Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Voici encore une histoire qui pourra faire apprécier les fatales erreurs où des juges, d'ailleurs éclairés et de bonne foi, peuvent être précipités, en se laissant conduire par les préventions de tout genre qui les assaillent incessamment. La mort de Calas, celle de Montbailly, et de tant d'autres victimes de la clameur populaire, ont depuis long-temps prouvé cette vérité, scellée tant de fois par le sang innocent. Les infortunes de la veuve Deservolus montreront peut-être, de la part de plusieurs personnes appelées à donner un avis ou à prononcer un jugement, une persistance aveugle, peut-être sans exemple jusqu'ici. Heureusement que l'humanité n'eut point à gémir sur les suites d'une préoccupation aussi acharnée, et que, grâce à d'autres juges, l'innocence fut reconnue, et se vit même en position de faire trembler ses accusateurs.
Un ancien militaire d'Évreux, le sieur Cochart Deservolus, faisant un usage abusif de liqueurs fortes, succomba, le 19 messidor an X (6 juillet 1802), au milieu de sa famille, aux atteintes d'un mal violent contre lequel toutes les ressources de l'art furent infructueuses.
Cette mort, quoique très-subite, n'avait rien d'extraordinaire aux yeux de ceux qui connaissaient les funestes habitudes du sieur Cochart Deservolus. Cependant, à l'instant même où il venait d'expirer, avant que sa dépouille fût rendue à la terre, des soupçons vagues d'empoisonnement se répandirent dans la multitude, qui les accueillit sans examen, selon son usage.
La méchanceté, qui tire parti de tout, ne manqua pas de commenter quelques scènes orageuses qui, depuis quelques années, avaient eu lieu dans le ménage du sieur Deservolus; on se répétait les diverses circonstances qui avaient accompagné ou précédé sa mort, et partant, on ne craignait pas de l'attribuer au crime.
Quelque temps avant de succomber le sieur Deservolus se plaignait de malaises, d'affections douloureuses, qui n'étaient que les indices d'une crise terrible. Cette crise, annoncée par tant de signes alarmans, eut lieu le 17 messidor an X; elle se déclara par un hoquet violent, par des vomissemens réitérés, par des mouvemens convulsifs, par un délire complet; en un mot, par les symptômes les plus effrayans. Le citoyen Delzeuzes, médecin à Évreux, docteur en médecine de l'école de Paris, professeur d'histoire naturelle à l'école centrale du département de l'Eure, et le citoyen Renault, maître en chirurgie, furent appelés pour donner des soins au malade. Ils ne dissimulèrent pas, au premier aspect, le danger dans lequel ils le trouvaient. Le jeudi suivant, 19 messidor, leur fatal augure s'était vérifié.
Quelques instans après la catastrophe, une femme accourt dans la maison du défunt, demande à le voir, et, apprenant qu'il a cessé de vivre, se précipite sur le cadavre, éclate en sanglots et en gémissemens, donne toutes les marques de la plus violente douleur; puis tout-à-coup elle ordonne à une garde qui veillait auprès du lit funèbre de lui apporter du vinaigre et une glace; mais la garde ayant refusé de quitter son poste pour lui obéir, cette femme sort aussitôt de la chambre avec fureur, et soit que l'excès de sa douleur l'égarât, soit qu'elle eût été mal comprise dans l'expression de ses plaintes amères, on assure qu'elle avait proféré le mot terrible d'empoisonnement.
Cette femme était la propre sœur de Deservolus; elle se nommait madame du Roule, et se trouvait depuis long-temps en rupture ouverte avec la majeure partie de la famille, pour des motifs d'intérêt. Au reste, ce fut sur le mot funeste attribué à cette dame du Roule, que l'on bâtit une accusation qui devait envelopper l'épouse et la belle-sœur de Deservolus.
