Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
MARAT
POIGNARDÉ PAR CHARLOTTE CORDAY.
A l'époque de la défaite du parti des girondins, de ce parti si riche en beaux talens et en nobles caractères, qui avait rêvé l'établissement d'une république soumise aux lois et féconde en vertus, parut un moment sur la scène politique une jeune fille qui, par un acte de courage et de dévoûment, a rendu son nom immortel. Elle se nommait Charlotte Corday d'Armans. Elle était âgée de vingt-cinq ans, et joignait à une grande beauté une âme ferme et indépendante. Selon quelques-uns, elle aurait eu des sentimens très-monarchiques; mais cette opinion est contredite par des lettres que Charlotte Corday écrivit dans un temps où elle n'avait plus rien à dissimuler, et dans lesquelles elle montre une exaltation toute républicaine. Ses mœurs étaient pures, mais son esprit était inquiet et entreprenant. Les girondins, proscrits, avaient fait insurger plusieurs départemens; Charlotte Corday crut que la mort des principaux chefs des oppresseurs de la nation assurerait infailliblement le succès de cette insurrection; elle se dévoua pour cette entreprise, s'applaudissant de pouvoir consacrer à sa patrie une vie qui n'était utile à personne.
Pour ne pas être entravée dans l'exécution de son dessein, elle trompa son père, et lui écrivit que les troubles de la France, devenant de jour en jour plus effrayans, elle allait chercher un refuge en Angleterre. Elle se procura un passeport pour se rendre à Paris, mais avant de partir, elle alla trouver Barbaroux, l'un des députés proscrits, qui se trouvait alors à Caen, et lui demanda une lettre de recommandation auprès du ministre de l'intérieur, ayant, disait-elle, des papiers à réclamer pour une de ses parentes. Barbaroux lui donna une lettre pour le député Duperret, ami du ministre. Il fut touché de son enthousiasme républicain et de sa beauté; mais malgré cette sympathie, la jeune fille ne crut point devoir lui confier ses projets.
Arrivée à Paris, Charlotte Corday se rend chez Duperret, et lui communique la lettre de Barbaroux. On prend jour pour aller chez le ministre. Charlotte ne s'en souciait nullement; ce n'était point là le but de son voyage. Elle songea donc à choisir sa première victime. Son poignard hésita long-temps entre Danton et Robespierre; mais il donna la préférence à Marat, le chef des anarchistes, le principal auteur des mesures les plus sanguinaires, cet être effrayant dont la puissance incompréhensible faisait trembler les généraux à la tête de leurs armées. Charlotte Corday aurait voulu immoler ce monstre au sein même de la convention, au milieu des jacobins, ses dignes amis. Mais, dans ce moment, Marat se trouvait dans un état de maladie qui l'empêchait de siéger à l'assemblée. En conséquence, Charlotte Corday lui écrivit la lettre suivante, sous la date du 12 juillet 1793: «Citoyen, j'arrive de Caen; votre amour pour la patrie, me fait présumer que vous connaîtrez avec plaisir les malheureux événemens qui ont lieu dans cette partie de la république. Je me présenterai chez vous vers une heure; ayez la bonté de me recevoir, et de m'accorder un moment d'entretien; je vous mettrai à même de rendre un grand service à la France.» Cette lettre étant demeurée sans réponse, Marat en reçut une seconde qui en annonçait une précédente, écrite dans la matinée. Elle était ainsi conçue: «Je vous ai écrit ce matin, Marat; avez-vous reçu ma lettre? Je ne puis le croire, puisqu'on m'a refusé votre porte; j'espère que du moins vous m'accorderez une entrevue. Je vous le répète, j'arrive de Caen; j'ai à vous révéler les secrets les plus importans pour le salut de la république. D'ailleurs, je suis persécutée pour la cause de la liberté; je suis malheureuse, il suffit que je le sois, pour avoir droit à votre protection.»
Cette lettre produisit son effet. Le 13 juillet, Charlotte Corday se présente chez Marat, à huit heures du soir. La gouvernante, jeune femme de vingt-sept ans, avec laquelle Marat vivait maritalement, refuse d'abord de l'introduire. Mais Marat, qui avait compris, par leur altercation, que c'était la personne dont il avait reçu deux lettres, ordonne qu'on la fasse entrer. Il était alors dans son bain. Charlotte Corday entre; elle engage la conversation sur ce qui se passe dans le Calvados. Marat lui demande les noms des députés qui se trouvent à Caen, à Évreux; il les écrit sous sa dictée, en ajoutant: «C'est bien, sous peu de jours, ils iront tous à la guillotine.—A la guillotine! répond Charlotte Corday, indignée; en même temps, elle s'arme d'un large couteau qu'elle tenait caché sous sa robe, frappe Marat sous le sein gauche, et enfonce le fer jusqu'au cœur. Le monstre expirant ne peut faire entendre que ce seul cri: A moi! A moi! Ma chère amie! La gouvernante accourt avec d'autres personnes; on voit Marat plongé dans son sang, et la jeune Corday, calme et immobile. N'osant la saisir, on la renverse d'un coup de chaise, on la foule aux pieds. Le tumulte attire du monde. La foule prodigue ses invectives et ses outrages à Charlotte, qui les brave avec dignité. Enfin, des membres de la section, accourus au bruit, frappés de sa beauté et de son courage, l'enlèvent du milieu de cette multitude prête à la déchirer, et la conduisent dans les prisons de l'Abbaye, où elle avoue, non comme un crime, mais comme une belle action, le meurtre de Marat.»
