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Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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«La loi de Henri II, dit Montesquieu, qui condamne à mort une fille dont l'enfant a péri, en cas qu'elle n'ait pas déclaré au magistrat sa grossesse, est contraire à la défense naturelle. Il suffisait de l'obliger d'en instruire une de ses plus proches parentes, pour qu'elle veillât à la conservation de l'enfant.

«Quel autre aveu pourrait-elle faire dans ce supplice de la pudeur naturelle? L'éducation a augmenté en elle l'idée de la conservation de cette pudeur; et à peine, dans ces momens, est-il resté en elle une idée de la perte de la vie.»

La peine portée par cette loi est sans doute d'une cruelle sévérité; dans quelques cas, elle a pu être injustement appliquée. Cette loi d'ailleurs est du seizième siècle, époque encore bien voisine des temps de barbarie. Mais la déclaration qu'elle prescrivait, considérée comme mesure générale, ne nous semble pas avoir mérité le blâme dont l'a voulu flétrir l'illustre auteur de l'Esprit des lois. A part quelques exceptions trop rares, la pudeur des filles-mères n'est point un obstacle qui doive arrêter le législateur. On sait que la plupart d'entre elles ne sont pas d'innocentes victimes des faiblesses de l'amour; malheureusement l'éducation, qui manque encore à tant de classes de la société, n'a pas augmenté en elles l'idée de la conservation de cette pudeur. Comment supposer quelque honte de leur état, à des filles qui font presque parade de leur conduite infâme, à des filles devenues mères au sein de la débauche et de la prostitution? Ne sait-on pas que c'est de ces sources impures que sortent la plupart des orphelins qui peuplent nos hôpitaux?

Voici sommairement ce que pourrait offrir d'avantageux le système des déclarations de grossesse. Il fixerait sur ce point la vigilance du magistrat et les menaces de la loi; il frapperait l'imagination de la mère, dès les premiers instans de sa conception illégitime; et l'on étoufferait le crime, pour ainsi dire, avant de naître. Tout au moins s'épargnerait-on le scandale d'une recherche infructueuse, et d'une impunité funeste; ce qui n'arrive que trop fréquemment dans les accusations d'infanticide, où, pour l'ordinaire, tout est vague et enveloppé d'un mystère impénétrable, comme dans le fait que nous allons raconter.

Le 10 frimaire an 10 (30 novembre 1801), un enfant mort, enveloppé dans des linges, et entouré de braise, fut trouvé par deux gendarmes, sur l'un des remparts de la ville de Dijon. Le magistrat de sûreté, informé de ce fait, se transporta aussitôt sur les lieux, accompagné d'un officier de santé, qui, après avoir examiné le cadavre, déclara que cet enfant paraissait avoir été brûlé dans quelques parties du corps; qu'il avait été étouffé dans la braise allumée, dont on l'avait enveloppé; qu'il avait pu périr aussi par le défaut de ligature du cordon ombilical; qu'il était du sexe masculin, qu'il était né à terme, et qu'il n'y avait pas vingt-quatre heures qu'il était venu au monde.

On apprit bientôt qu'une fille nommée Louise Perthuy, qui, peu de jours avant, était dans un état de grossesse voisin de son terme, avait été vue pâle et considérablement amincie, et qu'elle avait quitté son domicile, le 16, à neuf ou dix heures du matin.

Le magistrat de sûreté s'y transporta et fit ouvrir la chambre; on découvrit dans le lit, dans les chemises, dans le linge, des traces nombreuses d'une perte abondante de sang, et l'on remarqua un sac de toile rousse également ensanglanté, à côté duquel était un petit tas de braise pareille à celle dans laquelle l'enfant avait été enveloppé. Le magistrat interrogea la femme Perrier, qui logeait dans la même maison. Elle répondit qu'elle s'était aperçue de la grossesse de Louise Perthuy, mais qu'elle ignorait le jour de son accouchement qu'elle supposait cependant très-récent, d'après les indices qu'elle avait sous les yeux. La femme Dorey, autre voisine, fit une réponse à peu près semblable.

Le 18, le magistrat de sûreté fit exhumer le cadavre, et ordonna l'expérience usitée de la supernatation des poumons. Le même officier, après avoir reconnu que toutes les parties internes étaient saines, procéda à l'expérience prescrite; les poumons surnagèrent; il en conclut qu'ils étaient remplis d'air, et que par conséquent l'enfant était né vivant.

Le lendemain 19, Louise est arrêtée. Deux jours après, le magistrat se transporte encore à son domicile pour vérifier la cause de l'effusion de sang remarquée lors de la première visite. L'officier de santé déclare qu'il y a eu nécessairement accouchement, attendu qu'une perte de sang aussi considérable aurait causé une telle faiblesse à la femme, qu'elle aurait succombé.