Sur les bruits qui ne tardèrent pas à se répandre, les sieurs Delzeuzes et Renault accoururent chez la veuve, et lui déclarèrent que, pour leur instruction, ils allaient procéder à l'ouverture du cadavre. Le procès-verbal qui fut dressé par eux en cette occasion ne laissa aucun doute sur l'état naturel dans lequel se trouvait le corps.
Les sieurs Renault et Delzeuzes se disposaient à aller instruire madame Deservolus du résultat de cette opération, lorsque le magistrat de sûreté, substitut du commissaire près le tribunal criminel du département de l'Eure, parut tout-à-coup dans la maison désolée, accompagné d'officiers de santé munis de leurs instrumens, et lut à haute voix l'ordonnance que, sur la rumeur publique, il venait de décerner pour l'ouverture du corps.
Pour la seconde fois donc, et dans la même journée, les viscères et les organes du mort furent examinés avec attention, et chacun put se convaincre de leur état naturel. Le magistrat qui avait présidé à l'opération, monta, avant de se retirer, dans l'appartement de la veuve, et là, en présence de quatre témoins, il lui adressa ces paroles: «Le devoir que nous venons de remplir est bien pénible, madame, mais il a cela de consolant pour vous et pour nous, que nous avons trouvé dans le résultat les moyens de confondre la calomnie, si elle osait jamais lever la tête.» S'adressant ensuite à la belle-sœur de la veuve, au moment de redescendre, il ajouta en propres termes: «Je vous ferai parvenir dans la journée le procès-verbal des officiers de santé qui ne laissera aucun doute sur la mort de M. Deservolus.»
Les funérailles furent célébrées le soir du même jour. A peine l'inhumation fut-elle achevée, qu'un bruit nouveau circula dans la ville. Malgré leur première déclaration verbale, par suite de laquelle le magistrat avait proclamé solennellement l'erreur des soupçons formés sur la mort de Deservolus et autorisé son inhumation, les officiers de santé commis par lui à l'examen juridique, élevaient des doutes, assurait-on, sur la véritable cause de la mort de Deservolus.
Ce qui peut servir à expliquer ce nouvel incident, c'est la mésintelligence qui régnait entre les officiers de santé établis à Évreux, et le sieur Delzeuzes. La jalousie et l'amour-propre n'étaient pas étrangers à ces discordes. L'avancement rapide du sieur Delzeuzes, et la haute opinion qu'il paraissait avoir de sa supériorité personnelle, excitaient contre lui ses confrères. Lui, de son côté, ne voyait pas sans humeur l'arrogance des membres du comité de vaccine.
Le dimanche 22 messidor, c'est-à-dire, le quatrième jour après l'inhumation du cadavre, déjà ouvert une première fois, on se rendit dans le cimetière, suivant l'ordre qui en avait été donné par le magistrat, pour procéder à l'exhumation que tous les propos d'empoisonnement semblaient avoir rendue nécessaire. La présence des officiers de santé qui avaient procédé à la première visite juridique fut requise cette fois encore, quoiqu'il eût été peut-être prudent de les en exclure. Les sieurs Delzeuzes et Renault furent aussi mandés. Avec eux, se trouvèrent réunis d'autres gens de l'art et quelques chirurgiens militaires de la garnison d'Évreux. On procéda à l'exhumation. Le sieur Delzeuzes, ainsi qu'il l'avait fait lors du premier examen, exposa les causes de la maladie, et répéta ses conjectures sur celles de la mort. Son rapport produisit une très-vive agitation parmi les officiers de santé présens. Sans respect pour l'asile des morts, des débats violens s'engagèrent: les reproches sanglans, les injures grossières retentirent au milieu du silence des tombeaux. A travers ces dissentimens scandaleux, à travers quelques réticences cruelles, on parut néanmoins s'accorder sur l'absence totale de traces de poison. Le procès-verbal de cette vérification ne contenait absolument rien qui pût justifier le moindre acte de rigueur de la part du ministère public.
