Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
L'effervescence sanguinaire qui avait donné lieu à ces effroyables barbaries au sein de la capitale s'était communiquée de proche en proche à plusieurs villes voisines. Le 18 juillet, toute la populace de Saint-Germain, et une multitude d'hommes et de femmes accourus des environs, avaient massacré dans cette ville un marchand de grains, nommé Sauvage, et, suivant l'usage féroce qui venait de s'établir, avaient porté dans toutes les rues sa tête au bout d'une pique. L'assemblée nationale envoya une députation à Saint-Germain pour y haranguer le peuple; elle y fut méconnue, huée, et sur le point d'être mise à la lanterne.
Ce ne fut qu'aux instances de l'évêque de Chartres, qui se jeta à genoux aux pieds des assassins, que l'on laissa la vie à un autre marchand de blé, nommé Thomassin, auquel les juges-bourreaux avaient déjà passé le fatal cordon. L'évêque prit ce malheureux dans sa voiture, promettant aux farouches sicaires qu'il le ferait mettre dans les prisons de Versailles; promesse qu'il fut obligé de tenir, car les assassins eurent l'audace de le suivre pour s'assurer, par leurs propres yeux, si on ne leur avait pas manqué de parole. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que dans toutes les exécutions de cette nature, il régnait une espèce d'ordre qui les rendait encore plus atroce. Dans celle dont on vient de parler, on vit mêler les exercices de piété à la plus cruelle barbarie: avant de pendre Thomassin, on voulait qu'il reçût les derniers sacremens; on était même allé chercher un prêtre pour les lui administrer. «C'étaient ordinairement, dit l'auteur auquel nous empruntons ces faits, c'étaient des femmes, plus furieuses encore que les hommes les plus furieux dans ces attroupemens, qui unissaient le crime au signe sacré de la religion qui le proscrit.»
Quelque temps après, il se commit à Saint-Denis un assassinat plus cruel encore dans son principe et dans la manière dont il fut exécuté.
Les habitans de cette ville avaient pour maire un honnête bourgeois, nommé Châtel, qui faisait tous ses efforts pour fournir des grains à ses administrés. Ce soin était devenu aussi difficile que dangereux par la proximité de la capitale, dont la population affamée, enlevait, dévorait toutes les subsistances qu'elle pouvait saisir à sept à huit lieues à la ronde, et même à une plus grande distance.
Le maire Châtel avait, par caractère, ce qu'on appelait alors les formes aristocratiques; il ne pouvait s'habituer à regarder comme ses égaux toute cette foule d'hommes depuis surnommés sans-culottes, qui se croyaient autant de souverains. Cette manière d'être indisposa, contre le malheureux maire, toute cette classe brutale, qui à ses vices particuliers unissait déjà la férocité de l'orgueil. Répandus dans les cabarets, ils dissertaient avec ivresse sur les exploits sanglans de la populace parisienne, en se reprochant, dans leur grossier langage, de n'avoir pas encore imité leurs braves frères de la capitale. De propos en propos, ils arrivèrent au projet d'en faire autant, du projet, au choix des victimes, et le maire aristocrate fut désigné: il fut résolu qu'on lui couperait la tête.
Cependant aucun d'eux n'avait à élever la moindre plainte contre son administration; le maire Châtel n'avait d'autres torts à leurs yeux que d'être aristocrate. La justice que l'on rendait généralement à sa probité est prouvée par la conversation qu'eut avec lui un de ses assassins, le jour même qu'il périt sous les coups d'une multitude forcenée. Cet homme l'avait abordé dans la rue, et lui avait demandé une prise de tabac: «Tenez, monsieur le maire, lui avait-il dit, vous êtes un brave homme, nous le savons bien; mais cependant il est sûr que nous jouerons ce soir à la boule avec votre tête, tout comme il est vrai que vous venez de me donner une prise de tabac.»
Cette atroce prédiction ne tarda pas à s'accomplir. Les scélérats se rassemblent bientôt sur la place pour consommer leur forfait. Le commandant de la garde nationale, au lieu de faire prendre les armes aux bourgeois, qui ne demandaient qu'à marcher contre les séditieux, voulut pérorer poliment, dans l'espoir de calmer leur rage, et leur parler longuement de la liberté et de l'obéissance aux lois; ils l'écoutent néanmoins, feignent de céder à ses raisons, et rentrent dans les cabarets, où, se moquant de lui, ils prennent une nouvelle dose d'ivresse; puis, tout-à-coup, ils sortent furieux, investissent la maison du maire, qui, cependant, parvient à leur échapper et à se réfugier dans une église; il se cache dans le clocher; mais, dans sa précipitation, il heurte, et fait tinter le battant d'une cloche; les cannibales accourent à ce bruit, font sortir l'infortuné de son asile; lui arrachent ses habits, le traînent dans les rues, le chargent d'injures et de coups, et le couvrent de plaies. Dans cet état, une partie d'entre eux veut le mener à Paris; d'autres s'y opposent énergiquement, et prétendent l'immoler sur la place. Parmi ces derniers, se trouve une femme, plus féroce que la plus cruelle tigresse; cette misérable se jette sur le maire, le saisit par ses cheveux, inondés du sang qui sortait à flots de ses blessures, et, vomissant contre l'infortuné les plus horribles imprécations, lui enfonce lentement, et à plusieurs reprises, un mauvais couteau dans le sein.
Bientôt Châtel expire dans cet affreux supplice; ses assassins lui coupent, ou plutôt lui scient la tête, et, avec ce trophée, hissé au bout d'une pique, s'acheminent vers Paris pour en faire hommage à la populace de cette ville. Mais à cette époque, la garde nationale avait déjà pris une certaine consistance; elle repoussa cette horde féroce, très-peu considérable, qu'elle aurait peut-être mieux fait d'arrêter.
Il sera toujours inconcevable qu'un aussi petit nombre de scélérats ait osé commettre publiquement de telles horreurs; c'est un prodige honteux dont toutes les phases de la révolution ont donné des exemples.
Des personnes, en position d'observer le mouvement qui précéda le meurtre du maire de Saint-Denis, ont attesté qu'aucune influence étrangère, aucun ordre supérieur n'avaient dirigé ces assassins; ils massacrèrent Châtel pour imiter les Parisiens, qui avaient traité de la même manière le prévôt des marchands, Flesselles, et plusieurs autres, ainsi que nous l'avons vu: c'étaient de misérables et féroces imitateurs qui faisaient ce qu'ils avaient vu faire. Ce déplorable événement eut lieu le 2 ou le 3 août 1789.