← Retour

Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

16px
100%

Louis-François Tilloy, était marié depuis quinze mois avec Catherine Toupet. Cet homme, travaillant chez le sieur Prévost, en qualité de compagnon cultivateur, ou de garçon de charrue, ne pouvait venir coucher chez lui que tous les quinze jours. Il avait son domicile à Gombremez, commune de Saulty, arrondissement d'Hesdin.

Le 19 germinal, an 5 (8 avril 1797), veille du jour correspondant au dimanche des Rameaux, Tilloy ne retourna point chez lui, parce qu'il y était allé le samedi précédent, et que c'était le tour d'un autre ouvrier de la ferme; mais le lendemain, il fut libre de s'absenter jusqu'à midi. Il part, son déjeûner à la main, et gagne, en mangeant, sa chaumière. Il y arrive avant huit heures, et trouve sa femme levée, occupée à allaiter un fils de cinq mois, gage de leur mutuelle tendresse. Tilloy les embrasse tour à tour, prend sa bêche, et s'en va fouir un enclos éloigné de sa maison, et séparé d'elle par une ferme et deux rues garnies de haies vives.

Il y avait à peine une heure qu'il était parti pour cette occupation, lorsqu'un individu, profitant de son absence, de la circonstance d'une fête solennelle, et de l'heure à laquelle les rues et les campagnes sont désertes à cause de l'office divin, s'introduit dans la maison de Tilloy, et entraîne sa femme dans une chambre voisine, servant depuis quelque temps d'étable à vaches.

Catherine Toupet n'avait que vingt-quatre ans; elle avait toute la fraîcheur de la jeunesse. Cet individu voulait assouvir sa brutalité sur cette jeune femme, qui, sans doute, avait fixé ses regards luxurieux. Catherine Toupet se défend avec toute l'énergie de la vertu, avec toute l'indignation de la pudeur; sa résistance ne fait qu'irriter son brutal agresseur. Furieux, il saisit une coignée qu'il aperçoit, et en frappe sa victime. Elle chancelle et tombe; mais bientôt, ranimant son courage, et réunissant les forces qui lui restent encore, elle tire de sa poche un couteau à manche de corne de cerf, et veut s'en servir contre son bourreau, lorsque celui-ci le lui arrache de la main, et la frappe de plusieurs coups.

Bientôt l'assassin fuit, laissant à terre, baignée dans son sang, la femme qu'il n'a pu tout-à-fait déshonorer. Catherine Toupet, malgré son état d'épuisement, a encore le courage de se traîner jusqu'aux portes de la maison et de les fermer au verrou, afin de prévenir le retour de son infâme assassin, dont elle redoute la fureur et la rage.

Cependant vers les dix heures trois quarts, Tilloy quitte son ouvrage, pour la fin duquel il faut l'emploi de deux matinées, et il retourne chez lui. Il se présente à la porte de la rue, il la trouve fermée; celle du jardin l'est aussi. Il va chez une voisine demander si sa femme est sortie; on lui répond que non. Il revient à la fenêtre du jardin, y frappe, et ne tarde point à entendre quelque bruit; c'était sa femme qui se traînait péniblement. Elle ouvre..... Quel spectacle pour Tilloy! Il voit sa femme blessée à la tête, à la gorge, et perdant son sang. Il cède alors aux premiers mouvemens de la douleur et de l'effroi. Il court chez ses voisins, en poussant des cris lamentables. Bientôt sa maison est pleine; tout le village s'y trouve rassemblé.

Tilloy aperçoit sur la table, le couteau à manche de corne de cerf; il le prend machinalement, sans réflexion, et le met dans sa poche. Il est à présumer que ce couteau avait été ramassé et lavé par quelques-unes des voisines.

Bientôt l'agent municipal et son adjoint arrivent; ils interrogent Catherine Toupet; ils en reçoivent la déclaration qu'un inconnu est entré chez elle, et l'a arrangée de cette manière; qu'il l'a entraînée dans la chambre servant d'étable à vaches, et que c'est là qu'il lui a porté les coups. Elle ajoute que l'inconnu était vêtu d'une veste blanche, et laisse entrevoir qu'il avait voulu jouir d'elle malgré sa volonté.