Cependant, le bruit se répandit bientôt dans la ville qu'une pièce légale allait devenir la base d'une accusation en forme contre madame Deservolus et contre sa sœur; on annonçait même le dépôt de cette pièce redoutable au greffe du tribunal criminel. C'était, disait-on, un troisième procès-verbal qui aurait été remis secrètement et de confiance au magistrat, sur sa demande, par les médecins et chirurgiens d'Évreux, contradicteurs des sieurs Delzeuzes et Renault, et qui aurait été rédigé postérieurement à celui des nouveaux officiers de santé, convoqués pour l'exhumation. Dans cet état de choses, les enfans de madame Deservolus, intéressés à faire éclater au grand jour l'innocence de leur mère, provoquèrent auprès du ministère public une nouvelle exhumation, insistant surtout, pour que cette seconde visite du cadavre fût faite par des officiers de santé choisis dans tout autre département que celui de l'Eure. Ils s'adressèrent au magistrat qui jusqu'alors avait connu de cette affligeante affaire, mais ils eurent la douleur d'en éprouver un refus. L'examen nouveau que l'on sollicitait ne devait produire, selon lui, aucune espèce de résultat; c'était d'ailleurs, à l'entendre, une affaire terminée. Un pareil langage semblait bien attester que celui qui le tenait était convaincu de la non-existence du délit. Comment alors expliquer les poursuites que ce même magistrat jugea sans doute indispensable de continuer de faire?
Mais ce que ce substitut n'avait pas voulu autoriser, le commissaire près le tribunal criminel le permit. Il fut décidé qu'une exhumation aurait lieu. Un médecin et deux chirurgiens de Rouen, hommes aussi habiles qu'intègres, furent appelés à Évreux.
C'était le 27 messidor. La même faute qui avait causé un si grand scandale lors de la première exhumation, fut encore commise pour celle-ci. Les premiers experts furent appelés. Aussitôt que le cadavre eut été tiré, pour la seconde fois, de la fosse, les trois officiers de santé de Rouen, l'examinèrent dans toutes ses parties avec la plus scrupuleuse attention, et leur procès-verbal renferma la déclaration authentique de la mort naturelle du sieur Deservolus. Ils affirmaient n'avoir trouvé aucune trace qui pût décéler l'effet d'un agent délétère ou, en d'autres termes, aucune trace de poison ou de substances malignes.
Une déclaration aussi précise que celle que venaient de faire les médecins et chirurgiens de Rouen devait bien enfin fixer l'opinion publique; mais la malveillance s'empara avec ardeur d'une fatale circonstance qui vint lui fournir de nouveaux prétextes de calomnie et de persécution.
Au nombre des viscères sur lesquels les officiers de santé devaient porter leur attention, on ne retrouva plus l'estomac, lorsque, arrivés dans le lieu destiné à leur examen, ils se mirent en devoir d'y procéder. Soit que, mal enveloppé, ce viscère eût glissé par une des ouvertures de la serviette qui les contenait tous, et que, dans une translation qui avait eu lieu de nuit, personne ne s'en fût aperçu, soit qu'une main intéressée à faire disparaître une preuve matérielle de l'ignorance ou de la méchanceté, eût réussi à détourner l'objet même qui la renfermait, on chercha vainement l'estomac pour le soumettre aux mêmes expériences que les autres viscères. Cette circonstance, consignée dans le procès-verbal, ne tarda pas à réveiller toutes les conjectures, tous les soupçons; la calomnie s'exerça avec une activité nouvelle.
