Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Les grandes villes, réceptacles habituels des vagabonds et des malfaiteurs de tous les pays, sont ordinairement le siége du vice et de la corruption, qui y trouvent d'ailleurs un aliment journalier dans les habitudes funestes qu'engendre l'oisiveté. Il n'en est pas de même dans les campagnes. La vie active des champs, la simplicité de leurs habitans, le spectacle continuel de la nature, amortissent les passions, et les empêchent surtout de commettre des crimes. Que l'on ajoute à tous ces heureux obstacles, l'extrême facilité que l'on a de se surveiller et de se contrôler mutuellement, et il sera très-aisé de s'expliquer pourquoi les campagnes sont beaucoup plus exemptes d'actions criminelles que le séjour corrompu des cités.
Mais quand de violentes passions font invasion dans les esprits ignorans et grossiers des bourgs et des hameaux, elles éclatent d'autant plus vivement qu'elles sont favorisées par le défaut absolu d'éducation et par la solitude, conseillère toujours pernicieuse dans de semblables circonstances.
Le fait que nous allons rapporter, arrivé dans les Landes de la Gascogne, contrée isolée, presqu'en dehors de la circulation, Arabie en miniature, où il faut traverser de grands et tristes déserts de sable et de bruyères pour arriver à de charmantes oasis, qui sont les seuls lieux habités, va nous fournir un déplorable exemple de ces passions dépourvues de toute espèce de frein.
Un laboureur, nommé Jean Labauchède, séduit par les charmes de Jeanne Dubernet, jeune et jolie paysanne, et croyant trouver le bonheur en unissant son sort à celui de cette fille attrayante, la demanda en mariage à ses parens, et l'obtint pour son malheur. La conduite de sa jeune épouse ne tarda pas à lui faire reconnaître combien il s'était cruellement trompé. Jeanne Dubernet fuyait sa société, et on la voyait souvent en tête-à-tête avec de jeunes garçons du village. C'était une première conséquence de la disproportion d'âge qui séparait les deux époux. Jean Labauchède, ignorant, comme on l'est dans ces contrées à demi-sauvages, n'avait nullement réfléchi à l'inconvénient de prendre une femme beaucoup plus jeune que lui, qui, parée des dons de la beauté, ne manquerait pas d'adorateurs, et n'aurait pas la ressource d'une bonne et morale éducation, pour se maintenir, sans broncher, dans les limites du devoir. Son choix imprudent n'avait été déterminé que par le désir de posséder une compagne aimable et belle. Fatal aveuglement! Il avait donné le nom d'épouse à une infâme créature qui devait bientôt préparer sa mort.
Jeanne Dubernet préludait à l'assassinat par l'adultère, premier échelon qui souvent mène aux plus affreux attentats. Pierre Bellette, jeune homme à peine âgé de dix-sept ans, d'une figure agréable, était son amant favori. Elle avait résolu d'en faire l'instrument de la haine qu'elle avait conçue pour son mari. Elle commença par fasciner ce jeune garçon, par l'enivrer d'amour. On sait quel pouvoir magique peut exercer une femme jeune et jolie sur un cœur qui s'ouvre pour la première fois à la tendresse. Pour se l'attacher par des liens encore plus puissans, Jeanne Dubernet promit au jeune Bellette de l'épouser, si elle devenait veuve. Cette idée souriait aux désirs amoureux du jeune homme; elle se présentait à son imagination sous des couleurs qui n'avaient rien d'effrayant. Il lui semblait dans l'ordre de la nature que le mari de sa maîtresse, qui était beaucoup plus âgé que lui, mourût prochainement, et le laissât jouir paisiblement du bonheur auquel il aspirait.
Mais ce n'est point ainsi que l'envisage la Dubernet; impatientée du joug conjugal, jalouse de recouvrer au plus tôt sa liberté, elle ne veut point confier son sort à un avenir incertain; son imagination criminelle a déjà conçu le projet de se débarrasser de son époux, sans attendre que la nature ait prononcé son arrêt. Tout entière à son abominable pensée, elle profite d'un moment de délire de son jeune amant, pour lui proposer d'assassiner son mari. A cette proposition, Bellette est interdit, il recule en pâlissant; son âme est révoltée de cette offre épouvantable. Cependant l'instant est décisif; il faut frapper le dernier coup ou ajourner l'occasion du crime prémédité; la Dubernet le sent; elle s'attache à vaincre les scrupules de Bellette.—Et tu dis que tu m'aimes, lui dit-elle; tu me jures de m'aimer toujours, tu m'assures que tu ne désires rien tant que de devenir mon époux? Tu ne voulais donc que m'abuser, perfide? Quand je t'offre une occasion favorable, ton cœur oublie tous ses sermens; ta main tremble, au lieu de frapper; et tu oses dire que tu m'aimes?—Oui, je t'aime, répliqua vivement Bellette, puisque sans toi, je ne puis vivre.—Eh bien! prouve-le, ou renonce à moi pour toujours.—Tu seras obéie, dit le jeune homme, en s'efforçant d'étouffer un sourd gémissement qu'exhalait sa conscience. La Dubernet, mettant à profit cette disposition si favorable à ses dessins, redouble la vivacité de ses caresses, achève de séduire Bellette, tantôt en lui faisant une peinture riante des jours heureux qu'ils doivent couler ensemble, tantôt en lui présentant un horrible portrait de l'homme qui seul fait obstacle à leur félicité. Ces discours artificieux inspirent une sorte de fanatisme amoureux au facile Bellette; entre les mains de cette femme qui vient de pétrir, pour ainsi dire, son cœur, il a été métamorphosé en séïde furieux; il faut à présent que la Dubernet le contienne; il a soif du sang de Labauchède, qu'il regarde comme son ennemi, comme le tyran de la femme qu'il adore.
Bientôt le jour et l'heure du crimes sont marqués. La femme adultère savait que son mari ne devait revenir que le soir; elle se procure un fusil, prépare elle-même la charge meurtrière, remet l'arme dans les mains de son complice, qu'elle place en embuscade derrière une haie située sur le chemin de Labauchède. Celui-ci s'était bien aperçu des froideurs de la Dubernet à son égard; mais, ne pensant pas qu'il pût y avoir si peu d'intervalle entre l'indifférence et la haine, il était dans une profonde sécurité. Arrivé à quelque distance de sa maison, il reçoit un coup de fusil qui lui donne la mort, et la Dubernet a l'imprudente audace de venir recueillir son dernier soupir; elle exhale une feinte douleur auprès du cadavre, tandis que son complice disparaît de la scène du crime.
Malgré tous leurs soins à se cacher, les auteurs de cet assassinat furent bientôt découverts. Le lieutenant-criminel de Mont-de-Marsan les condamna aux supplices qu'ils avaient mérité; et sur l'appel de cette sentence, le parlement de Bordeaux, par arrêt du 26 mai 1786, condamna l'assassin à être rompu, et sa complice à être pendue et brûlée; ce qui fut exécuté quelques jours après.