Toutefois, cette mort d'un tyran obscur mais formidable, ne couronna pas les généreuses espérances de Charlotte Corday. Elle avait cru contribuer à relever le parti de la gironde, et à sauver la patrie des fureurs des anarchistes; le meurtre de Marat fut, au contraire, l'arrêt de mort des députés proscrits; on les déclara instigateurs et complices de la jeune Corday. On ne rougit pas de décerner à l'homme qui avait donné le signal de tant de massacres la qualification de martyr. Marat devint une divinité infernale, à laquelle on devait sacrifier bien des victimes humaines. Un nommé Brochet, de la section de Marat, juré au tribunal révolutionnaire, avait été tellement fanatisé par ce misérable, que dans une ridicule prière qu'il avait composée et fait imprimer, il avait confondu Jésus-Christ avec Marat, et partageait entre eux ses adorations. On y lisait ces mots: Cœur Jésus, cœur Marat; ô sacré cœur de Jésus! ô sacré cœur de Marat! Le club des Cordeliers éleva un autel au cœur de Marat. A la convention, aux Jacobins, il fut décidé que l'on rendrait des honneurs extraordinaires à la dépouille de Marat. Toutes les sociétés populaires, toutes les sections, s'associèrent à cette résolution dite patriotique; on lui déféra même les honneurs du Panthéon, bien que la loi ne permît d'y transporter un individu que vingt ans après sa mort. Son corps resta exposé pendant plusieurs jours; il était découvert, et on voyait la blessure qu'il avait reçue. Les sociétés populaires, les sections, venaient processionnellement jeter des fleurs sur son cercueil. Chaque président prononçait un discours. La section de la République vint la première: «Il est mort, s'écrie son président, il est mort, l'ami du peuple..... Il est mort assassiné! Ne prononçons point son éloge sur ses dépouilles inanimées; son éloge, c'est sa conduite, ses écrits, sa plaie sanglante, et sa mort!..... Citoyennes, jetez des fleurs sur le corps pâle de Marat! Marat fut notre ami, il fut l'ami du peuple; c'est pour le peuple qu'il a vécu, c'est pour le peuple qu'il est mort.» Après ces paroles, de jeunes filles font le tour du cercueil, et jettent des fleurs sur le corps de Marat. L'orateur reprend: «Mais c'est assez se lamenter; écoutez la grande âme de Marat, qui se réveille et vous dit: «Républicains, mettez un terme à vos pleurs;..... les républicains ne doivent verser qu'une larme, et songer ensuite à la patrie. Ce n'est pas moi qu'on a voulu assassiner, c'est la république; ce n'est pas moi qu'il faut venger, c'est la république, c'est le peuple, c'est vous.»
«Toutes les sociétés, toutes les sections, dit M. Thiers, vinrent ainsi l'une après l'autre autour du cercueil de Marat; et si l'histoire rappelle de pareilles scènes, c'est pour apprendre aux hommes à réfléchir sur l'effet des préoccupations du moment, et pour les engager à bien s'examiner eux-mêmes, lorsqu'ils pleurent les puissans, ou maudissent les vaincus du jour.»
Pendant ce temps, on instruisait, avec la célérité des formes révolutionnaires, le procès de Charlotte Corday. Deux députés furent impliqués dans cette affaire; Duperret, qui avait eu des rapports avec la prévenue, et l'abbé Fauchet, ancien évêque, accusé d'avoir été vu dans les tribunes de la convention avec Charlotte Corday.
