout, et on répandait que l'ennemi pouvait être à Paris sous trois jours. Cependant une terreur profonde régnait dans les prisons; les geôliers eux-mêmes étaient consternés; celui de l'Abbaye avait, dès le matin, fait sortir sa femme et ses enfans; le dîner avait été servi aux prisonniers deux heures plus tôt qu'à l'ordinaire; tous les couteaux avaient été retirés de leurs serviettes. Frappés de ces circonstances qu'ils ne pouvaient s'expliquer, ils interrogeaient avec instance leurs sinistres gardiens, qui demeuraient sourds à leurs questions. A deux heures enfin, on entend battre la générale, le tocsin sonne de toutes parts, et le canon d'alarme retentit dans l'enceinte de la capitale; des troupes de citoyens remplissent les places publiques.
Vingt-quatre prêtres, arrêtés pour refus de serment, se trouvaient à l'Hôtel-de-Ville; ils devaient être transférés à l'Abbaye. On choisit ce moment pour leur translation. On les fait monter dans six fiacres escortés par les fédérés bretons et marseillais. Sur les quais, la foule les entoure, et les accable d'outrages. Les fédérés les signalent comme les conspirateurs qui devaient égorger les femmes et les enfans, tandis que les citoyens seraient à la frontière. Ces paroles augmentent encore le tumulte. On ouvre les portières des voitures; on accable d'injures et de coups ces malheureux prêtres. Enfin on arrive dans la cour de l'Abbaye, devant la porte du comité de la section des Quatre-Nations. Maillard était présent avec sa bande féroce. Le premier des prisonniers qui sort du premier fiacre est aussitôt percé de mille coups; celui qui le suit, à cette vue, se rejette dans la voiture; on l'en arrache avec violence, et on l'égorge comme le premier; les deux autres subissent le même sort. Les égorgeurs se portent sur les autres voitures, et font un carnage horrible, au milieu des hurlemens d'une populace furieuse. Tous ces infortunés furent immolés, à l'exception d'un seul, l'abbé Sicard, qui fut sauvé par miracle.
En ce moment arrive, l'infâme Billaud-Varennes, membre du conseil de la commune; il marche sans s'émouvoir dans le sang et sur les cadavres, et, s'adressant à la foule des assassins: Peuple, dit-il, tu immoles tes ennemis, tu fais ton devoir. La voix de Maillard s'élève après celle de Billaud: Il n'y a plus rien à faire ici, s'écrie-t-il, allons aux Carmes. On avait enfermé, parqué dans cette église environ deux cents prêtres. Ces malheureux, attendant la mort, adressaient des prières au ciel, et s'embrassaient les uns les autres en signe d'adieu. La bande infernale entre; elle appelle à grands cris le vénérable archevêque d'Arles; on le cherche; il est reconnu et tué d'un coup de sabre sur le crâne. Les monstres, fatigués de se servir du sabre, emploient leurs armes à feu, et font des décharges générales dans le fond des salles, dans le jardin, sur les murs et sur les arbres où quelques unes des victimes cherchaient à se sauver. Plusieurs évêques se trouvaient parmi ces ecclésiastiques, entre autres les évêques de Beauvais et de Saintes, tous deux frères et de la maison de La Rochefoucauld. On les fit rentrer dans l'église à coups de plat de sabre, pour les égorger plus à loisir. L'évêque de Saintes avait déjà la jambe cassée. Il n'avait point été arrêté, mais s'était rendu volontairement en prison pour consoler son frère, vieillard octogénaire. Il fut déposé sur un grabat, et entouré de quelques gendarmes qui paraissaient vouloir le sauver, en le cachant au milieu d'eux. Pendant ce temps, on arrachait les prêtres de l'autel où ils s'étaient réfugiés; on les faisait sortir deux à deux, et on les égorgeait. L'évêque de Beauvais ayant aussi été mis à mort, les cannibales enlevèrent aux gendarmes son généreux frère, le jetèrent à la porte et le massacrèrent.
