Chronique du crime et de l'innocence, tome 5/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Les Robespierre, les Marat, les Couthon, les Saint-Just et plusieurs autres de leurs complices, étaient les principaux auteurs et propagateurs de l'effroyable système de la terreur; mais ils avaient en sous-ordre pour mettre à exécution leurs mesures sanguinaires, des monstres dignes de réaliser leurs conceptions infernales, et qui, s'ingéniant à trouver de nouveaux moyens de destruction, semblaient s'être chargés à l'entreprise de l'extermination des hommes. Déjà l'on a vu les traits les plus saillans de quelques-uns de ces êtres hideux, nés pour jeter l'épouvante dans la société. Tous, sans contredit, se sont souillés de crimes et d'atrocités; mais le féroce Carrier, au milieu de tous ces scélérats, est resté, pour ainsi dire, hors de pair, et il sera facile de prouver par des faits, que sa sinistre célébrité ne fut nullement usurpée.
Carrier était procureur à Aurillac, à l'époque de la révolution. Le zèle révolutionnaire de ce jeune démagogue, mérita de fixer les regards des féroces meneurs de la révolution, et il ne tarda pas à devenir un de leurs séïdes les plus dévoués. Nantes fut le quartier-général de ses exécutions et de ses horreurs.
Nous allons emprunter à l'Histoire de la révolution, de M. Thiers, quelques fragmens qui sont de nature à faire connaître cet exécrable brigand. «Carrier, dit-il, avait été envoyé à Nantes, pour y punir la Vendée.» Carrier, jeune encore, était un de ces êtres médiocres et violens qui, dans l'entraînement des guerres civiles, deviennent des monstres de cruauté et d'extravagance. Il débuta par dire, en arrivant à Nantes, qu'il fallait tout égorger, et que, malgré la promesse de grâce faite aux Vendéens qui mettraient bas les armes, il ne fallait accorder quartier à aucun d'entre eux. Les autorités constituées ayant parlé de tenir la parole donnée aux rebelles: «Vous êtes des j... f....., leur dit Carrier; vous ne savez pas votre métier; je vous ferai tous guillotiner.» Et il commença par faire fusiller et mitrailler par troupes de cent et deux cents, les malheureux qui se rendaient. Il se présentait à la société populaire, le sabre à la main, l'injure à la bouche, menaçant toujours de la guillotine. Bientôt cette société ne lui convenant plus, il la fit dissoudre. Il intimida les autorités à un tel point, qu'elles n'osaient plus paraître devant lui. Un jour, elles voulaient lui parler des subsistances; il répondit aux officiers municipaux que ce n'était pas son affaire; que le premier b..... qui lui parlerait de subsistances, il lui ferait mettre la tête à bas, et qu'il n'avait pas le temps de s'occuper de leurs sottises. Cet insensé ne croyait avoir d'autre mission que celle d'égorger.
«Il voulait punir à la fois, et les Vendéens rebelles, et les Nantais fédéralistes, qui avaient essayé un mouvement en faveur des girondins, après le siége de leur ville. Chaque jour, les malheureux qui avaient échappé au massacre du Mans et de Savenay, arrivaient en foule, chassés par les armées qui les pressaient de tous côtés. Carrier les faisait enfermer dans les prisons de Nantes, et en avait accumulé là près de dix mille. Il avait ensuite formé une compagnie d'assassins, qui se répandaient dans les campagnes des environs, arrêtaient les familles nantaises, et joignaient les rapines à la cruauté. Carrier avait d'abord institué une commission révolutionnaire, devant laquelle il faisait passer les Vendéens et les Nantais. Il faisait fusiller les Vendéens, et guillotiner les Nantais, suspects de fédéralisme ou de royalisme. Bientôt il trouva la formalité trop longue, et le supplice de la fusillade, sujet à des inconvéniens. Ce supplice était lent; il était difficile d'enterrer les cadavres; souvent ils restaient sur le champ du carnage, et infectaient l'air à tel point, qu'une épidémie régnait dans la ville. La Loire, qui traverse Nantes, suggéra une affreuse idée à Carrier; ce fut de se débarrasser des prisonniers en les plongeant dans le fleuve. Il fit un premier essai, chargea une gabarre, de quatre-vingt-dix prêtres, sous prétexte de les déporter, et la fit échouer à quelque distance de la ville. Ce moyen trouvé, il se décida à en user plus largement. Il n'employa plus la formalité dérisoire de faire passer les condamnés devant une commission; il les faisait prendre la nuit dans les prisons, par bandes de cent et deux cents, et conduire sur des bateaux. De ces bateaux, on les transportait sur de petits bâtimens préparés pour cette horrible fin. On jetait les malheureux à fond de cale; on clouait les sabords, on fermait l'entrée des ponts avec des planches; puis les exécuteurs se retiraient dans des chaloupes, et des charpentiers, placés dans des batelets, ouvraient les flancs des bâtimens à coups de hache, et les faisaient couler bas. Quatre ou cinq mille individus périrent de cette manière affreuse. Carrier se réjouissait d'avoir trouvé ce moyen plus expéditif et plus salubre de délivrer la république de ses ennemis. Il noya, non seulement des hommes, mais un grand nombre de femmes et d'enfans. Lorsque les familles vendéennes s'étaient dispersées, après la déroute de Savenay, une foule de Nantais avaient recueilli des enfans pour les élever. «Ce sont des louveteaux, dit Carrier;» et il ordonna qu'ils fussent restitués à la république. Ces malheureux enfans furent noyés pour la plupart.
