Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Les idées révolutionnaires se répandant avec débordement dans les masses, qui les recueillaient avec un fanatique enthousiasme, avaient fini par gagner l'armée; et, malgré les louables efforts de plusieurs chefs énergiques, les liens si salutaires de la discipline s'en trouvaient singulièrement affaiblis. Des révoltes avaient éclaté sur plusieurs points. A Metz, les soldats enfermèrent leurs officiers, s'emparèrent des drapeaux et des caisses, et voulurent même mettre à contribution la municipalité. Le général Bouillé courut le plus grand danger, et parvint à réprimer la sédition.
Bientôt après, une révolte du même genre et plus grave par ses conséquences, se manifesta à Nancy. Des régimens suisses y prirent part, et on eut lieu de craindre, si cet exemple était suivi, que bientôt tout le royaume ne se trouvât livré aux excès réunis de la soldatesque et de la populace. L'assemblée nationale elle-même en trembla; elle rendit un décret contre les rebelles. L'officier chargé de son exécution se rendit à Nancy, et le fit proclamer; mais il fut couvert de huées par le peuple et par les soldats, et ne put s'échapper de la ville qu'après avoir couru les plus grands périls. Alors Bouillé reçut ordre de marcher sur Nancy, pour que force restât à la loi. Il n'avait que peu de soldats sur lesquels il pût compter; heureusement les troupes naguère révoltées à Metz, humiliées de ce qu'il n'osait pas se fier à elles, demandèrent à marcher contre les rebelles. Les gardes nationales offrirent également leurs services, et le général s'avança avec ces forces réunies et une cavalerie nombreuse sur Nancy. Sa position était embarrassante, parce qu'il ne pouvait faire agir sa cavalerie, et que son infanterie était bien inférieure en nombre pour attaquer les rebelles secondés de la populace, il n'avait que trois mille hommes de pied et quatorze cents cavaliers. Les insurgés étaient au nombre d'environ dix mille. Néanmoins, le général leur parla avec la plus grande fermeté, et parvint à leur imposer. Il y eut des pourparlers, et les révoltés parurent décidés à mettre bas les armes, et même à évacuer la ville, ainsi que Bouillé l'exigeait. Déjà ils avaient remis en liberté quelques officiers dont ils s'étaient emparés, et le régiment du roi défilait pour sortir de Nancy. Le général croyait tout pacifié, lorsqu'une querelle s'engagea entre son avant-garde, la populace armée et un grand nombre de soldats qui, n'ayant pas suivi leurs drapeaux, se disposaient à tirer sur les troupes fidèles; une grosse pièce d'artillerie était prête à vomir la mitraille.
Un jeune officier du régiment du roi, nommé Desilles, voulut empêcher l'effusion du sang, et ramener les troupes à la subordination. Il parvient à contenir les furieux pendant quelque temps; il se précipite sur la bouche du canon, et, quand on l'en a arraché, il saute sur une autre pièce de vingt-quatre, et s'assied sur la lumière. La mort fut le prix de son zèle: les rebelles tirèrent sur lui, et le percèrent de plusieurs balles.
En même temps, ils mettent le feu à une pièce d'artillerie, et une soixantaine de soldats ou de gardes nationaux tombent morts, atteints de la mitraille qu'elle vomit; alors, les soldats, furieux, s'élancent sur les insurgés. Bouillé se met à leur tête, et pénètre dans la ville au milieu d'une grêle de balles qui partent de toutes parts, des portes, des fenêtres, des toits et même des caves; Bouillé perdit quinze cents hommes; mais la perte des insurgés fut aussi très-considérable; il fallut gagner sur eux le terrain pied à pied. Enfin, maître des principales places, Bouillé obtint la soumission des rebelles, et les fit sortir de la ville. Cet événement, qui eut lieu le 31 août 1790, répandit une joie générale, et calma les craintes qu'on avait conçues pour la tranquillité du royaume. Bouillé reçut du roi et de l'assemblée des félicitations et des éloges; plus tard, il fut calomnié, et l'on accusa sa conduite de cruauté; cependant elle était irréprochable et exemplaire, et dans le moment elle fut applaudie comme telle.
Le beau dévoûment du jeune Desilles, qui aurait dû désarmer ses bourreaux furieux, fut l'objet des éloges de l'assemblée constituante, et la sculpture, la peinture, le théâtre se chargèrent à l'envi de son apothéose!