Conduite devant le tribunal, cette fille ne démentit pas un seul instant son caractère. Après la lecture de l'acte d'accusation, on allait procéder à l'audition des témoins. Charlotte Corday interrompit le premier qui fut appelé, et, ne lui laissant pas le temps de commencer sa déposition: «C'est moi, dit-elle, qui ai assassiné Marat.—Qui vous a engagée à commettre cet assassinat? lui demanda le président.—Ses crimes.—Qu'entendez-vous par ses crimes?—Les malheurs dont il a été cause depuis la révolution.—Qui sont ceux qui vous ont engagée à cette action?—Moi seule, répond fièrement la jeune fille; je l'avais résolue depuis long-temps, et je n'aurais jamais pris conseil des autres pour une pareille action. J'ai voulu donner la paix à mon pays.—Quelles étaient vos intentions en tuant Marat?—De faire cesser les troubles et de passer en Angleterre, si je n'eusse pas été arrêtée.—Y avait-il long-temps que vous aviez formé ce projet?—Depuis le jour de l'arrestation des députés du peuple.—Où avez-vous appris que Marat était un anarchiste?—Dans les journaux, et j'y ai vu qu'il pervertissait la France. J'ai tué un homme pour en sauver cent mille. J'étais républicaine bien long-temps avant la révolution, et je n'ai jamais manqué d'énergie.—Mais croyez-vous avoir tué tous les Marat?—Non, reprend tristement l'accusée; non.» Puis elle laisse achever les témoins. A chaque déposant, elle disait: «C'est vrai, le déposant a raison.»
Elle ne se défendit que d'une chose, de sa prétendue complicité avec les girondins; elle ne démentit qu'un seul témoin, la femme qui impliquait Duperret et l'abbé Fauchet dans sa cause. Du reste, l'assassinat étant avoué, les juges et les jurés, qui n'étaient nullement embarrassés pour envoyer à la mort les personnes les plus innocentes, devaient être fort à l'aise pour statuer dans ce procès; cependant ils affectèrent d'épuiser toutes les formalités judiciaires. Elle avait prié un jeune député de la convention du même pays et du même âge qu'elle, de vouloir bien être son défenseur, pour la forme seulement, car elle était certaine d'être condamnée; mais il déclina ce dangereux honneur; et l'avocat Chauveau-la-Garde, nommé d'office par le tribunal, plaida la cause de l'héroïque Charlotte en peu de mots.
«L'accusée, dit-il, avoue avec sang-froid l'horrible attentat qu'elle a commis; elle en avoue avec sang-froid la longue préméditation, elle en avoue les circonstances les plus affreuses; en un mot, elle avoue tout, et ne veut avoir recours à aucune justification. Voilà, citoyens jurés, sa défense tout entière. Ce calme imperturbable et cette entière abnégation de soi-même, et qui n'annoncent aucuns remords, et, pour ainsi dire, en présence de la mort même; ce calme et cette abnégation sublimes, sous un rapport, ne sont pas dans la nature; ils ne peuvent s'expliquer que par l'exaltation du fanatisme politique, qui lui a mis le poignard à la main. Et c'est à vous, citoyens jurés, à juger de quel poids doit être cette considération morale dans la balance de la justice; je m'en rapporte à votre prudence.»
Charlotte Corday remercia avec grâce son défenseur. «Vous avez, lui dit-elle, saisi le véritable côté de la question; c'était la seule manière de me défendre, et la seule qui pouvait me convenir.»
L'accusée entendit sa condamnation à mort avec le même calme qu'elle avait montré pendant son interrogatoire; et cette sérénité ne l'abandonna pas au milieu des huées de la populace rassemblée sur le chemin de son supplice. Elle considérait tous ces furieux avec un sourire de pitié. Sa belle figure conserva, jusqu'au dernier moment, l'incarnat de la rose; elle inspirait tout à la fois de l'admiration, de l'intérêt et de la terreur. Elle fut décapitée le 17 juillet 1793. Le bourreau, féroce par caractère et par fanatisme révolutionnaire, souffleta sa tête sanglante, en la faisant passer, suivant l'usage d'alors, sous les regards des assistans. Ses joues étaient encore vermeilles, et l'on ne manqua pas de dire que c'était de l'affront qu'elle venait d'essuyer.
Cette fille intéressante et généreuse avait écrit à son père pour lui demander pardon d'avoir disposé de sa vie; elle avait aussi adressé à Barbaroux une lettre dans laquelle elle racontait son voyage et son action, avec une grâce charmante, associée à beaucoup d'esprit et d'élévation. Elle lui disait que ses amis ne devaient pas la regretter, car une imagination vive, un cœur sensible, promettent une vie bien orageuse à ceux qui en sont doués. Elle terminait par ces mots: «Quel triste peuple pour former une république! Il faut au moins fonder la paix; le gouvernement viendra comme il pourra.»
Le jeune Adam Lux, député de Mayence à la convention, et ennemi prononcé des jacobins, eut le courage de faire l'apologie de Charlotte Corday; il osa dire aux tyrans la haine qu'ils inspiraient, et leur prédit qu'ils auraient le destin de Marat. Condamné par le tribunal révolutionnaire, il remercia ses juges, et leur dit: Enfin, je vais donc devenir libre. Il monta avec fermeté à l'échafaud le 5 novembre 1793.