Tandis que le massacre s'achève aux Carmes, Maillard revient à l'Abbaye avec une partie de ses dégoûtans sicaires. Il était couvert de sang et de sueur. Il entre au comité de la section des Quatre-Nations, et demande du vin pour les braves travailleurs qui délivrent la nation de ses ennemis. Le comité, tremblant, leur en fait distribuer vingt-quatre pintes; on sert ce vin dans la cour et sur des tables entourées de cadavres. On boit, et tout-à-coup, montrant la prison voisine, Maillard s'écrie: A l'Abbaye! A l'Abbaye! répètent ces hommes sanguinaires, et ils suivent leur digne commandant; on attaque la porte; les prisonniers entendent les hurlemens de ces bêtes féroces; les portes sont ouvertes; les premiers détenus qui se présentent sont saisis, traînés par les pieds, et jetés tout sanglans dans la cour. Tandis qu'on immole sans distinction les premiers venus, Maillard se fait remettre les écrous et les clés des diverses prisons. Un homme, qui se trouve parmi les égorgeurs, s'avançant vers la porte du guichet, monte sur un tabouret, et prend la parole: «Mes amis, dit-il, vous voulez détruire les aristocrates, qui sont les ennemis du peuple, et qui devaient égorger vos femmes et vos enfans, tandis que vous seriez à la frontière. Vous avez raison sans doute; mais vous êtes de bons citoyens, vous aimez la justice, et vous seriez désespérés de tremper vos mains dans le sang innocent.—Oui! oui! s'écrient les exécuteurs.—Eh bien! je vous le demande, quand vous voulez, sans rien entendre, vous jeter, comme des tigres en fureur, sur des hommes qui vous sont inconnus, ne vous exposez-vous pas à confondre les innocens avec les coupables?—Voulez-vous, vous aussi, nous endormir? s'écrie à son tour un des assistans, en brandissant son sabre; si les Prussiens et les Autrichiens étaient à Paris, chercheraient-ils à distinguer les coupables? J'ai une femme et des enfans que je ne veux pas laisser en danger. Si vous voulez, donnez des armes à ces coquins, nous les combattrons à nombre égal, et, avant de partir, Paris en sera purgé.—Il a raison; il faut entrer, se disent les autres.» Ils poussent et s'avancent. Cependant on les arrête, et on les oblige à consentir à une espèce de jugement: on convient que l'on prendra le registre des écrous, que l'un d'eux fera les fonctions de président, lira les noms, le motif de la détention, et prononcera à l'instant même sur le sort de chaque prisonnier. «Maillard! Maillard président!» s'écrient plusieurs voix; et, en vertu de cette élection, Maillard entre en fonctions. Ce sanguinaire président s'assied aussitôt devant une table, prend le registre des écrous, nomme juges, de son autorité privée, plusieurs de ses assassins, et laisse les autres à la porte pour exécuter ses arrêts. Afin de s'épargner les scènes de désespoir, il est convenu que, pour toute sentence de mort, il prononcera ces mots: Monsieur, à la Force; et qu'alors, jeté hors du guichet, le prisonnier sera livré, sans s'en douter à ses bourreaux. Dans d'autres prisons, le mot fatal était: Élargissez monsieur.
On amène d'abord les Suisses détenus à l'Abbaye. «C'est vous, leur dit Maillard, qui avez assassiné le peuple au 10 août?—Nous étions attaqués, répondent ces malheureux, et nous obéissions à nos chefs.—Au reste, reprend froidement Maillard, il ne s'agit que de vous conduire à la Force.» Mais les malheureux, qui avaient entrevu les sabres menaçans de l'autre côté du guichet, ne peuvent s'abuser. Il faut sortir; ils reculent, se rejettent en arrière. L'un d'eux, d'une contenance plus ferme, demande où il faut passer. On lui ouvre la porte, et il se précipite tête baissée au milieu des sabres et des piques; les autres le suivent, et subissent le même sort.