«La Loire était chargée de cadavres; les vaisseaux, en jetant l'ancre, soulevaient quelquefois des bateaux remplis de noyés. Les oiseaux de proie couvraient les rivages du fleuve, et se nourrissaient de débris humains; les poissons étaient repus d'une nourriture qui en rendait l'usage dangereux, et la municipalité avait défendu d'en pêcher. A ces horreurs se joignaient une maladie contagieuse et la disette. Au milieu des désastres, Carrier, toujours bouillant de colère, défendait le moindre mouvement de pitié, saisissait au collet, menaçait de son sabre ceux qui venaient lui parler, et, avait fait afficher que quiconque viendrait solliciter pour un détenu serait jeté en prison. Heureusement le comité de salut public venait de le remplacer, car il voulait bien l'extermination, mais sans extravagance. On évalue à quatre ou cinq mille les victimes de Carrier. La plupart étaient des Vendéens.»
Carrier avait à ses ordres une bande de forcenés, à laquelle il avait donné le nom de compagnie Marat. Ces assassins parcouraient la ville et les campagnes, enlevant ou égorgeant tous les individus qu'ils rencontraient sans distinction d'âge ni de sexe. Carrier avait donné pour auxiliaire à cette troupe meurtrière une compagnie de nègres, dont la figure ajoutait encore à l'effroi qu'inspirait leur mission. Ces noirs étaient spécialement chargés de poursuivre et d'arrêter les enfans et les femmes. Le nommé Pinard, qui les commandait, s'adressait de préférence aux femmes; il assouvissait sur elles sa brutalité lubrique, et les faisait ensuite égorger. On trouve dans un mémoire publié sur ces horreurs, qu'on massacra un jour cinq cents enfans, dont le plus âgé n'avait pas quatorze ans. Ces petits infortunés se jetaient entre les jambes des assassins, demandaient la vie à mains jointes, et recevaient la mort. Un enfant de treize ans, qu'on avait envoyé à la guillotine, demandait au bourreau, avec la naïveté de son âge: me feras-tu bien du mal? Le misérable, déconcerté, ajusta mal sa machine; le coup porta sur la tête de l'enfant, et l'intéressante victime vécut encore quelques instans.
Parmi les soldats de la compagnie Marat, se trouvait un pauvre montagnard d'Auvergne, ancien porteur d'eau, à qui une dame Lefèvre avait rendu des services, dans le temps qu'elle habitait Paris. Cette dame avait vu sa famille décimée pendant la guerre de la Vendée; son fils et son mari avaient été tués par les révolutionnaires; sa fille, après avoir été violée, avait été assassinée; elle-même était tombée avec une foule d'autres, entre les mains des bandits de Carrier, qui allaient la précipiter dans la Loire. Parmi les hommes chargés de cette exécution, se trouvait le porteur d'eau: il entend nommer madame Lefèvre, se retourne, la considère. «Vous vous appelez madame Lefèvre?—Hélas! oui.—Vous demeuriez à Paris, près Saint-Sulpice?—C'est moi-même.—Citoyens, la citoyenne Lefèvre n'est pas une brigande, c'est une bonne patriote.....» Et aussitôt il coupe avec son sabre la corde qui l'attache avec les autres victimes, et la prend sous sa protection. La dame Lefèvre implora le porteur d'eau en faveur de sa voisine qui n'était pas plus brigande qu'elle; mais l'Auvergnat, lui ayant fait observer que c'était le moyen de se perdre et de le faire périr lui-même, elle n'insista plus.
Le chef de tous ces cannibales, l'inventeur de toutes ces mesures infernales, l'ordonnateur de toutes ces terribles exterminations, Carrier, allait quelquefois dîner à bord des navires, pour s'assurer du succès de ses opérations. Là, il faisait boire ses agens, et s'enivrait avec eux. Buvons, disait-il, à la santé des calotins qui ont bu à la grande tasse.
Lorsque ce monstre fut traduit à son tour devant la justice, le 16 octobre 1794, il fut accusé par Philippe Fronjoly, et plusieurs autres témoins, d'avoir provoqué les mariages républicains, qui consistaient à suspendre pendant une demi-heure, un jeune homme avec une jeune femme, à leur donner ensuite un coup de sabre sur la tête, et à les précipiter enfin dans l'eau.
On trouve aussi une autre déposition dans cette procédure. Un témoin, nommé Naudy, déclara que, se trouvant un jour chez Carrier avec quelques généraux, il entendit Grandmaison leur dire: «En voilà deux mille huit cents d'expédiés;» et sur la demande d'une explication de ce propos, Carrier répondit: «Quoi! vous n'entendez pas ce que cela veut dire? C'est que j'en ai fait descendre deux mille huit cents dans la baignoire nationale.»
Toutes les horreurs que nous venons de raconter, ont été fidèlement décrites par le chantre de la Pitié.
Au reste, ainsi que Joseph Lebon, et plusieurs autres scélérats de la même espèce, le Néron de la ville de Nantes, reçut le salaire de ses forfaits. Il fut condamné à mort, après une procédure qui révéla des atrocités presque incroyables, et qui ne furent que trop bien prouvées. La France commençait à respirer. Le système de la terreur, après la chute de Robespierre et des siens, était resté sans appui, pour le repos du genre humain.