Bientôt le même magistrat qui avait dit aux enfans de la veuve Deservolus qu'il regardait l'affaire comme terminée commença mystérieusement une information dans laquelle tous les moyens inquisitoriaux furent mis en usage. Le sieur Delzeuzes, ami de la famille Deservolus, fut étrangement calomnié, et devint aussi l'objet de la défiance du magistrat. Le substitut, malgré toute la rigueur dont il s'était armé, ne trouva pas probablement de charges suffisantes pour autoriser le mandat de dépôt; car il ne le décerna point en renvoyant les pièces au directeur du jury. Cet autre magistrat se livra à un examen subsidiaire; il se disposait à clore la procédure par une déclaration de non-inculpation, lorsqu'au mépris des preuves d'innocence qui résultaient de l'information, le substitut crut devoir faire encore éclater le zèle qui l'animait; un mandat d'amener fut lancé contre madame Deservolus, contre sa sœur, la demoiselle Emilie Le Prévot, et contre le citoyen Delzeuzes.
Le directeur du jury, considérant sans doute que là où manquaient les preuves il n'y avait pas de délit, rendit une ordonnance tendante au rejet du réquisitoire, ordonnance qui fut déposée au greffe du tribunal le 6 fructidor. Par jugement rendu le 10, le tribunal de première instance de l'arrondissement, sur les conclusions de son commissaire, consacra la décision du directeur du jury; mais le substitut ne se tint pas pour battu; il se pourvût contre le jugement du tribunal d'arrondissement devant le commissaire près le tribunal criminel qui, après mûr examen des pièces qui lui avaient été adressées, déclara, le 17 fructidor, donner son adhésion à ce même jugement.
Toutes ces décisions successives, favorables à l'innocence, auraient dû suffire pour la pleine justification des accusés; mais il fallait encore éclairer l'opinion, ce qui n'est pas toujours chose aussi facile que de la tromper; il fallait étouffer la calomnie et la flétrir à son tour. Me Billecocq, à la demande des enfans de la veuve, fit un mémoire circonstancié sur cette malheureuse affaire, et servit, par ce moyen, non-seulement à faire taire les calomniateurs, mais encore à éclairer la religion de la cour suprême, qui, sur le réquisitoire du procureur-général impérial, avait renvoyé la procédure devant le magistrat de sûreté et le directeur du jury de l'arrondissement de Mantes.
Madame Deservolus et sa sœur ayant formé opposition à cet arrêt, cette décision fut rapportée par une autre du tribunal de cassation, en date du 9 prairial an XI, qui faisait justice complète de toutes les inculpations dirigées contre les accusés.
Après une accusation semblable à celle dont la veuve Deservolus et sa sœur pouvaient être les victimes, qui fit peser sur elles les soupçons les plus atroces, qui troubla si cruellement leur repos, qui les contraignit de porter leurs plaintes devant différens juges, quelle est la vertu qui pourrait se flatter d'être toujours inattaquable? et cependant cette accusation était absurde, dénuée de vraisemblance, repoussée par la science, seule compétente en pareille matière; et cependant un magistrat, dont la conduite fut inexplicable dans toute cette affaire, s'obstinait à poursuivre les auteurs d'un délit qui n'existait point, et trouvait des auxiliaires pour cette odieuse prévention: tant il est vrai que la prévention, en matière criminelle, peut donner les couleurs du crime à l'innocence la plus incontestable, et qu'elle est un des plus grands fléaux de la justice.
Quand une accusation est invraisemblable, il est presque toujours certain qu'elle est fausse: en pareil cas, le juge ne saurait procéder avec trop de circonspection; c'est une vérité dont s'était bien pénétré le célèbre Dupaty, magistrat éloquent du dernier siècle. «La vraisemblance, dit-il, est comme un témoin nécessaire des autres témoins. Si ce témoin n'a pas déposé dans un procès, la procédure, en quelque sorte, n'est pas consommée, l'information est incomplète. Les invraisemblances d'un fait sont autant de présomptions que ce fait n'existe pas; et l'invraisemblance absolue d'un fait est comme une déposition concluante de la nature contre l'existence de ce fait. Entre des hommes qui diront: Telle chose est, et la nature qui dira: Telle chose n'est pas, il faudra croire la nature.»