Reding, officier suisse, avait reçu, au combat du 10 août, un coup de feu qui lui avait cassé le bras. Deux hommes, les mains ensanglantées, armés de sabres, et conduits par un guichetier qui portait une torche, vinrent chercher ce malheureux militaire. Un d'eux ayant fait un mouvement pour l'enlever, Reding l'arrêta en lui disant d'une voix mourante: Eh! monsieur, j'ai assez souffert, je ne crains pas la mort; de grâce, donnez-la moi ici. Ces mots parurent attendrir l'assassin, qui resta un moment immobile; mais son camarade, en le regardant, et en lui disant: Allons donc, le décida. Le malheureux Reding fut enlevé, porté et jeté dans la rue, où il reçut la mort.
A mesure que la prison était déblayée, suivant l'expression de ces bourreaux forcenés, on amenait d'autres prisonniers, qui ne tardaient pas à être immolés à leur tour. De ce nombre fut Montmorin, ancien ministre de Louis XVI. Amené devant le sanglant président, il déclara que, soumis à un tribunal régulier, il n'en pouvait reconnaître d'autre. «Soit, répondit Maillard, vous irez donc à la Force attendre un nouveau jugement.» L'ex-ministre, trompé, demande une voiture; on lui répond qu'il en trouvera une à la porte. Il demande encore quelques effets, fait quelques pas vers la porte, et reçoit la mort.
On amène ensuite Thierry, valet-de-chambre du roi. Tel maître, tel valet, dit Maillard, et le malheureux tombe sous les coups des assassins. D'autres victimes succèdent encore. Chacun des prisonniers, entendant les vociférations des égorgeurs, s'apprêtait à sa dernière heure. A dix heures du soir, l'abbé Lenfant, confesseur du roi, et l'abbé Chapt de Rastignac, parurent dans la tribune de la chapelle de l'Abbaye, qui servait de prison à un grand nombre d'infortunés, et, étendant les mains, donnèrent leur bénédiction à cette foule, vouée, comme eux, à une mort certaine. Une heure après, ces deux vénérables prêtres furent massacrés, et leurs cris furent entendus de ceux qu'ils venaient de consoler et de bénir.
Au rapport de M. de Saint-Méard, qui se trouvait au milieu de ces malheureux, la principale occupation des prisonniers était de savoir quelle était la position à prendre pour recevoir la mort le moins douloureusement possible. «Nous envoyions de temps à autre, dit-il, quelques-uns de nos camarades à la fenêtre de la tourelle, pour nous instruire de l'attitude que prenaient les malheureux qu'on immolait, et pour calculer, d'après leur rapport, celle que nous ferions bien de prendre. Ils rapportaient que ceux qui étendaient les mains souffraient beaucoup plus long-temps, parce que les coups de sabre étaient amortis avant de porter sur la tête; qu'il y en avait même dont les bras et les mains tombaient avant le corps; et que ceux qui les plaçaient derrière le dos devaient souffrir beaucoup moins. Tels étaient les horribles détails sur lesquels nous délibérions.»
M. Journiac de Saint-Méard, à qui nous venons d'emprunter ces détails, échappa miraculeusement à cette boucherie. Un de ses gardes conçut pour lui de l'intérêt, en lui entendant parler le patois de son pays. «Pourquoi es-tu ici, dit-il à M. de Saint-Méard; si tu n'es pas un traître, le président, qui n'est pas un sot, saura te rendre justice. Ne tremble pas, et réponds bien.» M. de Saint-Méard est présenté à Maillard, qui regarde l'écrou: «Ah! dit Maillard, c'est vous, monsieur Journiac, qui écriviez dans le journal de la cour et de la ville?—Non, répond le prisonnier, c'est une calomnie; je n'y ai jamais écrit.—Prenez garde de nous tromper, reprend Maillard, car ici tout mensonge est puni de mort. Ne vous êtes-vous pas récemment absenté pour aller à l'armée des émigrés?—C'est encore une calomnie; j'ai un certificat attestant que, depuis vingt-trois mois, je n'ai pas quitté Paris.—De qui est le certificat? la signature en est-elle authentique?» Heureusement pour M. de Saint-Méard, il y avait dans ce sanguinaire auditoire un homme qui connaissait personnellement le signataire de ce certificat. La signature est en effet vérifiée et déclarée véritable. «Vous le voyez donc, reprend le prisonnier, on m'a calomnié.—Si le calomniateur était ici, reprend Maillard, une justice terrible en serait faite; mais, répondez, n'avait-on aucun motif de vous enfermer?—Oui, reprend M. de Saint-Méard, j'étais connu pour aristocrate, j'étais franc royaliste.—Ce n'est pas pour juger les opinions que nous sommes ici, répondit un des juges; c'est pour en juger les résultats.—Ma conduite est sans reproche, répliqua l'accusé; je n'ai jamais conspiré; mes soldats, dans le régiment où je servais, m'étaient tous dévoués.»