Le brigadier de la gendarmerie à la résidence de l'Albret arrive, accompagné de gendarmes; ils dressent procès-verbal, et reçoivent de Catherine Toupet la même déclaration; mais elle y exprime plus ouvertement l'attentat à sa pudeur.

Le juge de paix du canton se transporte plus tard au domicile de Tilloy, et Catherine Toupet lui tient le même langage. Cependant, d'après le rapport qu'on fait à ce magistrat que Tilloy avait été trouvé porteur du couteau de sa femme, et sur la déclaration faite par deux gendarmes, le juge de paix décerna un mandat d'arrêt contre ce jeune homme, et le jury prononça qu'il y avait lieu à accusation.

La malheureuse Catherine Toupet ne tarda pas à succomber à la gravité de ses blessures. Une instruction fut entamée à l'occasion de cet assassinat. Plusieurs témoins à charge furent entendus, entre autres les deux gendarmes qui avaient été préposés à la garde de Tilloy, immédiatement après son arrestation, et la femme Lobel, mendiante, qui fut soupçonnée d'avoir été subornée. Cette mendiante déposa que, s'étant présentée le jour de l'assassinat à la porte de François Tilloy, pour demander l'aumône, l'accusé lui avait dit rudement: Il n'y a point ici de pain pour toi; qu'elle était revenue sur ses pas, avait écouté à la porte, et avait entendu prononcer les mots: Tu n'es qu'un jaloux, auxquels on répondait: Tais-toi, car je te tuerai.

Mais, comme le remarquait le défenseur de Tilloy, si la femme Lobel a vu et entendu, pourquoi ne s'est-elle point présentée devant le juge de paix, ou au moins devant le directeur du jury? N'est-elle pas aussi reprochable, comme ayant pu déposer ab irato, et pour se venger de ce que Tilloy lui avait refusé l'aumône? Pourquoi, d'ailleurs, n'allait-elle pas au secours de celle qui criait miséricorde? Pourquoi n'y a-t-elle pas appelé ses voisins? Laisse-t-on donc ainsi égorger son semblable?

Le défenseur de Tilloy profita habilement des incohérences qui se rencontraient dans les dépositions des témoins, et surtout des déclarations de la victime. L'affaire avait été portée devant le tribunal criminel du Pas-de-Calais, séant à Saint-Omer.

La défense prouva complètement l'innocence de Tilloy. Une des plus fortes preuves, c'est que la femme de Tilloy avait survécu aux coups qu'on lui avait portés. En effet, Tilloy eût été certain que sa femme l'accuserait; il eût eu non seulement le temps nécessaire à son crime, mais encore tout le loisir qui lui convenait. Il n'eût point été pressé comme le brutal agresseur dont il tenait la place sur le banc des accusés; il n'eût point laissé d'agonie à sa femme, et, impatient de la voir mourir, il l'eût frappée d'un coup décisif.

Les mœurs de Tilloy étaient naturellement douces; il vivait en parfaite intelligence avec sa femme. Il pouvait produire les certificats les plus honorables sur sa conduite chez les divers maîtres qu'il avait servis. Lors de son arrestation et pendant toute la procédure, il conserva un maintien calme, ferme et assuré.

Où le crime pâlit la vertu se rassure.

Le tribunal criminel du Pas-de-Calais prononça l'acquittement de Tilloy, et le fit mettre en liberté. Cet arrêt fut rendu le 23 messidor, an 5 (11 juillet 1797).

Nous avons puisé les faits que l'on vient de lire dans le plaidoyer du défenseur de l'accusé, seul document que nous ait offert à cet égard le recueil des causes célèbres de M. Méjan. Peut-être que l'acte d'accusation et le réquisitoire du ministère public nous eussent appris quelques autres particularités sur ce crime mystérieux. Le défenseur devait naturellement atténuer les charges dirigées contre son client. Du reste, nous ferons observer que l'arrêt d'acquittement prononcé par la cour de Caen est principalement fondé sur ce qu'il n'est pas constant que Tilloy soit convaincu d'avoir commis l'homicide de Catherine Toupet, sa femme.


Chargement de la publicité...