On interroge Louise; elle convient de sa grossesse et de son accouchement, dont elle fixe la date à trois semaines avant son interrogatoire; mais elle déclare être accouchée d'une fille morte; on lui demande ce qu'elle a fait de cet enfant. Elle se trouble, et dit l'avoir jeté dans les latrines; sur l'observation que son allégation peut être vérifiée, elle se rétracte, et déclare qu'elle est accouchée d'un enfant mâle, mort; qu'elle l'a mis d'abord dans un sac de toile, ensuite dans des linges, que le 15 frimaire, à sept heures du soir, elle l'a porté sur le rempart du château. Interrogée pourquoi elle n'avait pas noué le cordon ombilical, elle répondit qu'elle avait cru l'enfant mort. Quant aux brûlures remarquées sur le corps de son fils, elle s'écria: Je ne suis point une mère dénaturée: je n'ai point allumé de braise pour brûler le corps de mon enfant.

Le magistrat de sûreté décerna contre elle un mandat de dépôt; et l'on procéda à l'instruction des témoins. Parmi les dépositions des témoins entendus, nous remarquerons celle de la femme Royère, lingère, pour qui Louise travaillait depuis plusieurs années. Elle dit, entr'autres choses, qu'ayant lieu de soupçonner fortement que Louise était accouchée, elle se rendit chez elle, le 14, avec une demoiselle Darbois; qu'après l'avoir long-temps et vainement pressée de ne pas lui faire un mystère de son accouchement, après lui avoir promis à cet égard secours et protection, elle avait enfin obtenu l'aveu qu'elle sollicitait; que Louise lui avait déclaré qu'elle était accouchée depuis huit jours; que la sage-femme qu'elle n'avait point voulu nommer, s'était chargée de cet enfant, et l'avait porté à l'hôpital. La femme Royère ajouta que le surlendemain, ayant eu connaissance de l'exposition d'un enfant sur le rempart du château, elle s'était indignée contre Louise qu'elle avait regardée comme l'auteur de ce crime, et qu'elle avait envoyé sa domestique reprendre l'ouvrage qu'elle avait donné à cette fille; que Louise accourut aussitôt à son magasin; qu'elle, veuve Royère, lui avait demandé ce qu'elle avait fait de son enfant, en lui disant que celui trouvé sur le rempart était sans doute le sien, mais que cette fille avait nié, disant qu'elle était accouchée d'un garçon mort qu'elle avait jeté dans les latrines; que Louise la quitta tout de suite, et étant dans la cour, dit qu'elle allait se jeter dans le puits, parce qu'on la ferait périr; qu'on se saisit alors de cette fille pour empêcher le suicide, et qu'on la renvoya après lui avoir donné par pitié une petite somme d'argent et quelques objets d'habillement.

Le directeur du jury fit subir un nouvel interrogatoire à Louise; ses réponses furent conformes à celles qu'elle avait faites devant le magistrat de sûreté. Plus tard, elle varia sur la date de son accouchement. A sa déclaration qu'elle était accouchée d'un enfant mort, le directeur du jury opposa les rapports de l'officier de santé, et l'expérience de la surnatation des poumons. Ici encore elle persista dans son dire, et ajouta qu'ayant fait une chûte trois jours avant son accouchement, elle était accouchée avant terme, qu'on ne pouvait croire d'ailleurs qu'elle eût ôté la vie à son enfant, puisque lors, de la naissance de sa fille, elle avait appelé une sage-femme. Le magistrat lui opposa encore l'aveu fait par elle devant plusieurs témoins, qu'elle était accouchée d'un enfant vivant. Elle ne nia pas cet aveu, mais elle prétendit avoir menti, excusant ce mensonge par la circonstance qu'elle avait encore chez elle son enfant dont elle ne savait que faire. On lui demanda pourquoi, si elle était accouchée d'un enfant mort, elle ne l'avait pas déclaré sur-le-champ à ses plus proches voisines; elle répondit qu'elle avait redouté les suites de cette déclaration; elle dit aussi qu'elle avait fui lorsqu'on lui avait imputé la naissance et la mort de l'enfant exposé, parce qu'elle avait craint d'être poursuivie par la justice pour avoir exposé son enfant. Elle nia avoir manifesté chez la veuve Royère l'intention de se jeter dans un puits.

Le 9 nivose, un jury spécial s'assembla. Louise fut mise en accusation, et arriva bientôt au pied du tribunal, arbitre de son sort. On a vu toutes les circonstances qui s'élevaient contre elle; le ministère public en fit un faisceau et en forma une masse terrible d'accusation; tout paraissait annoncer et la réalité du crime et la conviction de l'accusée.

Le défenseur de Louise s'attacha d'abord à prouver que l'on ne pouvait alléguer pour sa cliente les causes ordinaires des infanticides, c'est-à-dire la pudeur et la misère: c'était pour la troisième fois que Louise était mère; quant à la misère, la charité publique était là, l'hôpital tenait ses portes ouvertes à l'orphelin. Il discuta ensuite le rapport de l'officier de santé, et ses raisonnements rendirent très-problématique la question de savoir si l'enfant était né vivant; aussi quelque fortes que fussent les apparences, les jurés crurent-ils plus juste de renvoyer Louise absoute, que de la déclarer coupable d'un crime auquel la nature refuse de croire, et dont la loi se plaît à douter.

En conséquence, Louise fut acquittée par arrêt du 29 pluviose an 10.

Tel est le grave inconvénient d'une législation imparfaite. Dans tous les temps les tribunaux ont fréquemment retenti d'accusations d'infanticide, et presque toujours, la justice impuissante s'est vue condamnée à proclamer l'impunité des coupables.


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