Frappés de tant de fermeté, les juges se regardent, et Maillard donne le signal de grâce. Aussitôt les cris de vive la nation! retentissent de toutes parts, le prisonnier est embrassé; deux individus s'emparent de lui, et, le couvrant de leurs bras, le font passer sain et sauf à travers la haie menaçante des piques et des sabres. M. de Saint-Méard veut leur donner de l'argent, ils le refusent, et ne demandent qu'à l'embrasser.
Pendant cette affreuse nuit, la troupe des assassins s'était divisée, et avait porté le ravage dans les autres prisons de Paris. Au Châtelet, à la Force, à la Conciergerie, aux Bernardins, à Saint-Firmin, à la Salpêtrière, à Bicêtre, les mêmes horreurs avaient été commises. Partout le sang coulait à flots. Le lendemain lundi 3 septembre, le jour éclaira l'affreux carnage de la nuit, et tout Paris fut dans la stupeur. Billaud-Varennes reparut à l'Abbaye, où la veille, il avait prodigué ses atroces encouragemens à ceux qu'on appelait les travailleurs. Il offrit, au nom de la France, vingt-quatre livres à ces égorgeurs, qui, disait-il, venaient de sauver la patrie. On courut chez Roland, ministre de l'intérieur, qui venait d'apprendre avec le jour les crimes de la nuit; on lui demanda des fonds pour acquitter le salaire de ces affreux travaux. Le ministre repoussa cette demande avec indignation; et la commune, qui avait ordonné et dirigé les massacres, paya cette horrible dette. On peut lire au registre de ses dépenses la mention de plusieurs sommes payées aux exécuteurs de septembre. On y verra aussi, à la date du 4 septembre, la somme de 1,463 livres affectée à cet exécrable emploi.
Il y avait, à la Force, un tribunal semblable à celui de l'Abbaye, et qui procédait de la même manière. C'était là que se trouvait l'infortunée princesse de Lamballe qui avait été célèbre à la cour, par sa beauté, et par l'intimité qui l'unissait à la reine. On la traîna mourante, au terrible guichet.—Qui êtes-vous? lui demandent les bourreaux en écharpe.—Louise de Savoie, princesse de Lamballe.—Quel était votre rôle à la cour? Connaissiez-vous les complots du château?—Je n'ai connu aucun complot.—Faites serment d'aimer la liberté et l'égalité; faites serment de haïr le roi, la reine, et la royauté.—Je ferai le premier serment, je ne puis faire le second, il n'est pas dans mon cœur.—Jurez donc, lui dit un des assistans qui voulait la sauver; mais l'infortunée ne voyait, et n'entendait plus rien.—Qu'on élargisse madame, dit le chef du guichet. On emmène cette femme infortunée; elle est reçue à la porte par des furieux avides de carnage. Un premier coup de sabre, porté sur le derrière de sa tête, fait jaillir le sang, dont ces cannibales sont altérés. Elle fait encore plusieurs pas, soutenue par deux hommes qui, peut-être, voulaient la sauver; mais un dernier coup la fait tomber un peu plus loin. Ses assassins l'outragent, la mutilent, se partagent les lambeaux de son beau corps déchiré. Sa tête, son cœur, d'autres parties du cadavre, portées au bout d'une pique, sont promenées dans Paris. «J'ai été obligé, dit l'historien Beaulieu, de me trouver plusieurs fois avec un bourreau de cette princesse; il se nommait Mamain, ancien soldat, et fils d'un aubergiste de Bordeaux; il se vantait de l'avoir éventrée, et de lui avoir arraché le cœur.»
Les misérables qui portaient la tête de l'infortunée princesse, au bout d'une pique, s'arrêtèrent long-temps sous les fenêtres du château du Temple, où était renfermée la reine. Il était environ une heure et demie, et la famille royale était à dîner. Les cris de la populace, le bruit du tambour, se font entendre; ces infortunés quittent la table avec précipitation, et se réunissent dans la chambre qu'occupait Marie-Antoinette. Un instant après, la tête de madame de Lamballe est présentée à l'une des croisées où dînait le fidèle Cléry, valet-de-chambre du roi, et la dame Tison, que la municipalité avait placée auprès de la reine; à cette vue épouvantable, cette femme jette un grand cri; les assassins, croyant avoir reconnu la voix de la reine, font entendre des éclats de rire affreux. Les officiers municipaux qui veillaient au Temple font tous leurs efforts pour éloigner cette horde d'assassins qui voulaient qu'on les laissât entrer dans le Temple, avec madame de Lamballe; ils voulaient seulement présenter cette tête aux illustres prisonniers, et leur apprendre, disaient-ils, par ce spectacle, quel était le résultat de leurs conspirations. Les officiers municipaux s'y étant opposés formellement, ils se réduisirent à demander qu'on les laissât entrer dans la cour, et qu'on fît mettre le roi et la reine à la fenêtre. Cette affreuse négociation en était là, lorsque deux officiers municipaux se présentèrent à la famille royale. Le roi leur demanda si sa famille était en sûreté. «On fait courir le bruit, répondirent-ils, que vous et votre famille, n'êtes plus dans la tour du Temple. On demande que vous paraissiez à la croisée; mais nous ne le souffrirons pas; le peuple doit montrer plus de confiance à ses magistrats.»
Laissons continuer le récit de cette pénible scène au fidèle Cléry. «Cependant, dit-il, les cris et le tumulte redoublaient, et l'on entendait distinctement, de l'intérieur du Temple, les imprécations et les injures grossières adressées à la reine. Un troisième officier municipal parut, et introduisit dans la chambre où était la famille royale, quatre soi-disant députés du peuple, envoyés pour vérifier si leurs majestés étaient dans la tour. L'un d'eux, portant l'uniforme de commandant de bataillon de la garde nationale, insista pour que les prisonniers se montrassent aux fenêtres; les officiers municipaux s'y opposèrent. Cet homme dit alors à la reine, sur le ton le plus brutal: On veut vous cacher la tête de madame de Lamballe, qu'on vous apportait pour vous faire voir comment le peuple se venge de ses tyrans. Je vous conseille de paraître, si vous ne voulez pas que le peuple monte ici. A ces mots, la reine tomba évanouie; madame Élisabeth aida Cléry à la placer sur un fauteuil; ses enfans, fondant en larmes, cherchaient à la rassurer par leurs caresses. Cet homme ne s'éloignant pas, le roi lui dit avec fermeté: Nous nous attendons à tout, mais vous auriez pu vous dispenser d'apprendre à la reine ce malheur affreux. Il ne répondit rien, et sortit avec ses camarades.» Les cris de cette troupe féroce retentirent encore long-temps autour de la prison royale.
La princesse de Tarente fut moins malheureuse que la princesse de Lamballe. Elle se sauva à force d'héroïsme. Traduite devant les juges-bourreaux du 2 septembre, après avoir attendu son tour pendant quarante heures, sans fermer l'œil, au milieu des cris des victimes qu'on immolait et des angoisses de celles qui allaient être massacrées, elle retrouva toute son énergie, lorsqu'elle vit que les interrogatoires qu'on lui faisait subir, ne tendaient qu'à obtenir d'elle des déclarations qui inculpassent la reine. Elle réfuta si victorieusement les calomnies sur lesquelles on l'interrogeait, que l'opinion de tout l'auditoire, hautement prononcée, força les juges à la reconnaître innocente.
En vain des hommes généreux avaient fait tous leurs efforts pour mettre un terme à cet horrible carnage; en vain l'assemblée manifestait son indignation; en vain le ministre Roland s'éleva courageusement contre les fureurs de la populace, et prit des mesures pour les arrêter. Pétion, maire de Paris, ne montra pas moins de courage: il s'était rendu de sa personne sur les différens théâtres des assassinats, et avait arraché de leurs siéges sanglans les scélérats qui s'étaient constitués les juges des malheureux prisonniers. Ces louables et énergiques tentatives n'avaient abouti à rien. A peine était-il sorti pour se rendre en d'autres lieux, que les bourreaux rentraient, et continuaient leurs exécutions. L'opinion publique était tellement égarée, que partout on rencontrait des gens qui, en s'apitoyant sur les souffrances des malheureux immolés, ajoutaient: «Si on les eût laissé vivre, ils nous auraient égorgés dans quelques jours.» D'autres disaient: «Si nous sommes vaincus et massacrés par les Prussiens, ils auront du moins succombé avant nous.»
La journée du 3 septembre et la nuit du 3 au 4 continuèrent d'être souillées par ces massacres. A Bicêtre surtout, le carnage fut plus long et plus terrible qu'ailleurs. Cette prison renfermait quelques mille prisonniers enfermés pour toute espèce de délits. On les attaqua; ils voulurent se défendre, et le canon fut employé pour les réduire. Un membre du conseil-général de la commune osa même venir demander des forces pour réduire les prisonniers qui se défendaient. Pétion se rendit aussi à Bicêtre; mais sa courageuse popularité échoua contre la rage de la multitude altérée de sang. Dans cette prison, le massacre se prolongea jusqu'au mercredi 5 septembre.
L'évaluation du nombre des victimes diffère dans tous les rapports du temps; cette évaluation varie de six à douze mille dans les prisons de Paris. Tout fut atroce dans ces déplorables journées. Les êtres monstrueux qui s'étaient chargés des fonctions de bourreaux s'étaient acharnés à cette horrible tâche, et comme des tigres insatiables attachés à leur proie, ils ne pouvaient plus s'arrêter. Ils avaient même établi une sorte de régularité dans leur travail; ils suspendaient les exécutions pour transporter les cadavres et pour prendre leurs repas; et des femmes, leurs dignes compagnes, se rendaient aux prisons pour porter le dîner à leurs maris, qui, disaient-elles, étaient occupés à l'Abbaye.
Au rapport d'un auteur contemporain, on assassinait encore librement à la Force, le 6 septembre. On voyait de tous côtés dans Paris des cadavres amoncelés les uns sur les autres comme des piles de bois dans un chantier; on rencontrait dans toutes les rues des charrettes chargées de corps morts presque nus, qu'on ne cherchait point à dérober aux yeux. Voici ce que dit à ce sujet M. de Chateaubriand: «Deux traits que j'ai entendu citer à un témoin oculaire méritent d'être connus pour effrayer les hommes. Ce citoyen passait dans les rues de Paris, dans les journées des 2 et 3 septembre. Il vit une petite fille pleurant auprès d'un chariot plein de corps, où celui de son père, qui venait d'être massacré, avait été jeté. Un monstre portant l'uniforme national, qui escortait cette digne pompe des factieux, passa aussitôt sa baïonnette dans la poitrine de cette enfant, et, pour me servir de l'expression énergique du narrateur, la plaça aussi tranquillement qu'on aurait fait d'une botte de paille sur la pile des morts, à côté de son père. Le second trait, peut-être encore plus horrible, développe le caractère du peuple à qui l'on a prétendu devoir donner un gouvernement républicain. Le même citoyen rencontra d'autres tombereaux, je crois vers la porte Saint-Martin; une troupe de femmes étaient montées parmi ces lambeaux de chair, et à cheval sur les cadavres des hommes (je me sers encore des mots du rapporteur), cherchaient, avec des rires affreux, à assouvir la plus monstrueuse des lubricités.»
Nous trouvons dans un historien de la révolution un autre fait qui atteste la plus froide barbarie. Pendant qu'on égorgeait devant le guichet de la Force, un membre de l'assemblée législative vit un peintre de sa connaissance, assis sur une borne, en face du théâtre des massacres; il dessinait avec beaucoup d'attention. «Que fais-tu là? lui dit-il avec l'accent de l'effroi.—Ce que je fais, mon ami? je tâche de saisir les derniers effets de la mort au milieu des contorsions que font ces scélérats. Le député se retira stupéfait, et le peintre continua de dessiner.
Mais, si les exécutions répandirent la stupeur, l'audace qu'on mit à les avouer et à en recommander l'imitation, ne surprit pas moins que les exécutions mêmes. Ce n'était pas assez pour le conseil de la commune et son odieux comité d'avoir fait commettre de tels attentats au sein de la capitale, il fallait intéresser les autres villes de France à ces forfaits, et établir entre la populace abusée des départemens et les égorgeurs de Paris une solidarité telle que ces bourreaux trouvassent partout des défenseurs et des apologistes; enfin, il fallait, s'il était possible, lier toutes les parties de la France par une communauté de barbaries. Ce fut l'objet d'une circulaire adressée aux départemens, dans laquelle les membres du comité de surveillance invitaient les citoyens des provinces à traiter de même ceux qu'ils appelaient des conspirateurs. Cette lettre fut envoyée sous le contre-seing du ministre de la justice. Nous allons citer quelques fragmens de cette pièce étrange, que l'on peut regarder comme un monument du délire de cette époque déplorable.
«La commune de Paris, y est-il dit, se hâte d'informer ses frères des départemens qu'une partie des conspirateurs féroces, détenus dans les prisons, a été mise à mort par le peuple; actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur ces légions de traîtres cachés dans ses murs, au moment où ils allaient marcher à l'ennemi; et sans doute la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l'ont conduite sur le bord de l'abîme, s'empressera d'adopter ce moyen si nécessaire de salut public; et tous les Français s'écrieront comme les Parisiens: Marchons à l'ennemi, mais ne laissons pas derrière nous ces brigands, pour égorger nos enfans et nos femmes. Frères et amis, nous nous attendons qu'une partie d'entre vous va voler à notre secours, et nous aider à repousser les légions innombrables de satellites des despotes conjurés contre la France. Nous allons ensemble sauver la patrie, et nous vous devrons la gloire de l'avoir retirée de l'abîme.»
On invitait aussi les frères à mettre cette lettre sous presse, et à la faire parvenir à toutes les municipalités de leur arrondissement.
Au milieu de ces horreurs de tout genre, on a la consolation de pouvoir signaler plusieurs traits du dévoûment le plus sublime. Cazotte, vieillard octogénaire, auteur de plusieurs ouvrages pleins d'esprit et d'originalité, était sur le point de tomber sous les coups des bourreaux. Sa fille se précipite au milieu de ces hommes sanguinaires, embrasse son père étroitement, et l'enveloppe dans ses bras, déterminée à ne pas s'en séparer. Cette situation intéressa les assistans; des larmes coulèrent des yeux de ces hommes féroces; on cria grâce, et Cazotte fut sauvé, mais pour périr, peu de temps après, sur l'échafaud révolutionnaire.
Le vénérable Sombreuil, gouverneur des Invalides, avait été enfermé à l'Abbaye; il fut amené à son tour devant le sanglant tribunal. Au milieu de leurs arrêts et de leurs exécutions, les juges-bourreaux buvaient et déposaient sur une table leurs verres empreints de sang. Sombreuil traîné devant eux, fut condamné à être transféré à la Force, ce qui équivalait à une sentence de mort. Mais sa fille l'a aperçu du milieu de la prison; elle s'élance au travers des piques et des sabres, serre son père dans ses bras, s'attache à lui avec tant de force, supplie les meurtriers avec tant de larmes et un accent si déchirant, que leur fureur, étonnée, reste suspendue. Alors, comme pour mettre à une plus rude épreuve encore cette sensibilité qui les touche: Bois, disent-ils à cette fille généreuse, bois du sang des aristocrates. Et ils lui présentent un vase plein de sang. Elle boit sans hésiter, et son père est sauvé. Cet héroïsme inouï de piété filiale avait désarmé les assassins, et M. de Sombreuil fut reconduit par eux en triomphe. Delille avait présens à sa pensée les deux traits que nous venons de citer, lorsqu'il composa, pour son poème de la Pitié, les quatre vers suivans: